Le modèle économique et social français : un monde de stabilité ?

Les principaux fondements de notre modèle économique et social actuel remontent à l’après-guerre, on le sait, au contexte de croissance des Trente Glorieuses.  Ce modèle s’est construit sur des grands principes de stabilité macroéconomique, permis par une internationalisation des échanges encore limitée, une pression de la concurrence maîtrisée et une rareté de l’offre beaucoup plus que de la demande.

Cette stabilité des marchés s’est retranscrite largement dans la gestion du marché du travail. Elle a permis l’émergence d’un « contrat social » entre les entreprises et les salariés autour de la promesse d’engagements réciproques : aux entreprises d’apporter protection de l’emploi, progression salariale, carrière planifiée et gravissement des échelons hiérarchiques (le Graal étant le passage au statut cadre pour les salariés entrés sans diplôme). Aux salariés d’apporter en contrepartie leur engagement et leur fidélité à l’entreprise.

Dans ce contexte, la « grande entreprise » incarnait parfaitement les valeurs du « contrat social », en faisant bénéficier ses salariés  des avantages du type : progression de carrière, formation, avantages financiers et symboliques.

Remise en cause et contexte de crise

Ce modèle, qui a constitué un puissant ciment entre les entreprises et leurs salariés durant les années fastes, s’est peu à peu effrité avec l’émergence d’une crise économique durable. A partir des années 70, les marchés se sont ouverts, la demande s’est montrée moins dynamique, les gains de productivité se sont amenuisés (dès 1965 aux Etats-Unis) et le coût du pétrole s’est envolé. En réponse, les entreprises ont dû trouver à l’international des relais de croissance qu’elles ne parvenaient plus à générer en France. Elles ont dû par ailleurs, engager des programmes de réduction de coûts, redéfinir pour certaines leur périmètre, voire ont été rachetées pour tout ou partie.

Si beaucoup des très grandes entreprises françaises ont remarquablement réussi leur mutation et sont devenus des champions mondiaux, leur évolution n’a pas été sans conséquence dans le rapport qu’elles nouaient avec leurs salariés.

La remise en cause profonde du contrat social a instillé l’idée que le salarié ne pouvait plus espérer un avenir tracé et serein auprès de son employeur. La réduction des niveaux hiérarchiques, la pression accrue sur les résultats ont par ailleurs donné le sentiment que les marges de manœuvre se réduisaient pour les équipes. Les cadres ont découvert qu’ils pouvaient être des exécutants et qu’ils n’avaient plus nécessairement la maîtrise de leur destin.

Plus profondément, les systèmes de management, héritage des années fordistes et fondés pour partie sur la planification et la centralisation, ont commencé à montrer leurs limites dans une économie de plus en plus instable et complexe. Ils ont accru la pression sur les équipes sans véritablement se réinventer et sans nécessairement permettre de gagner en efficacité collective. Ils ont mis plus de contrôle là où les équipes attendaient de leur management plus de capacité à gérer les incertitudes croissantes du marché. Derrière le discours officiel des « Ressources Humaines, première valeur des entreprises », ils ont peu à peu renvoyé l’idée que les hommes étaient davantage un problème qu’une solution (« comment voulez-vous que l’on soit considérés comme autre chose qu’un problème puisque, à chaque fois que l’entreprise va mal, on dit que c’est à cause de nous ?», déclarait ainsi une employée d’un groupe de distribution).

Les entreprises qui n’ont su – ou n’ont pu – engager des transformations profondes ont soit durablement souffert de l’évolution de la conjoncture, soit dû trouver des relais de flexibilité en faisant appel à plus de  sous-traitance où à des contrats de travail plus flexibles.

L’essoufflement du modèle français construit dans l’après-guerre s’est ainsi matérialisé par un niveau de chômage élevé, qui touche durablement les jeunes, les seniors, les faiblement diplômés. Il est de plus en plus difficile d’entrer dans le monde du travail sans diplôme. Emergent des emplois précaires en réponse à la nécessité d’apporter de la flexibilité à un marché du travail de plus en plus figé.

