La maladie d’Alzheimer à l’écran: Iris et Still Alice

En 2050,  le nombre de citoyens américains qui auront plus de 65 ans aura atteint 83.7 millions, le double d’une population estimée en 2012 à 43.1 millions.  Les baby boomers sont largement responsables de ce vieillissement de la population, ceux qui ont commencé à avoir 65 ans en 2011.  En 2050, les baby boomers qui restent en vie auront plus de 85 ans.  Rapport du Bureau Américain du Recensement (US Census Bureau Report), 2012.

Une population vieillissante a besoin de récits.  Still Alice, le premier film à raconter la maladie d’Alzheimer du point de vue du malade, rentre dans une catégorie qu’on pourrait qualifier de film d’horreur de la génération du Baby Boom.  Ceux-là mêmes qui ont vu, enfants, des films comme L’invasion des profanateurs de tombes (Invasion of the Body Snatchers), allégorie de la menace communiste, découvrent maintenant une autre menace, celle du cerveau , en l’occurrence le très performant cerveau d’Alice Howland, professeur de linguistique quinquagénaire au sommet de sa carrière universitaire. Still Alice suit d’une douzaine d’années un autre portrait d’intellectuelle victime de la maladie d’Alzheimer, Iris, biopic de la philosophe et romancière Iris Murdoch atteinte, elle aussi, du même mal à la fin de sa carrière.  Le contraste entre les deux films serait-il révélateur d’une évolution de cette maladie dans l’imaginaire culturel ?

Intelligence et sénilité

Nous avons ​à plusieurs reprises, dans les colonnes de Contreligne, évoqué la difficulté que rencontre le cinéma à représenter l’intelligence féminine sans qu’elle ne soit accompagnée de folie, de dépression, de névrose.  On ne sera donc pas étonné que deux des portraits les plus marquants de femme intellectuelle au cinéma depuis 2000 s’intéressent moins à son rayonnement intellectuel qu’au moment où elle perd la tête.   Iris et Still Alice partagent les mêmes angoisses : une femme aimée, admirée, réduite à l’état de zombie ;  son entourage frappé par le malheur ; un mari bouleversé ; la quête des signes de la dégénérescence ; le contraste douloureux avec la vie d’avant.  Les deux films se situent l’un et l’autre dans des quartiers intellectuels : une zone résidentielle d’Oxford, en Angleterre, pour Iris, et le Upper West Side autour de Columbia University, pour Still Alice.

En mêlant ainsi intelligence et sénilité, Iris et Still Alice partent d’une même idée : la maladie d’Alzheimer est bien plus tragique lorsqu’elle touche une femme de grand talent qu’une femme ordinaire.  Au delà de ces ressemblances, de cet élitisme partagé, les deux films prennent pourtant des voies presqu’opposées. Car si Iris nous montre une femme atteinte d’Alzheimer dans toute son excentricité,  comme une sorte de cas à part, Still Alice attaque le problème de façon beaucoup plus universelle, et ne nous donne guère la possibilité de nous en éloigner.

Iris Murdoch

Iris procède par flashbacks et avancées dans le temps successives pour raconter la vie de la jeune philosophe et romancière Iris Murdoch au moment où elle rencontre son mari, le critique John Bayley, puis, après cinquante années de mariage, lorsqu’elle tombe malade1.

Aucune transition dans le portrait de l’écrivain entre l’éloquence et l’aphasie :  on voit une Iris magistrale, en train de donner une conférence où elle parle d’amour et de littérature, tout en dialectique, avec une parfaite confiance en soi.  Puis on la voit en train d’écrire le roman qui s’avérera son dernier. Assise à sa table de travail, elle contemple le mot « puzzle » qui lui paraît tout d’un coup très étrange.  Elle l’écrit, récrit.   Puis elle oublie un rendez-vous à Londres.   Et quand, quelques mois plus tard, le facteur arrive pour livrer ce roman qu’elle venait de publier,  elle ne comprend plus qu’elle en est l’auteur.   Un deuxième récit se déroule par flashbacks pour raconter sa jeunesse à Oxford, la fascination sexuelle et intellectuelle qu’elle exerce sur son entourage, les débuts de son histoire d’amour avec John Bayley, amant naïf et envoûté.  Même après l’Alzheimer, Iris reste pour lui ce fauve, cet être fascinant qui garde son éternel mystère.   Le film atteste d’un noyau profond de la personnalité : dans ce qu’elle a de plus fort, Iris reste en quelque sorte la même femme.  Bayley s’en rend compte et nous dit que tout ce qui était, en elle, secret et distant, l’était encore plus, à cause de la maladie. Comme si la maladie d’Alzheimer était l’accomplissement d’une puissante énigme plus que le signe d’une défaite.

