Back in the USSR ou retour à l’Empire russe ?

Dans un petit livre paru en décembre 1993, “La fin de l’URSS et la crise d’identité russe”,  je m’étais efforcée de montrer quel traumatisme avait représenté pour la grande masse de la population soviétique la sortie de l’URSS1. Si la chute brutale du niveau de vie de l’époque n’est plus autant d’actualité en Russie, demeure l’humiliation d’avoir désormais un territoire amputé des quatorze anciennes républiques socialistes soviétiques. Ces dernières, elles, ont pu revendiquer fièrement leur identité nationale, rejetant l’étiquette soviétique. Ce ne fut pas le cas des Russes, que l’on identifiait systématiquement aux Soviétiques, détenteurs du pouvoir central. On reproche à l’envi à Vladimir Poutine de considérer que la chute de l’URSS est « “la” plus grande catastrophe géopolitique du XXème siècle ». Outre le fait que la traduction en français me semble erronée, car il a seulement dit que c’était une “très grande” catastrophe géopolitique », peut-on sérieusement douter, avec le recul dont nous disposons à présent, qu’à côté des aspects éminemment positifs et incontestables (fin de la guerre froide, chute du communisme, dénonciation de ses crimes monstrueux, instauration de libertés fondamentales, dont celle de circuler), des retombées négatives de cet événement perdurent ?

L’actualité récente que j’ai eu le loisir de suivre tant en France qu’en Russie même m’a inspiré les réflexions suivantes.

Une atmosphère tendue

L’hystérie collective dont la Russie tout entière semble atteinte aujourd’hui, notamment après l’annexion de la Crimée, a de quoi surprendre par la rapidité avec laquelle s’est ouvertement manifesté ce changement (il s’est sans aucun doute opéré  progressivement  depuis un certain temps) dans l’opinion publique depuis le début de la « crise ukrainienne », euphémisme pudique, comme l’ont remarqué certains. Certes, ceux qui suivent l’évolution de la Russie depuis 1991, ne manquaient pas de relever une tendance, qui désormais paraît inexorable, à des manifestations de nationalisme agressif, de patriotisme échevelé.

L’attestent très largement tous les contacts inopinés, fortuits que peuvent avoir des étrangers en déplacement dans le pays. Les chauffeurs de taxi, notamment, d’habitude enclins à des diatribes fort critiques vis-à-vis des autorités, se permettant des remarques caustiques qui pouvaient même étonner, semblent chercher à tout bout de champ l’occasion d’apostropher un étranger pour lui dire tout le mal qu’ils pensent de l’Occident en général et de l’Amérique en particulier. Ce sera le cas, évidemment, pour tous ceux qui arborent fièrement le ruban de Saint-Georges2 sur leur antenne de voiture, à la boutonnière de leur veste ou à leur sac.

Drapeau russe

Les explications fournies par les têtes les plus pensantes du pays, politologues ou sociologues avertis pour certains, sont souvent surprenantes : si 80 % des habitants du pays soutiennent leur président, c’est, pour l’un, parce que cela fait « tendance » d’être du même avis que tous ; pour un autre ce n’est pas tant Vladimir Poutine qui est l’objet de cette adhésion massive, que le sentiment de la grandeur retrouvée du pays. En effet un consensus général se dégage parmi cette majorité écrasante de 80% (ou peut-être plus ?) de la population : la Russie a retrouvé la place qui lui revient dans le monde, elle s’est relevée, elle fait à nouveau peur aux autres pays, et les Russes éprouvent un sentiment de fierté de pouvoir défier ces étrangers qui les détestent et n’ont d’autre ambition que de « mettre à genoux » leur patrie. Cela dit, on constate que ce sont des arguments totalement irrationnels qui sont avancés, quitte à se contredire allégrement. Et l’on a bien souvent l’impression qu’au fond d’eux-mêmes, ces gens qui provoquent l’altercation cherchent en fait à ce que leurs contradicteurs les convainquent du contraire. Comment interpréter autrement cette exclamation qui fuse à tout bout de champ en Russie à l’heure actuelle : « Mais, en revanche, la Crimée est de nouveau à nous ! ». Cette construction stylistique « Mais, en revanche, (No zato, en russe)… », me ramène personnellement à un passé vieux de plus d’un demi-siècle, quand mes amis soviétiques, intellectuels fort critiques par ailleurs de la réalité soviétique, découragés de ne pouvoir fournir à une jeune étudiante française un argumentaire cohérent de la supériorité du régime sous lequel ils vivaient, finissaient par dire « Mais en revanche, nous avons des spoutniks ! » Et pour revenir encore plus longtemps en arrière, il conviendrait de citer Saltykov-Chtchedrine, grand écrivain russe du XIX-ème siècle, satiriste de talent, qui écrivait : «Il est vrai que X. a pillé les caisses de l’État, mais en revanche quel patriote il est ! »

Une propagande déchaînée

Comment expliquer cette unanimité dans le rejet de l’Occident, dans l’apologie du génie national, de la tradition russe qui trace une troisième voie à la Russie ? Les chaînes publiques de télévision et de radio, qui sont les seules à être présentes sur l’ensemble du territoire russe présentent une version unilatérale, tendancieuse et ouvertement mensongère de la situation qui conforte l’auditeur/spectateur moyen dans sa vision du monde. Tout le battage médiatique autour de la célébration du 9 mai (qui est la date officielle pour les Soviétiques) contribue à glorifier l’armée, l’héroïsme des combattants, le sacrifice des Soviétiques pour remporter la victoire contre les Allemands. On a souvent l’impression que l’on revient au bon vieux temps de l’Union soviétique, tout en portant également au pinacle l’Empire russe.

