D’une guerre l’autre les privés dans le roman noir américain selon Donald E. Westlake (2)

L’une des scènes les plus étranges dans l’histoire du roman se déroule dans le dernier livre de Hammett, L’introuvable. Nick et Nora Charles se trouvent dans un speakeasy nommé le Pigiron Club, ils discutent avec le propriétaire, Studsy, un malfrat nommé Morelli et quelques autres personnes, quand le lecteur découvre la scène que voici :

Un homme blond d’une grosseur colossale – si blond qu’il était presque albinos – qui avait été assis à la table de Miriam, s’approcha de nous et me déclara dans un filet de voix efféminé où je perçus des tremblements : « Alors, c’est toi qu’as dézingué le petit Art Nunheim… » .

Argent facile - Donald Westlake

Morelli frappa le gros type dans le gras du ventre, aussi fort qu’il le put sans quitter sa chaise. Studsy se leva d’un bond et, ployant le torse au-dessus de Morelli, envoya son énorme poing dans le visage de l’obèse. Je me fis la remarque, stupidement, qu’il continuait d’attaquer avec sa droite. Pete le bossu arriva dans le dos du gros type et frappa de toutes ses forces sur sa tête avec un plateau vide. Le gros type tomba à la renverse, bousculant au passage une table et ses trois occupants. Les deux barmen étaient désormais avec nous. L’un d’eux envoya un coup de matraque au gros type lorsqu’il tenta de se lever, ce qui le fit retomber à quatre pattes, tandis que l’autre, qui se trouvait derrière lui, l’attrapa par le col qu’il tordit pour l’étrangler. Avec l’aide de Morelli, ils le remirent sur pieds avant de le pousser sans ménagement vers la sortie.

Pete les suivit du regard et aspira l’air entre ses dents. « Ce putain de Sparrow », m’expliqua-t-il « vaut mieux pas prendre de risques avec lui quand il a un coup dans le nez ».

Studsy se trouvait à la table d’à côté, celle qui avait été renversée. Il aidait les clients à se relever et à ramasser leurs affaires. « C’est mauvais » disait-il « mauvais pour les affaires, mais où peut-on fixer une limite ? Je suis pas à la tête d’un tripot, mais je dirige pas non plus une institution pour jeunes filles ».

Dorothy était pâle, effrayée ; Nora écarquillait les yeux avec stupéfaction ». « C’est un asile d’aliénés » dit-elle. « Pourquoi ils-ont fait ça ? ».

« Tu en sais autant que moi », je lui ai dit.

Et c’est là la pure vérité. Le gros type nommé Sparrow ne sera plus jamais mentionné dans le livre. Cette scène n’est la conséquence d’aucune autre et ne conduit à rien. Sa seule raison d’être consiste à montrer que Nick n’est plus au courant de rien, il est devenu un visiteur dans le milieu dont il faisait auparavant partie. Et quand je dis Nick, en vérité c’est à Hammett que je pense.

Hammett était un écrivain majeur, pour de nombreuses raisons, et notamment parce qu’il écrivait vraiment avec ses tripes. Quoiqu’il se soit illustré au sein d’un genre où l’action prédomine, où la subtilité dans la description psychologique des personnages et dans l’évocation de leur milieu est loin d’être une préoccupation centrale, il était néanmoins, à chaque mot et dans chaque phrase, capable de subtilité et de produire des textes pourvus de plusieurs niveaux de sens. Il était aussi susceptible de faire des allusions que de demeurer insaisissable, de se montrer délicat que de rester à l’écart de toutes ces histoires de poings qui cognent et de mitraillettes qui défouraillent. Il a mis beaucoup de lui-même dans son écriture, et c’est ce qui fait de la lecture de L’introuvable une expérience vraiment étrange, aussi étrange que l’est La Tempête : à l’intérieur de l’histoire, on peut voir l’écrivain lui-même qui prend des dispositions pour son propre départ.

