Israël, États-Unis : la torture comme impasse

Dans l’affaire Public Committee Against Torture in Israel c. State of Israel (1999), la Cour Suprême israélienne considérait qu’une « contrainte physique modérée » constituait une violation de la dignité humaine et décidait de proscrire la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Ce jugement a eu une immense  influence  partout dans le monde. Pour ne citer qu’un exemple, Richard Goldstone, ancien juge à la Cour Suprême d’Afrique du Sud, expliquait : « Peu de pays ont davantage souffert d’attaques terroristes qu’Israël. La réponse de la Cour Suprême à la torture est toutefois restée intransigeante. » Voici quatre ans, Omer Shatz et moi avons publié un article abordant les questions de droit sous-tendant cette importante décision. Nous y développions deux arguments.

Le premier concernait la décision proprement dite qui, à première vue, dénonçait des méthodes d’interrogatoire abusives.   Or, selon nous, à l’inverse, elle les pérennisait, en les intégrant au système judiciaire régissant Israël et la Palestine. Dans une opinion incidente bien connue, l’ancien président de la Cour Suprême d’Israël, le juge Aharon Barak, considérait que les interrogateurs coupables d’abus pouvaient invoquer « une défense liée à l’état de nécessité », en s’appuyant sur une loi de leur droit national.  Si,  consciemment, ces interrogateurs avaient agi ainsi en vue de sauver des vies, cela suffisait à les exonérer de toute responsabilité pénale. Ce scénario, dit de  la « bombe à retardement », avait déjà été évoqué à d’autres périodes bien antérieures, notamment durant la Guerre d’Algérie, à l’époque coloniale. Pourtant, c’est cette analyse juridique, sous la plume de Barak, qui reste la plus fréquemment citée. L’important, expliquait-il, c’était cependant que la nécessité ne pouvait légitimer au préalable, en toutes circonstances, les techniques d’interrogatoire abusives.

Mais c’est surtout la référence à un pouvoir discrétionnaire de poursuite qui permet de comprendre en quoi ce jugement a finalement avalisé les méthodes d’interrogatoire abusives. Dans un attendu souvent négligé, le juge Barak invitait aussi l’Attorney General d’Israël (ministre de la Justice) à « déterminer de son propre chef »  s’il était opportun de lancer des poursuites. Le chef de l’exécutif judiciaire, le ministre de la Justice Elyakim Rubinstein (devenu depuis Président de la Cour Suprême), abordait la question presque immédiatement après la décision Public Committee. Il proposait la règle suivante  aux agences de renseignement (et à la « Shabak ») : si des interrogateurs, conformément aux règles internes, demandaient une autorisation de niveau supérieur, qui émanerait donc des hauts responsables de la sécurité, ils seraient considérés comme ayant agi par nécessité, et ne seraient pas susceptibles de poursuites

Dans les faits, l’exécutif a donc renversé l’exigence d’une absence d’autorisation ex-ante, formulée par le pouvoir  judiciaire. La décision de la Cour Suprême façonnait donc un espace administratif précisément conçu pour que puissent être données de telles instructions.

Le second argument traitait des effets internationaux de cette  opinion judiciaire israélienne dans le contexte des « techniques d’interrogatoire avancées » de l’ère Bush. Nous avons une triple preuve de cette influence. Tout d’abord, depuis les années 1980, Alan Dershowitz et d’autres, s’inspirant de l’exemple du système israélien, tentaient d’introduire des formes de pressions physiques dans les techniques d’interrogatoire pratiquées par les services de renseignement américains. Ensuite, dans les deux systèmes judiciaires, l’interdiction apparemment absolue de la torture et des traitements inhumains a constamment évolué en analyse coûts-bénéfices de leur « proportionnalité ».  Voilà qui, dans les deux cas, signalait une dynamique de structure similaire. Enfin, dans les deux systèmes judiciaires, il devenait clair que l’issue politique était la même : on constatait une adhésion inédite aux  techniques d’interrogatoires abusives, se traduisant,  pour les interrogateurs, par une immunité contre toute poursuite pénale ou, comme nous l’écrivions, par des « non-poursuites ». Comme nous le savons tous, aux Etats-Unis, cet état de non-poursuites a persisté longtemps après l’entrée en fonction du président Obama.

