Comment reconnaître dans la photographie de guerre une œuvre d’art ? Cette reconnaissance est récente. C’est seulement dans les vingt dernières années qu’elle a conquis le nouveau territoire de la Galerie. Elle a gagné ainsi de la surface au mur, mais en a perdue sur le papier. L’effondrement du news magazine explique en partie cet exil d’un univers à l’autre. Cette migration d’une économie du multiple vers celle de l’unique transforme en profondeur l’écosystème du photoreportage. D’abord en sacralisant les photographes devenus artistes et dont le travail est assimilé à une œuvre. Ensuite en détournant le regard du consommateur qui ne cherche plus l’information, mais la nourriture d’une délectation esthétique. Enfin en modifiant le statut des photographies elles-mêmes qui bascule dans un registre étranger à leur nature documentaire, entretenant d’autres relations à la réalité.
C’est cette relation au réel qui est constitutif de la photo de guerre. Lui retirer, c’est affecter les deux fonctions bien identifiées du photoreportage : informative – permettant, par le regard avancé du photo reporter, de présenter les différents théâtres d’opération à tous ceux qui en sont exclus (civils, ou lecteurs lointains) ; performative – contribuant à «faire» l’opinion, soit en consolidant par l’image le discours de propagande, soit, au contraire, en rompant avec le discours officiel : on se souvient du choc dévastateur que suscitèrent dans la société américaine en pleine guerre du Vietnam les photos de la petite fille nue brûlée au napalm, courant sur un chemin (Nick Ut) et celle de ce lieutenant-colonel sud-vietnamien braquant son revolver sur la tempe d’un jeune Viêt-Cong (Eddie Adams). Avec le Musée ou la galerie, apparaît une troisième fonction : un volet artistique pour la photographie de guerre. On peut donc regarder dans ces images autre chose qu’une trace du réel. Mais cette épiphanie du beau dans des clichés réputés témoigner de l’horreur ne va pas sans question. Quel plaisir esthétique peut-on tirer de la contemplation du mal – physique ou moral ? Même si cette idée heurte le sens commun, les catégories du beau et du bien ne se superposent pas. Il y a une beauté du mal – ce que défendait déjà Baudelaire, en présentant ses charognes soulevées par les vers, et ses séductrices édentées et livides.
Du beau simple, non problématique
Mais précisons. Il peut y avoir, dans la guerre, du beau simple, non problématique. Toutes les images de guerre ne peignent pas l’horreur, le chaos ou la dévastation. Au contraire. Les conflits, et leurs représentations, sont pleins de moments d’attente, de scènes quotidiennes qui documentent l’ordinaire de la vie. Soldats au bivouac, enfants jouant au milieu des gravats, mouvements de troupes ou de matériel…Ainsi les paysages de cités syriennes ou tchétchènes éventrées, mais sous le soleil d’un matin calme, inspirent autre chose que de l’épouvante. Elles ont parfois le charme XVIII e de ces étranges ruines du peintre Hubert Robert : un paysage d’apocalypse, éclairé par une lumière d’après orage. Cette guerre au repos, cette paix dans la guerre, fait peut-être même l’essentiel du vécu des conflits et invite à un regard dépassionné, d’autant plus dépourvu d’affects qu’il se nourrit du contraste entre les moments de drames et ces temps morts. C’est dans ces espaces, où les corps ne sont pas soumis à la menace, que le « regardeur » peut s’abstraire du référent et accéder à d’autres significations, notamment esthétiques…
La guerre est un temps extrême qui porte les passions humaines à leur paroxysme. L’humanité des individus, entre vie et mort, y est grattée jusqu’à l’épure. L’amitié y est sublimée – comme dans cette image de l’élan compassionnel d’un soldat noir américain, la tête enturbannée dans une bande ensanglantée, tendant les bras vers un compagnon blanc, couché dans la boue, peut-être mort (1966, Larry Burrows). De la même façon, la haine – comme le rictus de cette femme, au visage déformé par la détestation et qui fait comparaître un dénonciateur de la gestapo devant un auditoire de déportés à Dessau en 1945 (Henri Cartier-Bresson). L’image transcende alors la singularité du témoignage pour atteindre à l’universalité d’un message. Comme pour ces clichés de femmes qui pleurent leurs proches : la “madone de Benthala”, saisie par le photographe algérien Hocine Zaouar (1997) ou la “pietà du Kosovo” (1990), de Georges Merillon échappent ainsi à l’actualité du conflit pour rejoindre les archétypes anthropologiques du deuil et de la douleur…La photo de guerre, plus qu’une autre, est aspirée par l’idée, qui la déréalise. Le spectacle qui, dans la vie, est insoutenable à la vue, est alors précisément recherché pour l’intelligibilité qu’il permet d’une situation.