Un petit peu avant la scène consacrée à Sparrow, Nick arrive à l’une de ces fêtes qui jalonnent le livre, fêtes qu’il préfère largement à l’élucidation des crimes dont il est censé s’occuper. La place consacrée à la description de son hôte et son hôtesse est disproportionnée par rapport à leur importance réelle dans le récit. Cette description précède un court dialogue :

Halsey Edge était un grand type squelettique qui avait une bonne cinquantaine d’années, un visage jaunâtre, des traits tirés et plus un seul cheveu. Il disait de lui-même qu’il était « une goule, par profession et par inclination » et c’était-là son unique plaisanterie, si tant est que c’en fût une. Il voulait dire par là qu’il était archéologue et il tirait une fierté particulière de sa collection de haches de guerre. C’était plutôt un brave type, à partir du moment où vous vous étiez résignés à l’entendre vous réciter de temps à autre le catalogue complet de son armurerie : haches de pierre, de cuivre, de bronze, haches à double lame, haches à facettes, haches polygonales, haches en forme de coquille Saint-Jacques, haches marteau, haches de charpentier, haches mésopotamiennes et hongroises, haches nordiques, et toutes semblaient sacrément mangées aux mites. C’était plutôt sa femme que nous ne pouvions pas sentir. Son prénom était Leda mais lui l’appelait Tip. Elle était très petite et ses cheveux, ses yeux, sa peau, quoiqu’elle fût naturellement de différentes nuances, avaient la même apparence boueuse. Elle s’asseyait rarement – elle se perchait plutôt ici ou là  – et elle aimait pencher légèrement sa tête sur le côté. Nora avait une théorie à son sujet : un jour, Edge avait ouvert une tombe antique, Tip en était sortie en courant et Margot Innes parlait toujours d’elle en l’appelant « le gnome », prononçant avec soin chacune des lettres de ce mot. Un jour, Tip m’avait dit qu’elle ne croyait pas qu’une seule œuvre littéraire écrite il y a vingt ans puisse passer à la postérité parce que la psychiatrie en était absente. Ils habitaient dans une vieille et agréable maison à deux étages, à la lisière de Greenwich village et l’alcool qu’ils servaient était excellent.

Une douzaine de personnes environ se trouvaient là lorsque nous arrivâmes. Tip nous présenta à ceux que nous ne connaissions pas avant de m’acculer dans un coin. « Pourquoi tu ne m’as pas dit que ces gens rencontrés chez toi, à Noël, étaient impliqués dans une affaire de meurtre? » me demanda-t-elle en inclinant sa tête vers la gauche jusqu’à ce que son oreille repose presque sur son épaule.

« Je ne suis pas certain qu’ils le soient. Et puis, qu’est-ce qu’une affaire de meurtre, de nos jours ? ».

Ce « de nos jours », à propos, a de quoi surprendre dans ce livre. Il a été publié en Janvier 1934, presque une année après la fin de la Prohibition, mais il n’en mentionne pas moins les speakeasys et l’histoire a l’air de se dérouler à l’époque de la Prohibition. Mais en même temps, la Dépression est bien présente dans le texte, qui met en scène des personnages autrement plus sophistiqués que ceux des histoires de durs à cuir publiées dans les années 1920.

Vous remarquerez aussi cette allusion faite en passant  à la littérature qui va ou ne va pas durer. L’introuvable est un livre très triste, rendu plus triste encore par la manière à la fois courageuse et souriante dont le narrateur dissimule sa tristesse. Hammett n’est pas en train de faire ses adieux aux histoires consacrées aux privés durs à cuire. C’est ce genre lui-même qui est en train de le quitter.

Entrée du rituel

Et voici le rituel qui fait son entrée, afin de venir à la rescousse de cette forme. Chandler s’est emparé du jargon des durs et l’a lissé pour en faire une sorte de poésie narrative, pleine d’images baroques et véhiculant sa propre « Weltanschauung », c’est à dire sa propre « conception du monde ». En ce qui concerne le style, ce n’est pas parmi les auteurs de Black Mask qu’il compte ses prédécesseurs ; l’influence majeure qu’il a subie est celle de Milton. « Là ils le trouvèrent tapi comme un crapaud, tout près de l’oreille d’Ève » est une phrase de Milton, pas de Chandler. En vérité, Le Paradis perdu est un titre à la Chandler, n’est-ce pas ?