Mais des documents rendus publics en même temps que ce rapport sur la torture ont révélé une influence bien plus directe. Un peu plus de deux mois après le 11-Septembre, dans un projet de note interne, des juristes de la CIA s’appuyaient sur cette décision Public Committee pour écrire que les interrogateurs  américains avaient eux aussi toute latitude d’invoquer l’état de nécessité comme argument de défense. Cette note révèle comment le directeur juridique de la CIA a pu s’appuyer sur cette décision israélienne, souvent comprise comme proscrivant la torture, pour prendre la défense des interrogateurs qui y ont recours. on sait que c’est le quart des nations du monde qui a coopéré avec les politiques de torture de la présidence Bush

Dès lors, que faut-il retenir de l’interprétation de ce jugement israélien par la CIA ?

Avant d’aller plus avant, il convient de formuler une mise en garde. Malgré son importance indéniable, on aurait tort de s’exagérer l’influence de la décision Public Committee. Les Etats-Unis possèdent eux-mêmes une abondante tradition d’interrogatoires assortis de méthodes abusives. En matière d’« actes de cruauté » envers les  détenus, les Israéliens n’avaient rien à leur apprendre. En l’occurrence, la leçon à retenir est ici celle de la légalisation du dispositif de torture, et de la manière dont ces formes de justification franchissent les frontières.

Torture

À certains égards, la note du Directeur juridique de la CIA rejoint la communication précédente d’Elyakim Rubinstein (rédigée en hébreu, il en existe une traduction anglaise). Dans les deux textes, les juristes de l’exécutif s’interrogent sur l’utilité d’une justification — la justification tirée de la nécessité — qui ne peut s’appliquer qu’ex post : vous ne savez si un interrogatoire a sauvé des vies que bien après cet interrogatoire.

Pour une administration, il s’agit en effet d’une question épineuse. L’interrogatoire s’inscrit dans un cadre professionnel et constitue un acte accompli pour le compte d’une personne publique. Un interrogateur doit connaître d’avance les limites de ses pouvoirs. Il est difficile d’exiger d’eux qu’ils s’exposent constamment à des risques de poursuites pénales pour avoir employé des techniques d’interrogatoire illégales, susceptibles selon eux de fournir des informations de nature à sauver des vies

Pour les juristes du pouvoir exécutif, cela suppose (au préalable) que ce moyen de défense, tiré de l’état de nécessité, soit admis en faveur des interrogateurs et les protège dans leurs activités pour le compte des services de renseignement qui les emploient. Certes, ces deux notes reconnaissent qu’aucune autorisation générale a priori ne saurait être exister en vue de fournir ce type de défense. Mais cette analyse dans un document prévoyant des litiges futurs oblige à un exercice pour le moins paradoxal. Les deux documents s’orientent vers la légalisation de ce que la loi avait jugé non-légalisable et s’engagent l’un et l’autre dans une forme d’acrobatie juridique pour le moins étrange.

Il existe pourtant d’importantes différences d’orientation entre les deux pouvoirs exécutifs israélien et américain.

Dans le cas israélien, la note de Rubinstein semble s’éloigner un peu plus de la «  nécessité comme moyen de défense », analogue à une autre exemption de responsabilité plus courante, liée à l’autodéfense. Directement lié par le précédent de la Cour Suprême d’Israël, Rubinstein le contourne en retenant le principe que des directives internes enjoindront de ne pas engager de poursuites contre les interrogateurs. Dans une certaine mesure, cela crée une prévisibilité et une normalisation des pressions d’ordre physique que rien n’atteste dans la version américaine de l’argument retenant la nécessité comme moyen de défense justifiant la torture. Il y a là une difficulté en termes de légalité des procédures, légalité que requiert toute administration.

Ces documents témoignent d’une autre divergence, qui reflète la volonté de la CIA de rechercher une ligne de défense élargie pour les interrogateurs usant de méthodes abusives au nom de la « nécessité comme moyen de défense ». Rubinstein précise clairement que cette dernière ne s’applique qu’aux méthodes d’interrogatoire ne s’inscrivant pas dans la définition de la « torture »selon la Convention contre la torture. Les juristes de la CIA vont plus loin que Rubinstein, étendant une fois encore cette autorisation implicite à des situations futures, et vont jusqu’à des traitements qui seraient purement inhumains et dégradants.

Dans cette note de la CIA, les juristes de l’Agence concluent clairement que cette nécessité ne couvre pas seulement  des « pressions physiques modérées » (c’était l’euphémisme israélien) ou des méthodes d’interrogatoires renforcées » (l’euphémisme américain).  La référence explicite à la « torture » permet d’appliquer aussi la « nécessité comme moyen de défense » aux interrogatoires les plus abusifs, générateurs de douleur physique, comme l’expliquerait plus tard Jay Bybee dans une formulation désormais tristement célèbre,« d’intensité comparable à la douleur associée à des lésions graves, comme une défaillance d’organe, l’altération des fonctions organiques ou même la mort ».