Le système devient dual : il y a, d’un côté, les salariés qui ont la possibilité de conserver durablement un emploi, mais qui ont le sentiment que la pression dans l’entreprise est de plus en plus élevée, et, de l’autre, ceux qui ne parviennent à entrer dans le marché du travail qu’au prix d’une flexibilité forte et de conditions financières très dégradées (les « working poors »).

Quel renouveau ? 

La crise économique de 2008 a accéléré le processus de mise sous tension du système économique et social français. Les entreprises ont perdu en profitabilité du fait du ralentissement brutal de la conjoncture. Leur croissance se joue principalement dans les pays émergents et la part du chiffre d’affaires réalisé en France s’amoindrit. De même, l’Etat est mis sous pression financière forte, car le coût du modèle français devient intenable budgétairement.

Cet épisode économique – nous y sommes encore – vient renforcer l’idée chez les salariés que le modèle de stabilité n’est décidément plus d’actualité. Même les emplois qui semblaient les plus protégés sont remis en cause budgétairement, tandis que la conjoncture vient aggraver la question du chômage.

Cette évolution crée un sentiment d’abandon marqué auprès des populations les plus fragilisées, qui estiment n’être plus qu’une variable d’ajustement et n’attendent plus rien, ni des entreprises , ni de l’Etat. Les classes populaires salariées craignent le déclassement social et se réfugient dans des idéologies ultraconservatrices, avec la volonté de maintenir coûte que coûte un rempart de stabilité. Les fonctionnaires et les agents de la fonction publique s’inquiètent d’une attrition croissante des moyens, voire de la remise en cause de leur valeur. Tandis que les cadres réinterrogent le rôle de l’Etat jugé inefficace, tout en doutant des vertus des modes de fonctionnement de leurs entreprises, perçus comme de plus en plus contraints.

Ce tableau aujourd’hui est noir car, comme tout modèle en recomposition, il met en lumière les limites du système actuel et ses effets sur les différentes populations impactées, mais il ne permet pas de percevoir les possibles renouveaux. Pour autant, à bien y regarder, des premiers signes encourageants apparaissent. La jeune génération, incroyablement plus ouverte, connectée, ne comprend pas le concept de crise (« nous avons toujours vécu dans ce que vous appelez crise »), ni la volonté de préserver un modèle dont elle perçoit qu’il dysfonctionne.

Cette génération se prend en main, n’a pas de problème avec le monde économique en tant qu’objet (faire des affaires n’est pas « sale » et gagner beaucoup d’argent n’est pas nécessairement le but ultime,  mais en gagner n’est pas un problème). Il est clair que cette génération sera bien plus entreprenante que les précédentes. Elle construira ses parcours non comme une carrière linéaire où l’on gagne en grade mais comme une somme d’expériences qui participe à la construction de chacun.

Une question se pose alors : comment les entreprises vont-elles réussir à intégrer cette nouvelle dimension, ce nouveau rapport à l’employeur qui est davantage dans une relation contractuelle qu’affective (« je reste tant que je gagne en expérience ou que le contrat est rempli. Je quitte l’entreprise – sans émotion – dans le cas contraire »), et plus dans une dimension d’échange que de lien hiérarchique ?

Un autre signe encourageant est la nécessité pour les entreprises de diversifier leurs modes de recrutements. Là où dans un monde stable il était possible de « recruter en vase clos », de proposer des carrières à l’avancement, il deviendra absolument indispensable d’avoir les personnes qui tout simplement savent faire, quels que soient leurs formations initiales, origines ou sexe. Le mouvement est déjà engagé, avec la timide progression des femmes dans l’entreprise. Celui-ci est également perceptible dans l’éclosion de nouveaux entrepreneurs qui ne sont pas nécessairement issus des formations dominantes, et qui vont installer des nouvelles pratiques de recrutement et de management, sans doute plus ouvertes et vertueuses.

