Dans ses articles et ses ouvrages, Régis Debray a pour marque de fabrique le brio verbal et le jeu de mots1. Sur deux cents pages, c’est fatigant. Dans son dernier petit livre au format d’article, c’est plaisant. Cela donne parfois d’excellentes formules, comme celle par laquelle Debray prolonge le mot bien connu de Péguy : «“Tout commence en mystique et finit en politique“. Avec sa célèbre formule, Péguy ne détenait encore que la moitié du programme s’il s’avère que la politique peut elle-même finir en statistiques », écrit-il.
Abaissement
Debray ouvre son livre par ce qui en a certainement été le prétexte : le « j’aime l’entreprise » de Valls au dernier congrès du MEDEF, en quoi Debray voit l’abaissement ultime du politique et de la Gauche en particulier. On lui accordera que le propos de Valls était pour le moins simplet. ll est certainement le signe d’un changement à Gauche, mais si maladroit qu’on se demande où le Premier ministre choisit ses conseillers politiques2.
L’Economique devient la seule catégorie du Politique, nous dit Debray, et lui donne son vocabulaire : «Chacun s’exprime à l’économie. Il gère ses enfants, investit un lieu, s’approprie une idée, affronte un challenge, souffre d’un déficit d’image mais jouit d’un capital de relations, qu’il booste pour rester bankable et garder la cote en jouant gagnant-gagnant.»
Plus profondément, c’est à la domination du calcul économique que s’en prend Régis Debray, domination qui dégrade la politique et nous fait vivre dans le monde peu exaltant des comptables. Là où la tradition républicaine procure et réclame de l’exaltation, la rationalité économique réduit tout à ce qu’elle mesure, provoque l’ennui et abaisse le niveau du débat public, nous dit-il – sans compter que les résultats de la Raison économique, en France, n’ont manifestement rien de satisfaisants.
Derrière cette domination, Debray repère le changement dans la hiérarchie des classes sociales, qui voit la bourgeoisie d’affaires, préoccupée de prospérité immédiate, personnelle, supplanter ce que Bourdieu appelait la noblesse d’Etat, quoique Debray ne reprenne pas cette expression, ainsi que les cercles intellectuels, déclassés. Les hauts-fonctionnaires veulent pantoufler, les hommes politiques s’illustrent par des déclarations naïves au sujet des entreprises, … L’esprit républicain, dont le Gaullisme donnait une dernière incarnation, nous dit-il, s’efface de la société française : la préférence pour le sort collectif et l’intérêt général, le souci de la nation, l’émotion ressentie en commun quand sont prononcés les mots-totems du discours républicain (France, nation, histoire, progrès, …), tout ceci est en déclin. L’homo economicus est devenu un idéal politique. Le calcul économique est tout ce qui intéresse.
Quel sursaut ?
Debray veut croire à une sorte de sursaut, mais ne signale aucune prémice de ce qu’il pourrait être. ll est triste de penser, ajouterons-nous, que le seul mouvement de masse qui, en Europe, témoigne de l’exaltation, de la passion pour les dimensions non mercantiles de la vie sociale, ses dimensions culturelles soit aujourd’hui le populisme de droite, avec sa lutte pour la défense d’une certaine tradition européenne que l’immigration et l’islamisation mettraient en péril. L’exaltation en politique, c’est aussi ce qui laisse ressortir les fantasmes et l’emportement.
Stéphan Alamowitch
Régis Debray, L’erreur de calcul, Editions du Cerf, 2014 (5€)
Notes
↑1 | Ce qui nuisait à son Modernes Catacombes, paru en 2013. |
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↑2 | En fait, on le sait : chez EuroRscg ou Havas – d’où un certain style. |