Sur un plan plus général, la décision des Etats-Unis de se tourner vers le précédent israélien est porteuse d’un autre enseignement.

La décision Public Committee Against Torture in Israel c. State of Israel (1999) part du principe qu’Israël est une démocratie libérale réagissant à des attaques terroristes (comme le fait Goldstone dans son éloge de ce jugement, à partir de 2005). Le dernier élément de cette proposition est sans aucun doute vrai. Mais la formulation requiert d’isoler la torture de la forme de gouvernance qu’Israël a mise en place pour les Palestiniens, placés sous son contrôle direct et, semble-t-il,  permanent. Mais il est permis de douter qu’une telle séparation soit réellement possible. Comment Israël peut-il cesser d’user de la force physique quand il est incapable de mettre un terme à la situation qui nécessite l’usage de la force ?

Comme l’exposait la Commission Landau en 1987, une certaine forme de pression physique lors des interrogatoires faisait partie intégrante de ce régime au moins depuis l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza en 1967.   Cette Commission, dirigée par l’ancien président de la Cour suprême (qui avait auparavant présidé le procès Eichmann), est à certains égards comparable à la Commission sénatoriale permanente américaine. Mise en place pour explorer l’ampleur des abus infligés aux détenus, à l’inverse de la Commission sénatoriale, elle a fini par préconiser la légalisation des « pressions physiques modérées », que justifieraient des enjeux de sécurité nationale.

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Ainsi que l’ont expliqué les interrogateurs en s’adressant à la commission, leurs activités visant à contrer le terrorisme et à appliquer les lois en vigueur ne jouissaient d’aucune légitimité auprès de la population palestinienne de Cisjordanie. Au sein de la communauté palestinienne, les témoins refusaient souvent de témoigner. Les interrogateurs étaient dès lors « poussés » vers des méthodes jamais appliquées dans un contexte démocratique, où les autorités judiciaires et policières sont perçues commes les garantes de la population. Le juge Barak a renversé les recommandations de la Commission Landau tendant à légaliser les abus. Mais malgré tout ses pouvoirs de juge, il n’avait naturellement pas la capacité de donner une légitimité démocratique à une agence de renseignement dans le contexte de l’occupation de la Cisjordanie. La situation politique qui conduisait aux abus devait perdurer au-delà même de son mandat à la présidence de la Cour.

En quoi tout ceci intéresse-t-il les Etats-Unis ? La persistance d’interrogatoires musclés en Israël même, y compris après leur apparente interdiction par la Cour Suprême de l’État hébreu, témoigne de l’incapacité à abolir de telles méthodes. Cette réalité a été documentée par plusieurs organisations israéliennes de défense des droits de l’homme, notamment le Public Committee Against Torture, qui fut le premier à porter l’affaire de 1999 devant la cour. La question la plus importante touchant à la torture et à d’autres méthodes d’interrogatoire  abusives n’est pas de savoir si tout cela reste « civilisé » ou non.  Le plus important, c’est le type de réalité politique que ces pratiques rendent possible, et le type de réalité politique qu’elles préservent. Dans le contexte israélien, c’était et cela reste une situation politique insoluble, celle du contrôle militaire non-démocratique qui s’exerce sur une population civile.

Treize ans après le 11-Septembre, d’éminents juristes critiquent la « guerre sans fin » de l’Amérique (selon la formule de Harold Koh). Les auteurs d’actes de torture continuent de bénéficier de l’immunité et sont préservés de toute poursuite. Et, chose surprenante, tout récemment, le directeur de la CIA, John Brennan, refusait de déclarer que l’Agence ne recourrait plus à la torture. Tout ceci reflète une impossibilité à évoluer. En Amérique, la torture conserve sans doute encore un bel avenir devant elle.

Il en sera ainsi tant que cet état de « guerre sans fin » perdurera. Il existe en effet une relation profonde entre torture et réalité politique : selon le romancier J. M. Coetzee, «  la torture offre une métaphore, brute et extrême » des relations entre un gouvernement et ses victimes.

En important un modèle de torture autorisée, ou du moins un modèle de cécité volontaire sur ces actes de torture, les Etats-Unis ont aussi consolidé le projet politique qui l’a rendu possible. Les poursuites pénales contre les interrogateurs ne seront possible que si les Etats-Unis mettent un terme à la guerre qui a fait le lit de la torture et de sa justification légale.

Itamar Mann

traduit de l’anglais par Johan Frédéric Hel-Guedj

Une version anglaise de  cet article a paru en décembre 2014 dans The Boston Review.

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