Les Anglais préfèrent Chandler à Hammett parce qu’ils sont davantage capables de le comprendre. Le rituel est bien sous contrôle. Chez Hammett, dans Sang Maudit, il est beaucoup question de l’argent d’un personnage, ce qui donne lieu à la scène suivante :

Rhino a dit : « Comment j’ai gagné mon fric, c’est l’affaire de personne. Je l’ai gagné et c’est tout ».  Il a posé son cigare sur le rebord de la table, il a ramassé l’argent, il a léché un pouce aussi gros qu’un talon avec une langue aussi large qu’un tapis de bain et il s’est mis à compter sa liasse, billet après billet, en posant chacun d’eux sur la table. « Vingt – trente – quatre-vingts – cent – cent dix – deux cent dix – trois cent dix – trois cent trente – trois cent trente-cinq –  quatre cent trente-cinq –  cinq cent trente-cinq – cinq cent trente-cinq – cinq cent quatre-vingt-cinq – six cent cinq – six cent dix – six cent vingt – sept cent vingt – sept cent soixante-dix – huit cent quarante – neuf cent quarante – neuf cent soixante – neuf cent quatre-vingt-quinze – mille quinze – mille vingt – mille cent vingt – mille cent soixante-dix. Si quelqu’un veut savoir ce que j’ai : voilà ce que j’ai – mille cent soixante-dix dollars. Celui qui veut savoir où j’ai eu cet argent, peut-être que je lui dis, peut-être pas. Ça dépend si ça me chante ».

Bon, à quoi sert toute cette histoire ? Chandler n’aurait jamais fait une chose pareille. C’était quelqu’un qui se comportait toujours de façon bien trop correcte1

Finalement, Sang Maudit a donné lieu à des mini séries pour la télévision, où il disposait d’une durée suffisante pour être adapté dans son intégralité. Et j’ai apprécié la trouvaille qui avait consisté à ne pas choisir un héros ressemblant aux descriptions que fait Hammett de ce détective, nommé le Continental Op : à la place, c’est un acteur ressemblant à Hammett lui-même qui avait été retenu, un type grand, mince, aux cheveux blancs – James Coburn – vêtu de vêtements qui accentuaient encore la similarité. Bien sûr, Hammett était le Op, à la fois laconique, fataliste et agile.

Après Hammett et les écrivains de la première vague, Chandler et ceux de la deuxième vague étaient eux aussi leurs personnages, quoique d’une manière différente. La réalité était remplacée par la fiction, l’expérience par le rituel, la narration par la littérature. La gêne que l’on voit s’installer dans les dernières œuvres de Hammett était là dès l’origine chez Chandler.

Homosexualité latente, non assumée

Chandler apporta également un nouvel élément au genre : une homosexualité latente et non assumée. Les histoires qui traitent d’univers exclusivement masculins – le Western, lui encore, mais aussi les histoires de marin, les récits de guerre et Dieu sait que c’est également le cas des histoires de prison – sont toujours susceptibles d’accueillir cette possibilité et plus le genre est viril et violent, plus la tension créée par l’inclusion de l’homosexualité est forte.

Dans les œuvres de Chandler, cela a provoqué un clair-obscur empreint de désespoir qui est à l’origine de l’essentiel de la fascination suscitée par ses histoires, en particulier par ses romans. Le monde dans lequel Philip Marlowe évolue semble plus glauque encore que de coutume, avec ses événements obscurs et dépourvus d’explication, avec cette impression obsédante de solitude et de tristesse que les scénarios eux-mêmes ne suffisent pas à expliquer. Les attitudes sociales de la première vague d’auteurs – la certitude qu’ils avaient d’une absence totale de connexions dans le corps social, leur incapacité générale à faire confiance à autrui, atténuée toutefois par des exemples isolés de camaraderie – deviennent à la fois plus mystérieuses et plus poignantes lorsqu’une coloration homosexuelle lui est donnée.