La photographie comme idéogramme
Derrière l’image donc, l’idée. La photographie de guerre devient alors l’idéogramme de quelque chose – un fait, un état, un événement – susceptible d’échapper à l’immédiateté de la perception et de la sensation. Comme l’image de ce républicain espagnol, stoppé net par une balle en pleine tête qu’immortalise Robert Capa en 1937. Ce n’est plus le drame d’un front perforé par le métal – et qui soulève en nous une émotion où le disputent le goût pour le sensationnel (moment rare) et la compassion pour cet homme qui meurt. C’est la mort qui s’édulcore en un signe presque graphique, et qui vaut pour toutes les morts. C’est ainsi que l’œil de l’esprit s’empare du réel, le vide de tout élément parasite à la signification, et constitue le triomphe positif de l’entendement sur l’émotion. Est beau ce qui s’arrache à nos sensations naturelles et s’offre, ainsi dépouillé, comme un objet séparé.
Mais la photographie de guerre ne dépasse pas toujours les affects et laisse entière la contradiction entre le mal et le beau. La guerre produit en effet des images qui résistent à ce processus d’évaporation des émotions. La plupart du temps, des représentations de corps pris dans la guerre et qui accrochent parce que notre naturel d’êtres empathiques nous conduit plus facilement à nous y projeter. Les agences de photos et les grands médias le savent bien, qui refusent parfois de diffuser ou proposer telle ou telle image d’après attentat, par exemple, parce que trop perturbante. L’art contemporain – probablement parce qu’il a établi en principe la transgression – s’affranchit de telles réticences. Comment comprendre autrement, par exemple, la présentation dans un musée américain en 2005 (Andy Warhol Museum, Pittsburgh), des clichés d’Abu Ghraib, alors si dérangeants en avril 2004 lors de leur diffusion dans l’émission « 60 minutes » de CBS? Un an à peine a passé. Une distance s’est installée entre ces scènes à la teneur clairement sadomasochistes, perpétrées et photographiées par des soldats américains, et le public – qui a eu le temps de se remettre du choc produit par cette vision de la guerre, bien différente de celle, « propre », entretenue alors par l’administration Bush. L’actualité est devenue histoire.
Voir l’atrocité
Une autre modalité de la réception a pu apparaître qui se joue des genres : ce qui était document peut muter en œuvre sous l’effet d’un regard, sensible désormais au fait esthétique – celui d’une pratique amateur de l’e-photographie, marquée par un (mauvais) goût évident pour les mises en scène. Mais le visiteur peut-il, et à quelles conditions, accommoder son regard à l’atrocité de ces clichés ? Le sentiment esthétique ne doit-il produire que du plaisir ? Le crucifié du retable de Grunewald (XVI e siècle) est-il après tout si plaisant à voir avec sa chair verdâtre à force de pourrir ? Pourtant il est « beau » d’être horrible. Le plaisir n’est pas le tout du sentiment esthétique. Car si c’était le cas, l’art contemporain – dans un autre registre – ne mettrait pas sous les yeux des visiteurs des œuvres parfois insoutenables – comme, par exemple, les corps de ces vaches découpées et coulées dans la résine de Damien Hirst ou les mises en scène macabres de cadavres ou de monstres glorifiés par le photographe Joël-Peter Witkin etc.
Ces photos de guerre dont le spectateur soutient difficilement la vue, relèvent ainsi d’une autre catégorie du jugement esthétique. Dans ce domaine, le tremblement, la stupeur, l’effroi même, définissent le régime de la rencontre, souvent un choc violent, avec l’œuvre. Le spectateur, alors incapable d’échapper à la sensation, est tout entier absorbé par les affects sans qu’aucune issue ne lui soit offerte. Ce n’est plus l’entendement qui agit en lui, c’est l’imagination qui l’agite. Il voit dans ces corps déchiquetés par le métal, ces blessures, ces douleurs insupportables, l’image même du principe de conservation de soi, – qui habite chacun d’entre nous -, niée et ruinée.
Le sentiment esthétique prospère alors, non sur un plaisir positif – délectation du beau -, mais sur son versant négatif – le soulagement d’échapper à un danger mortel. Cette pensée n’est pas originale. Elle provient du philosophe anglais Edmund Burke, l’auteur de Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau (1757) pour lequel « la passion de la terreur produit toujours le délice quand elle ne presse pas de trop près ». Sans doute est-ce cette esthétique du sublime, trouvant délicieuse la contemplation de l’horreur, qui rend compte de notre capacité à regarder la photographie de guerre comme une œuvre d’art.
Thierry Grillet