Roger Martin du Gard, l’été 14, « Les Thibault, III »

Enfin, les deux jeunes gens purent approcher à leur tour. Sur la petite feuille rectangulaire, fixée au carreau par quatre pains à cacheter rosâtres, une écriture impersonnelle, appliquée, une écriture de femme, avait tracé ces trois lignes, sagement soulignées à la règle :

mobilisation générale

le premier jour de la mobilisation

est le dimanche 2 aout

Jenny serrait contre son buste la main que Jacques avait glissée sous son bras. Lui, il restait immobile. Comme les autres, il pensait : « Ca y est. » Dans son cerveau, les pensées se succédaient, très vite.  (…)

Ainsi, pendant des semaines, il avait vécu, sans douter un seul jour du triomphe de la justice, de la vérité humaine, de l’amour ; non pas comme un illuminé qui souhaite un miracle, mais comme un physicien qui attend la conclusion d’une expérience infaillible – et tout s’écroulait…. Honte ! Une rage froide, méprisante, lui serrait la gorge. Jamais il ne s’était senti aussi mortifié. Pas tant révolté ni découragé, que confondu et humilié : humilié par l’atrophie de la volonté populaire, par l’incurable médiocrité de l’homme, par l’impuissance de la raison !… « Et moi ? se dit-il. Que faire maintenant ? » Dans un éclair de conscience, il plongeait en lui-même, au plus dense de sa solitude. Il y cherchait une réponse, un mot d’ordre, une direction. En vain. Et il ne pouvait se défendre d’une sorte de panique devant sa propre incertitude.  (…)

Dans le hall, un attroupement stationnait devant un placard fraîchement posé.  Jacques et Jenny s’approchèrent. Le titre de l’affiche portait, en grosses majuscules :

DISPOSITIONS CONCERNANT LES ETRANGERS

Une voix, derrière eux, s’éleva, goguenarde :

« Perdent pas de temps, les copains ! Faut croire qu’ils avaient tout fait imprimer d’avance ! »

Jenny se retourna. L’homme qui parlait était jeune : un ouvrier en cotte bleue, un mégot aux lèvres ; deux godillots tout neufs, en cuir épais, pendaient, à cheval sur son épaule.

« Toi non plus, remarqua son voisin, en désignant les chaussures cloutés, tu ne perds pas de temps !

– Pour botter les fesses à Guillaume ! » jeta l’ouvrier, en s’éloignant. On rit.

Jacques n’avait pas bougé. Ses yeux ne se détachaient plus de l’affiche. Ses doigts crispés serraient le coude de Jenny. De sa main libre, il lui désigna un paragraphe en caractères gras :

Les étrangers, sans distinction de nationalité, peuvent quitter le camp retranché de Paris, avant la fin du premier jour de la mobilisation. Ils devront, à leur départ, justifier de leur identité au commissariat de la gare.

En une heure, l’aspect de la ville avait déjà changé. Autant de piétons dans les rues, sinon davantage ; mais plus de flâneurs. Tous se dépêchaient, ne songeant qu’à leurs affaires. Chacun de ces passants semblait s’être découvert des difficultés à résoudre en hâte, des dispositions à prendre, une gérance à céder, des parents, des amis à voir, une réconciliation urgente à tenter, une rupture à consommer. Les yeux à terre, la bouche close, le visage soucieux, ils couraient, envahissant, pour aller plus vite, la chaussée, où les véhicules étaient devenus rares. Très peu de taxis ; les chauffeurs avaient presque tous remisé, pour être libres. Plus d’autobus : les voitures de transport en commun étaient, dès ce soir, réquisitionnées.

Roger Martin du Gard

Les Thibault, III (écrit en 1935-136), éditions Gallimard, folio

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