Jamais le contenu homosexuel dans l’oeuvre de Chandler n’est apparu aussi clairement que dans les cinq premiers chapitres de The Long Goodbye. La relation de Marlow et Terry Lennox, à partir du moment où Marlow passe le prendre – dans les deux sens du terme – en face d’un bar restaurant nommé « Les Danseurs », est inexplicable de toute autre manière. Si nous n’avons pas affaire ici à une relation homosexuelle, je me demande bien de quoi il peut s’agir !

Je ne suis pas en train de suggérer que Chandler était homosexuel, ni d’ailleurs qu’il ne l’était pas, mais seulement de dire que le contenu homosexuel était l’un des éléments dans ses histoires de durs à cuire – avec leur qualité littéraire et la lassitude du monde dont elles se font l’écho – qui expliquent leur texture et leur pouvoir de fascination et les rend toujours bien vivantes aujourd’hui, quarante ans après qu’elles aient été publiées pour la première fois.

Le genre après 1945 : une troisième vague

Le grand sommeil

La Seconde Guerre mondiale n’a pas fait les affaires des privés. Non seulement ces histoires de filles d’hommes riches et brutaux se faisant la malle semblaient moins importantes que par le passé, mais qu’est-ce qu’un détective – aussi dur à cuire fut-il – pouvait bien faire contre le Troisième Reich ? Les espions et les témoins innocents étaient des héros tout trouvés pour cette période – leurs modèles, dans la réalité, étaient des soldats professionnels et des citoyens-soldats – et les privés n’avaient plus qu’à tuer le temps en attendant que la guerre soit finie.

La troisième vague d’auteurs durs à cuire toucha la grève en 1947. Kenneth Millar fit ses débuts à cette époque et publia trois romans sous son propre nom avant d’inventer en 1949 Lew Archer et Ross Macdonald. Donald Hamilton en fit autant, plusieurs années avant de créer Matt Helm. Et il ne fit pas autrement, l’auteur dont le premier livre publié en 1947 débutait de la manière suivante :

J’essuyai la pluie de mon chapeau et entrai dans la chambre. Personne ne dit un mot. Ils reculèrent poliment et je pus sentir leurs yeux sur moi.

Je cite l’incipit de J’aurai ta peau, de Mickey Spillane. Cette entrée est inhabituellement discrète, mais moins de deux pages plus tard, Mike Hammer fait le discours suivant face au corps sans vie de son ami :

Jack, tu es mort à présent. Tu ne peux plus m’entendre. Peut-être que tu le peux. Je l’espère. Je veux que tu écoutes ce que je vais dire. Tu me connais depuis un bail, Jack. Tu peux te fier à ma parole aussi longtemps que je vivrai. Je vais attraper le minable qui t’a tué. Il ne va pas finir sur la chaise. Il ne va pas finir au bout d’une corde. Il va mourir exactement comme toi. Avec une balle de 45 dans le ventre, juste en dessous du nombril. Je me moque de qui c’est, Jack, je l’aurai. Rappelle-toi : je me moque de qui c’est, je te le promets.

Spillane a repris le scénario du Faucon Maltais, cette obscurité menaçante à la Chandler, la parlure exagérément virile qu’affectionnaient les auteurs d’histoires de durs de la deuxième vague ; il les a mélangés avec l’atmosphère inquiète, impatiente et électrique de l’immédiat après-guerre et il en a tiré un chef d’œuvre du genre.