Les événements les plus futiles sont prétextes à souligner l’incompatibilité entre les traditions nationales qui s’appuient sur la triade du comte Ouvarov « autocratie, orthodoxie, esprit national », de plus en plus actuelle, et les valeurs de l’Occident : « Liberté, égalité, fraternité .» 3. Un exemple parmi d’autres : l’attribution du premier prix de l’Eurovision 2014 à le/la chanteur/se Conchita Wurst, représentant l’Autriche, a suscité un torrent de réactions indignées en Russie. Celle de Vladimir Jirinoski n’a étonné personne : éructant à son habitude des injures à l’adresse de l’Occident décadent, il a annoncé sa chute inexorable et imminente. Plus irrationnelle et délirante est l’interprétation qui fait croire que la décision du jury de l’Eurovision était une provocation délibérée destinée à montrer la haine que nourrit l’Europe tout entière vis-à-vis de la Russie.

Dans ce contexte, ponctuant le discours, des mots reviennent sans cesse, constamment martelés et perdant leur sens réel, ne gardant plus qu’une charge émotionnelle et servant exclusivement la propagande. Il en est ainsi des mots « fasciste », « patriote », « empire » indéfiniment répétés.

Cette nouvelle phase de la guerre de propagande porte ses fruits car elle s’enracine dans un terreau largement préparé. Il ne faut pas oublier, en effet, que l’enseignement de l’histoire à l’école s’appuie sur un manuel qui depuis maintenant une vingtaine d’années a été substantiellement remanié. Elle est loin l’époque où, au lendemain de l’effondrement de l’URSS, les examens d’histoire avaient été supprimés, car les manuels existants soviétiques ne correspondaient plus du tout aux révélations devenues publiques au moment de la perestroïka de la fin des années 1980. Depuis, les éditions successives du manuel de Aleksandr Danilov4.

De plus, de nouveaux écrivains tels que Zlotnikov, Joukov,Verechtchaguine, Volodikhine, représentants d’un genre littéraire que l’on appelle la Fantastika, très populaires,connaissent un énorme succès. Leurs œuvres véhiculent une idéologie impériale et nourrissent une nostalgie du passé, fût-il soviétique ou tsariste5.

Ajoutons enfin que le président russe, avec les succès qu’il a remportés sur la scène internationale (guerre de Syrie, asile accordé à Snowden) joints à l’évidente impuissance de l’Europe et la faiblesse des États-Unis, ne fait que conforter le Russe lambda dans son sentiment de fierté retrouvée.

Peuple vs intelligentsia

Des voix s’élèvent pourtant, peu nombreuses certes, mais d’autant plus audibles, car l’intelligentsia n’a pas totalement disparu en Russie. Elle aussi participe de la tradition russe. Ce sujet avait inspiré à Alexandre Blok, grand poète russe mort de faim à Petrograd en 1921, un ouvrage célèbre. Plus près de nous, en décembre 1993, lors des premières élections à la nouvelle Douma, apprenant le score important réalisé par le parti libéral-démocrate de Jirinovski, Iouri Kariakine, intellectuel russe flamboyant, spécialiste de Dostoïevski et pourfendeur du régime soviétique dans les années 1980, s’exclama : « Russie, tu as perdu la tête ! » En littérature, Vladimir Sorokine se livre, en 2006, dans son livre La journée d’un opritchnik, à une satire mordante de la Fantastikaimpériale que nous avons évoquée. Pour ridiculiser l’usage pléthorique du mot « patriote », une intellectuelle russe peu encline à mâcher ses mots rappelle que ce terme figure seulement SEPT fois dans le Dictionnaire de la langue de Pouchkine, référence absolue de la littérature pour les Russes. Notons que le dictionnaire en question comporte trois gros volumes ! 

Essayant de résister à ce maelström de patriotisme chauvin, des intellectuels publiaient le 19 mars 2014, dans le journal Novaïa gazeta, une lettre ouverte. Ils y protestaient contre la guerre, les risques d’isolement du pays, la restauration du totalitarisme.

En effet, la liberté de parole, malgré de sérieuses menaces qui planent sur elle, n’est pas encore totalement morte en Russie. Des journaux d’opposition continuent à sortir, tels que Novaïa gazeta ou Novoïé vremia, la radio Ekhode Moscou existe toujours, même la chaîne de télévision Dojd, qui disparut un temps des ondes, fonctionnait à nouveau (fin mai 2014 en tout cas). Comme toujours en Russie, les rumeurs les plus invraisemblables circulent, la contradiction étant que ce serait Poutine en personne qui serait intervenu pour rétablirDojd, la mesure de fermeture ayant été prise par le fournisseur de services… Bien souvent, ce sont des manifestations spontanées du « peuple » ou de ses « représentants » (les députés de la Douma) qui entraînent ces restrictions de la liberté de parole.