Thème secondaire d’Iris :  la vie délabrée de ces deux intellectuels oxfordiens, la maison qu’ils ne nettoient plus, le quotidien d’un couple touché par la folie, enseveli sous la crasse.  Là encore, tout se passe comme si la maladie d’Iris n’était que la continuation, l’expression la plus extrême de ce que leur vie conjugale a toujours eu d’original.

Alice Howland ou le pays du comment

Still Alice change tout dans la perception de la maladie car le film nous place dans l’esprit d’Alice Howland. Nous avons observé Iris Murdoch ;  nous accompagnons Alice Howland.   How + land, en anglais : le pays du comment ou comment vivre dans un pays sans mémoire ?    Quand elle se retrouve sur le campus de Columbia pendant son footing quotidien, encadrée par l’immense Butler Library, et soudain ne sait plus où elle est ;  quand elle essaie de répondre aux questions du neurologue et ne peut plus se souvenir de l’adresse qu’il lui a donnée deux minutes plus tôt ;  quand son fils lui présente une amie dans la cuisine et, une fois à table, qu’elle la salue comme si elle la voyait pour la première fois,  nous partageons sa honte.  La presse a beaucoup critiqué le choix de représenter une famille aisée avec toutes les ressources  imaginables pour faire face à la maladie d’Alice, mais il nous semble au contraire que le film montre ainsi que tous les privilèges sociaux s’éffacent au seuil de cette maladie.

Alice Howland est censée être victime d’une forme rare d’Alzheimer précoce qu’elle aurait héritée de son père et qu’elle a toutes les chances d’avoir légué à ses enfants.  Nous apprenons que sa fille aînée, qui fait tout pour être enceinte et qui, pendant le film, donne naissance à des jumeaux, est porteuse, elle aussi, du mauvais gène.  Pourquoi n’interrompt-elle pas la grossesse : espoir d’une guérison à venir ou signe d’un profond égoïsme ? C’est une case vide dans l’intrigue d’un film qui semble s’embrouiller, en quelque sorte, dans l’esprit de son héroïne.

Narrée du point de vue d’Alice jusqu’aux toutes dernières scènes, Still Alice se veut aussi le portrait d’une famille face à la crise, d’un mari qui doit s’adapter à ce que sa brillante femme, autrefois encore plus énergique et performante dans sa carrière que lui, doive maintenant quitter son travail. Consciente que son temps est compté, elle veut que lui, chercheur en sciences, prenne un congé sabbatique pendant qu’elle est « encore elle-même. » Lui, au contraire, préfère se réfugier dans la recherche.  Tout cela est parfaitement crédible, et le mari n’est jamais diabolisé, même à la fin du film quand il décide de prendre un poste dans un grand hôpital loin de New York, et laisse sa femme sous la tutelle de sa fille cadette, actrice qui revient de Californie pour habiter à la maison.

La question

Quand on aime quelqu’un pour sa grande intelligence, peut-on toujours l’aimer quand l’intelligence s’en va ? Still Alice pose la même question qu’Iris, mais la réponse est différente :  pour la fille cadette d’Alice, sa maman est plus douce, moins manipulatrice, une fois atteinte par Alzheimer.  Ensemble, elles vont, à la fin du film, vers l’essence même de l’amour.  Le mari, au contraire, ressent la perte de l’intelligence chez Alice  comme une torture, et après des mois de patience, de courage, il trouve la vie avec elle insupportable.