La Première Guerre mondiale avait laissé les gens fatigués et aliénés. La Deuxième Guerre mondiale les laissait surexcités, incomplets, désireux que la fête ne fût pas déjà terminée ; mais en même temps, ils étaient perdus et dévorés par la nostalgie que leur inspirait leur vie avant la guerre. La guerre avait duré trop longtemps, elle avait été trop brutale, avait changé trop de choses. Personne ne pouvait plus rentrer à la maison à nouveau. Vingt ans plus tôt, le Continental Op de Hammett avait dit : « Les émotions sont des emmerdeuses pendant les heures de travail », mais pour ces nouveaux écrivains, les émotions étaient toutes beaucoup trop fortes et bien trop insistantes.

Certains, comme Spillane, laissaient les émotions suinter comme du miel contaminé, ce qui donnait à leurs œuvres cette texture à la fois pulpeuse et collante. D’autres, comme de nombreux écrivains dont le nom incluait le mot « Donald » – Ross Macdonald, John D. MacDonald, Donald Hamilton – ne permettaient à l’émotion de filtrer qu’à travers une attitude froide et le pincement sévère d’une lèvres supérieure. Dans un cas comme dans l’autre, le rituel avait été malmené par la guerre : il était devenu plus fort et plus rude qu’il ne l’avait jamais été.

Richard S. Prather faisait exception à cette règle et cette exception, les gens l’ont appréciée un certain temps. Prather est le créateur de Shell Scott, un privé devenu complètement timbré. Tous le autres types faisaient une déprime, broyaient du noir et n’avaient pas l’air de beaucoup s’amuser dans la vie, mais Shell Scott aimait le rituel, aimait être un privé, aimait être un personnage de roman de gare. Il a commencé à glousser, à nous faire des clins d’œil et à nous montrer ses fesses en 1951 et voici le début de Scott chez les filles, qui date de 1956:

Elle ouvrit la porte avec fracas et dit « Grand… », mais elle s’arrêta aussitôt et se mit à me fixer. Elle était aussi nue qu’une nouille.

Je lui rendis son regard.

« Oh! » s’exclama-t-elle d’une voix perçante. « Toi, tu n’es pas ma grand-mère! ».

« Non », lui répondis-je « Je suis Shell Scott et t’es pas ma grand-mère non plus ». 

 Elle me claqua la porte au nez.

Oui, pensai-je, c’est bien la bonne maison.

Parmi tous les incipits d’histoires de détectives que je connais, je crois que mon préféré est celui d’une nouvelle mettant en scène Shell Scott : En tombant de sommeil, publié 1953. En voici les premières lignes :

Vous prenez un avion depuis les États-Unis et vous vous envolez vers le sud; quelques heures plus tard, à plus de sept mille pieds d’altitude, là où l’air est limpide et raréfié, vous amorcez votre descente vers Mexico City où vous hélez un taxi qui vous conduit à l’Hippodrome des Amériques, où les chevaux courent sur le côté, en arrière et parfois autour d’une piste de sept furlongs; après la quatrième course, vous allez faire un tour dans la zone des enclos.

Là, vous voyez un type gros, jeune, costaud et disgracieux, avec ce bronzage typique de Mexico City, ses cheveux sont courts et prématurément blancs, dressés vers le ciel comme la tête d’un balais brosse bien taillé, de ses bras il entoure la taille de deux charmantes jeunes filles qui ressemblent à des stars du cinéma latino, et là, vous lui dites : « Hé! Regardez-moi ce porc avec ses deux traînées».

C’est moi. Moi le porc avec les deux traînées et vous pouvez bien aller au diable.

Il y a cinq jours, j’ai quitté Los Angeles…

Aussi différents qu’ils aient pu être à bien des égards, Prather et Spillane étaient sur la même longueur d’onde dans le domaine politique : tout deux avaient pris le contrepied des opinions affichées dans les années 1920 par les auteurs de Black Mask. Tous ou presque inclinaient vers la gauche du spectre politique, appuyaient les syndicats, désapprouvaient les propriétaires de mines et le reste des personnes fortunées et croyaient ferme que le système sur lequel reposait l’Amérique était fondamentalement bon quoique régulièrement corrompu par des gens qui se préoccupaient d’abord de leur intérêt personnel.

