Jules Romains, l’été 14, « La victoire en chantant »

« Jamais tant d’hommes à la fois n’avaient dit adieu à leur famille et à leur maison pour commencer une guerre les uns contre les autres. Jamais non plus des soldats n’étaient partis pour les champs de bataille mieux persuadés que l’affaire les concernait  personnellement.

Tous ne jubilaient pas. Tous ne fleurissaient pas les wagons, ou ne les couvraient pas d’inscriptions gaillardes. Beaucoup ne regardaient pas sans arrière-pensée les paysans qui, venus le long des voies, répondaient mal aux cris de bravade et saluaient un peu trop gravement ces trains remplis d’hommes jeunes. Mais ils avaient en général bonne conscience. Puisqu’il n’était plus question d’hésiter ni de choisir, l’on remerciait presque le sort de vous avoir forcé Ia main. Peut-être allait-on bientôt s’apercevoir qu’avec ses rudes façons il vous avait rendu service, comme le maître-nageur au débutant qu’il  pousse à l’eau.

L’affaire, on n’en doutait pas, était de taille à remuer le monde entier. Et déjà elle en soulevait un large morceau. Mais par un effet de la tradition, et comme par droit de priorité,  avant  de devenir  mondiale, elle était d’abord franco-allemande.

Chacun des deux peuples s’était élancé à la rencontre de l’autre, en tâchant de bien maintenir dans sa tête une idée de la guerre aussi excitante que possible. Les Allemands s’efforçaient de croire qu’ils reprenaient une vieille épopée; qu’ils avaient derrière eux des chevaliers et des empereurs du Moyen Age tendant leur épée toute droite et leur montrant le chemin. Derrière les chevaliers du Saint-Empire, il y avait même les guerriers d’Hermann, et tant d’autres encore que les légions du Sud étaient venues massacrer dans les forêts, et dont  il n’était pas trop tard pour venger la juste cause. Le but prochain, c’était d’augmenter l’honneur de la patrie germanique, et la crainte qu’on avait d’elle. C’était de décourager définitivement les entreprises des envieux, à qui sa récente prospérité portait ombrage, et qui, d’un bout à l’autre de l’Europe, se conjuraient pour l’encercler et l’abattre.

Les Français préféraient s’imaginer que, ce qu’ils avaient derrière eux, c’était l’humanité ; qu’une fois de plus, voyant qu’elle ne pouvait sauver son destin qu’au prix d’une contestation sanglante, elle avait décidé de les choisir, eux, pour champions. II leur fallait, bien entendu, sauver aussi le sol natal, et même profiter de la circonstance pour reprendre deux provinces naguère perdues. Mais le plus important était de prouver au monde qu’on restait les soldats de la Révolution, le peuple qui depuis les Croisades n’avait jamais fait la guerre sans y mettre quelque intention de bienveillance universelle, et qui avait constamment voulu que ses voisins eussent leur part, au besoin malgré eux, des formes de vie excellentes dont lui-même avait eu l’initiative.»

Jules Romains

Les hommes de bonne volonté, Tome 3 : Prélude à Verdun (1938), page 3 – Bouquins 

Lire aussi dans Contreligne, sur l’entrée en guerre : Stefan Zweig, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un européen, Gabriel Chevallier, La Peur,  Jean Paulhan, Le Guerrier appliqué, et Colette, Les heures longues

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