Et le spectateur, qu’en est-il de ses sentiments ?  La progression de la maladie est longue, et l’intrigue se dessine au fil de son évolution.  Dans une première phase, Alice donne une conférence à l’association pour la recherche sur Alzheimer :  je suis une experte dans l’art de perdre la mémoire, dit-elle, car elle a toujours les mots pour le dire, et son charisme ne l’a pas encore quittée. Quelques mois plus tard, elle ne peut plus trouver les toilettes dans sa maison de campagne, panique et finit par mouiller son pantalon. Dans la scène qui restera la scène clé de Still Alice, Alice rate le suicide qu’elle avait savamment préparé à l’aide de son ordinateur portable.  Elle avait prévu de consommer une overdose de puissants somnifères dès qu’elle ne pourrait plus se souvenir ni de son adresse, ni de l’anniversaire de sa fille.  Elle avait préparé une vidéo sur sa page d’accueil, en forme de mode d’emploi du suicide, adressé à elle-même. Mais il est trop tard.  Elle n’est plus capable de monter l’escalier ni de se souvenir de ce que le mode d’emploi vient de lui dire.  Alors elle remonte l’escalier, le portable en main…, mais au moment même où elle va avaler les somnifères, arrive l’aide-ménagère.  Elle entend la porte qui s’ouvre, une voix qui l’appelle, et les pilules tombent de sa main avant qu’elle n’arrive à les ingurgiter.  Ce suicide raté livre Alice au néant.  Bientôt, elle ne pourra plus lacer ses chaussures de sport.  Et c’est là où, spectateurs, nous quittons son point de vue, car elle n’en a plus.  Un tableau composé dans le salon de la maison d’Alice et son mari, une sorte de Vermeer moderne, met en scène les membres de la famille discutant de leur avenir.  On aperçoit Alice à travers le salon, on la regarde avec leurs yeux, à distance.  On peut dire d’elle tout ce qu’on veut, car elle ne comprend plus rien.  Diminuée, elle vit maintenant tout le temps en robe de chambre, enfermée dans le mutisme.

Signifier le vide

En fin de compte, si terrible que soit l’histoire d’Alice Howland, on ne sort pas de ce film catastrophé.  L’agréable décor de l’Upper West Side, un mari, des enfants sympathiques, rendent l’horreur plus supportable.  Ou bien il y a quelque chose de rassurant à savoir combien la descente dans la maladie peut être lente, et semble laisser le temps de la réflexion.   L’une des innovations de Still Alice est l’usage fait dans le film de diverses technologies comme autant de remparts contre la perte de mémoire : comme nous tous, Alice se sert de  « google », de dictionnaires et de calendriers électroniques, comme autant d’aides-mémoire.  Iris, en 2001, ne connaît ni Iphone, ni skype ; la maladie la ramène brutalement à l’état de la nature.  Alice, en 2014, ruse contre son sort par tous les moyens, jusqu’au moment où plus aucune ruse n’est possible.

Julianne Moore, qui a remporté l’Oscar de la meilleure actrice pour le rôle d’Alice, sait aussi bien ruser, se mettre en colère, s’embrouiller qu’elle sait enfin signifier, avec son pâle visage et son corps affaibli, le vide.  Still Alice est sans doute trop gentil, trop « hollywoodien » en nous épargnant toute la terreur et la solitude qu’implique la maladie d’Alzheimer.  En même temps, c’est probablement par sa lenteur, sa douceur, ainsi que par la sympathie du spectateur pour le personnage d’Alice, que Still Alice nous permet d’en assumer une bonne part.

Alice Kaplan

Iris. Dir. Richard Eyre (2001)

Still Alice. Dir Richard Glazer et Walsh Westmoreland (2014)

A lire

John Baley, Elégie pour Iris. Paris :  Editions de l’Olivier, 2001. Le récit autobiographique qui a inspiré Iris.

Lisa Genova, L’envol du papillon. Paris :  Presses de la cité, 2010. Le roman qui a inspiré Still Alice.

Photographies

Julianne Moore, Still Alice /Image © Sony Pictures Classics

le Dr Alois Alzheimer

Notes

Notes
1Le film est une adaptation cinématographique des souvenirs de John Bayley.
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