Les opinions de Mike Hammer et Shell Scott sont beaucoup plus à droite et leur attitude est clairement influencée par la guerre. D’une manière ou d’une autre, le véritable ennemi vient de l’étranger et tous ceux qui désapprouvent le statu quo et veulent apporter le moindre changement entrent aussitôt dans la liste des suspects. En fait, leur unique point de désaccord avec l’état des choses telles qu’elles sont concerne la justice criminelle dont ils jugent qu’elle est trop indulgente, ce qui les conduit souvent à penser qu’ils n’ont d’autre choix que d’assumer par eux-mêmes la justice – à moins que ce soit autre chose qu’ils désignent par ce nom.

Nous voici bien loin des origines du genre. Dans les années 1920, les privés ne jouaient pas les justiciers parce qu’ils ne servaient aucune cause, à l’inverse de Hammer et Scott, dans les années 1950 et 1960.

L’Histoire est un éléphant : si vous l’énervez, vous risquez de vous faire piétiner. La guerre du Vietnam a fait passer les opinions de Hammer et Scott pour grossières et dépourvues d’intérêt ; leur popularité en a pâti et ne s’en est jamais remise.

Si Hammett peut être considéré comme la figure majeure de la première vague des écrivains durs à cuire, comme l’est Chandler pour la deuxième, il est communément admis que Ross Macdonald était la vedette de la troisième, et si tel est le cas, il est également un excellent exemple des dangers inhérents au rituel.

Quelque part au milieu de sa carrière, Macdonal a commencé un roman dont le mystère au centre de l’intrigue concernait l’origine d’une personne tandis que la solution de l’énigme dépendait de la révélation d’un secret vieux de vingt ou trente ans.  Macdonal a réécrit ce livre encore et encore, pendant deux décennies environ. Ce que les gens disaient n’avait pas d’importance. Nous pouvions bien l’implorer et le supplier, le menacer et pleurer, nous pouvions bien retenir notre respiration ou taper du pied sur le plancher, il s’en moquait complètement – il continuait à écrire ce sacré bouquin. Parlez-moi d’un dur !

Macdonald devint également de plus en plus maniéré, au point de se laisser entièrement définir par son maniérisme. Les comparaisons tirées par les cheveux, l’introspection mélancolique, le point de vue cynique sur la société – personne ne s’amuse jamais en lisant un livre de Ross Macdonald.

Choisis presque au hasard, voici quelques extraits tirés de son roman de 1966, Black Money :

Ses dents de devant m’éblouirent comme une paire de ciseaux.

Sous son costume Ivy League taillé soigneusement sur mesure, il dissimulait une couche de gras pareille à une armure aisément pénétrable.

 Elle était belle et ténébreuse, avec cet air légèrement impérieux des femmes qui règnent sans partage sur une grande maison. 

Comme Jane Eyre ? Voici un paragraphe qui est moins une métaphore filée qu’un long tâtonnement autour de cette dernière:

L’université se trouvait là où la campagne s’étendait récemment encore. Sur les collines chauves tout autour, on remarquait toujours les derniers vestiges d’une orangeraie qui les avait jadis recouvertes d’un vert feuillage. La plupart des arbres sur le campus étaient des palmiers, ils avaient l’air d’avoir été transportés là et plantés alors qu’ils étaient déjà parvenus à maturité. Les étudiants donnaient une impression similaire. [Et ce, à l’inverse de la plupart des universités, dont les étudiants ont l’air d’y être nés et d’y avoir grandi. – Westlake].

L’un d’entre eux, un jeune homme portant une barbe qui lui donnait l’air d’un Toulouse-Lautrec de belle taille…

Et une dernière citation pour la route:

Il avait un nez long et légèrement courbé qui avait un air à la fois inquisiteur et déterminé. 

J’espère que mon propre nez a l’air dubitatif.