Points d’inquiétude

Des points d’inquiétude demeurent cependant : dans une phase de transition de notre modèle qui risque d’être encore longue, quelle va être la capacité de notre système économique et social à intégrer des populations restées sur le bord de la route ? Ce qui signifie : quelle sera la capacité de notre économie à créer de l’emploi, mais aussi à proposer des dispositifs de formation et des contrats de travail qui vont permettre à la fois la stabilité des revenus pour les salariés et une flexibilité sur les ressources pour les entreprises ? Il est ainsi troublant que les efforts de formation servent aujourd’hui encore trop peu les populations qui en ont le plus besoin. Il est difficile d’accepter que le niveau élevé de dépenses publiques ne permettent plus aujourd’hui d’être un facteur de réduction des inégalités sociales. Il est sans doute à ré-interroger un modèle social où sont proposés des CDI à des populations les mieux dotées et les plus mobiles, alors que les populations les plus fragiles se voient proposer des contrats précaires sans filet.

Autre question : dans quelle mesure le modèle des grandes entreprises, fondé sur les économies d’échelle (coût capitalistique élevé amorti par des volumes importants, jouant une puissante barrière à l’entrée) ne va pas être remis profondément en cause par l’innovation technologique qui va permettre – à terme – de produire des biens industriels avec des investissements limités ? Ces grandes entreprises ont d’abord été très chahutées sur leurs coûts par les pays émergents, mais elles ont trouvé la parade en réduisant massivement leurs coûts et en délocalisant une partie de la production. Mais sauront-elles résister à une concurrence venant de structures beaucoup plus souples qu’elles ? Et quel sera alors l’impact sur l’emploi, quand ces multinationales sont aujourd’hui en France encore les grands pourvoyeurs du travail salarié (en 2013, 229 grandes entreprises employaient elles seules 31 % des salariés dans le secteur marchand) ?

Enfin, dans quelle mesure le numérique va-t-il être un puissant générateur de croissance, en libérant la créativité, en permettant aux plus petites structures de disposer de ressources aujourd’hui inimaginables, en ouvrant des territoires d’innovation et de développement inexplorés ? Ou sera-t-il un outil qui va mettre sous pression plus encore les salariés (possibilité d’externaliser/d’automatiser des fonctions, y-compris celles qui semblent aujourd’hui échapper à cette tendance, dépersonnalisation des tâches, puissance de contrôle accrue sur les salariés). Aux entreprises et aux citoyens de s’assurer que la promesse ne se transforme pas en « gueule de bois ».

Que conclure ?

Ne nous trompons pas : l’attachement au travail demeure fort en France malgré toutes les difficultés perçues. Les chiffres très élevés de satisfaction vis-à-vis de leur emploi en sont une illustration criante : le travail constitue encore aujourd’hui un élément clé de l’existante sociale des personnes.

C’est par le travail que les individus se réalisent pour grande partie. La situation économique n’a pas réduit ce degré de satisfaction, et la crainte du chômage n’y est pour rien.

Ce que nous disent les Français, c’est moins qu’ils ressentent une insatisfaction dans leur travail qu’un sentiment de distance, voire parfois de défiance, vis-à-vis des modes de fonctionnement de l’entreprise et de leur management. Cette position n’exprime pas un rejet du travail, mais finalement un point d’accroche extrêmement puissant pour bâtir de nouveaux systèmes de management qui répondent demain aux enjeux d’innovation, d’efficacité collective.

Il est à ce titre marquant que la capacité qu’a l’entreprise à négocier le changement constitue l’une des tous premiers facteurs de satisfaction des salariés. Cela montre bien que les Français ne sont pas rétifs au changement comme on aime à le répéter trop souvent, mais simplement qu’ils souhaitent ne pas être les perdants d’une transformation mal menée.

Nicolas Mariotte

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