De temps à autre, quelques très rares auteurs ont tenté d’éviter le rituel et d’utiliser à la place une sorte de réalité afin de structurer leurs écrits, et je pense que le meilleur exemple de ces mutants est de loin celui de Joe Gores, qui a commencé à écrire à la fin de la troisième vague. À partir de la fin des années 1960, Joe Gores s’est emparé de la forme du roman d’enquête, et au lieu de reprendre une réalité antérieure mais aussi des conventions standardisées, il a écrit des nouvelles et des romans reflétant sa propre carrière de détective dans notre monde, et non celui des années 1920 ou des années 1940. Ses nouvelles et ses romans consacrés à l’Agence Dan Kearny sont à la fois fermement ancrés dans le genre et toutefois bien vivants tandis que son roman hors-série, Interface (1974), a repoussé les limites du genre plus loin que ne l’avait fait quiconque auparavant.

Cependant, non content d’avoir produit une œuvre remarquable et agréable à lire, Joe Gores a également infirmé sans le vouloir le principe selon lequel, une fois qu’un genre dépend du rituel, il ne peut jamais plus revenir à la réalité. Le corps qui dépend de la strychnine ne peut plus vivre s’en passer.

La Guerre du Vietnam

La dernière vague s’est fracassée sur le rocher de la guerre du Vietnam. La guerre n’est jamais bonne pour les privés et celle du Vietnam a été pire que toutes. Elle a tout dévalorisé. Rien n’était sûr encore, rien n’était vrai, il était dangereux de faire confiance à n’importe qui de plus de trente ans, de moins de trente ans ou âgé de trente ans. La plus délectable réplique prononcée par un dur à cette époque est sans conteste celle d’Eugene McCarthy en 1968 à Chicago, lorsqu’il a perdu sa campagne à la présidence: « Six mois passés sur la route, pour rien ». Avec The Detective et Tony Rome, Frank Sinatra s’est imposé comme l’incontournable héros des films policiers de l’époque, avant de se mettre tout à coup à incarner l’esprit même de cette dernière.

La télévision fait toutefois exception. Le monde réel n’affecte jamais, mille fois jamais, la télévision de divertissement, par conséquent les privés ont continué à reproduire leur kabuki à sensation sur toutes les chaines du petit écran. Je pense à Mannix et Cannon ainsi qu’à tous leurs petits copains, dont le meilleur était de loin Rockford. Rockford n’a pas essayé de rompre avec le rituel mais il l’a utilisé d’une manière extrêmement habile et savante. Ses relations avec la société et la police, avec ses clients et les femmes, s’inscrivaient pleinement dans la tradition du genre et pourtant, Rockford était un individu à part entière, un être humain crédible plutôt qu’une silhouette en carton enveloppée dans un trench-coat.

Il y a quelques mois, un ami m’a raconté une anecdote au sujet de l’acteur vedette d’une nouvelle série télévisée racontant les aventures d’un détective à Hawaï. Malheureusement, l’acteur est retourné à Los Angeles afin d’y recevoir un traitement ophtalmologique. Afin de le filmer sous le soleil hawaïen, le réalisateur avait dû diriger tellement de lumière sur ce pauvre garçon qu’il a brulé ses yeux et l’a presque rendu aveugle. Voulez-vous une métaphore exprimant ce qui est arrivé à l’œil perspicace du privé ? Il y a trop de lumière sur lui. Il ne peut plus voir.

Les après-guerres semblent engendrer de nouvelles vagues de détectives et j’ai le sentiment que nous sommes aujourd’hui en plein milieu d’une nouvelle, même si j’admets ne pas savoir grand chose à son sujet. Je sais que plusieurs personnes sont en train d’écrire l’exacte réplique des romans d’enquête du passé. Je sais également qu’il existe une organisation nommée Private Eye Writers of America, qui compte environ soixante-quinze membres dont chacun a publié au moins un livre ou une nouvelle à propos d’un détective privé. Je pense à toutes ces choses, puis j’essaye de prendre une grande inspiration, et je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup d’air qui circule dans tout ça. L’avant dernière période du Western était caractérisée par des histoires hermétiquement closes, racontant les aventures d’as de la gâchette, de grands éleveurs et de maîtresses d’école, où rien de rien ne reflétait la moindre réalité, et dont certains exemples tournaient même en dérision leur propre artificialité, comme c’est le cas de Vera Cruz. L’ultime période du Western fut marquée par Sergio Leone et son Western spaghetti, par Le Bon, la Brute et le Truand, l’un de ces films entièrement tournés avec des gros plans puisqu’un plan d’ensemble aurait révélé que les personnages se tenaient debout sur une lune stérile et privée d’air.

Il y a un certain temps, les membres de l’association Mystery Writers of America se sont entendus avec ceux de plusieurs organisations installées à l’étranger afin d’organiser une vaste réunion à Stockholm. Des écrivains sont venus de tous les continents. Des histoires mettant en scène des détectives privés sont écrites, publiées et lues au Kenya et au Zimbabwe, au Japon et en Russie. De quel genre de livres s’agit-il ? À quelle vérité sont-ils reliés ? La brièveté des premiers Black Mask est de l’histoire ancienne depuis longtemps. La pertinence de cette époque a disparu. La vitalité issue de la nouveauté s’est enfuie. Le reflet d’une vérité sous-jacente n’est plus qu’un souvenir. Je ne sais pas très bien ce qui demeure.

Les livres et les nouvelles à l’origine de ce mouvement font exception. Les œuvres de Hammett se lisent toujours avec autant de plaisir et communiquent toujours la même impression de sincérité. Ses contemporains sont tout aussi pleins de vie et ne sont guère datés. Chandler conserve sa force et sa complexité. Les premières œuvres des Donalds – Ross, John D. et Hamilton – sont toujours aussi bonnes, réelles et évocatrices de l’époque de l’après-guerre. Chacun à sa façon si différente de l’autre Mike Hammer et Shell Scott sont des héros toujours aussi follement agréables à suivre au fil de leurs aventures que par le passé.

Le roman consacré aux détectives privés est peut-être emprisonné dans le carcan du rituel mais il n’est certainement pas mort. Les privés durs à cuire ont toujours bon pied bon œil et peuvent encore inspirer une œuvre de l’importance de Shane. Il s’en est fallu de peu avec Interface de Joe Gores. Dans l’intervalle, j’attends avec une impatience mêlée d’appréhensions le premier film noir spaghetti.

Donald E. Westlake

Cet article a d’abord été présenté lors d’une conférence donnée à la Smithsonian Institution, le 13 mai 1982.

Suite de l’article D’une guerre l’autre : les privés dans le roman noir américain selon Donald E. Westlake (1)

Traduit de l’anglais (USA) par Benjamin Hoffmann

Notes

Notes
1Laissez-moi ajouter quelque chose au sujet de Sang Maudit. À l’origine, ce texte a été publié dans Black Mask sous la forme de trois courtes nouvelles distinctes les unes des autres et chacune avait son propre meurtrier et son dénouement. La couture de ces trois textes entre eux est une œuvre artisanale de la plus haute tenue, même si le scénario du livre s’avère être une machinerie un peu trop pesante. Il y a un certain temps, un producteur m’a contacté pour me proposer d’écrire un scénario à partir de Sang Maudit et je l’ai relu pour la première fois depuis plusieurs années, prenant des notes afin de déterminer comment les longueurs encombrant le texte pourrait être élaguées afin d’en tirer un film. Quand je suis arrivé à la fin du texte, je me suis rendu compte que le seul personnage que j’avais éliminé sans hésitation parce que je le jugeais secondaire était en vérité le meurtrier. Comme il était de toute façon impossible de tirer un film de ce livre, ce que j’ai dit au producteur, je lui ai suggéré à la place de faire un film à partir d’une autre histoire de Hammett, intitulée : « Le Sac de Couffignal ». Il a fait mieux encore : il a quitté l’industrie du cinéma et il n’a fait aucun film.
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