Toujours est-il que tous les jours des propositions de lois sont présentées qui visent à rétablir légalement une régime de censure et d’oppression. Ainsi, par exemple, le projet de « politique culturelle » nationale que défend le ministre de la culture, honni des intellectuels, publié dans le journal Izvestia, réaffirme solennellement l’incompatibilité des valeurs occidentales et russes.

Le monde est à nouveau séparé en deux entités opposées, la tolérance occidentale (on serait enclin d’ajouter, comme au bon vieux temps, « prétendue ») n’a rien à voir avec la tolérance « traditionnelle » russe. Commentant la politique culturelle qu’il appelle de ses vœux, le peintre « de cour » (ils sont plusieurs à pouvoir revendiquer ce statut : Ilya Glazounov, Tseretelli, Andreï Chichkine, notamment) Serguéï Andriaka précise au journaliste des Izvestia : « Notre pays n’a aucun avenir si nous ne nous tournons pas vers nos valeurs traditionnelles. La tradition, c’est la famille et notre riche héritage culturel. » Légèrement provocateur, un journaliste lui demande si Kazimir Malevitch peut être considéré comme un peintre russe. Andriaka répond que non et ajoute : « A la place de l’icône, Malevitch a suspendu son Carré noir en lieu et place de notre héritage culturel. » Il n’est peut-être pas inutile de présenter Serguéï Andriaka. Aquarelliste très réputé en Russie, il a bénéficié d’une promotion publique exceptionnelle grâce aux Chemins de fer russes РЖД. Il y a quelques années, dans le SAPSAN (le TGV russe) Moscou-Saint-Pétersbourg, il y avait de magnifiques tracts publicitaires posés sur tous les sièges, vantant les mérites de son école d’aquarelle. A Saint-Pétersbourg se tenait sa gigantesque exposition au Manège. On y trouvait prolifération d’aquarelles sur tous les thèmes possibles et imaginables: toutes les fleurs de la création; tous les animaux sans exception, des compagnons domestiques les plus inoffensifs aux fauves les plus féroces, tous les paysages les plus variés, russes ou étrangers, portraits, scènes de rue, ruines antiques, c’était sidérant! Excellent professionnel de la peinture, Sergueï Andriaka n’a aucune personnalité et a tendance à verser dans un kitsch effroyable, qui, malheureusement, fait aussi partie de la tradition russe. Plus grave, il manque singulièrement de culture artistique. On pourrait lui recommander le magnifique catalogue d’une exposition ayant eu lieu à Vérone en 2000, intitulée  “Kazimir Malevich et le sacre icone russe : Avanguardia e Tradizioni”.  Sa prise  de position publique dans le journal Izvestia faitfroid dans  le dos. C’est une adhésion aux  valeurs spirituelles et culturelles russes que Poutine cherche à promouvoir. Emanant d’un artiste, c’est inquiétant et surtout consternant. A quand une exposition sur l’art dégénéré à Moscou, peut-on se demander?

En effet, parallèlement, se développe une campagne haineuse contre tous les « ennemis de l’intérieur », ces intellectuels qui représenteraient une cinquième colonne complotant contre le régime, sapant les fondements de la société traditionnelle russe, en prenant notamment la défense de minorités suspectes, comme les Pussy-Riot ou les homosexuels. Les grandes manifestations de la fin 2011, avec leur symbole de « rubans blancs » que l’on a vite interdits (à la différence des rubans de Saint-Georges), ont fait peur au pouvoir. Elles ont peu de chance de se reproduire, compte tenu des toutes les interdictions décrétées, et de l’état d’esprit régnant. L’écrivain Lioudmila Oulitskaïa a dénoncé récemment cette violente campagne de dénigrement visant l’intelligentsia en général.

La Russie, hélas, semble non pas avancer, mais reculer, à pas de géants…

Doit-on se rassurer en lisant dans le journal Vedomosti que la population de la Russie se divise (d’après une enquête du centre Levada) en deux parts quasiment égales : 48% privilégient la priorité donnée au statut international de la Russie, alors que 47% préfèrent la prospérité de la nation6.

On aimerait tant que la Russie, quitte à se tourner vers le passé, renoue plutôt avec les traditions d’humanisme et de tolérance de certains Russes du XIXème siècle, tel Nikolaï Tourguenev qui, critiquant un « patriotisme étroit », citait Fénelon « […] j’aime encore mieux le genre humain que ma patrie »7.

Véronique Jobert

Sur le drapeau russe : adopté comme seul emblème national en 1896, interdit en 1918 et rétabli en 1991. Le rouge, selon la tradition byzantine, symbolisait la dignité impériale ; le bleu évoquait la Vierge, protectrice de la Russie, le blanc, la liberté. Signe aussi de l’alliance entre Russie blanche (Biélorussie), petite Russie (Ukraine) et grande Russie. Ndlr. 

Lire aussi sur la Russie : Un nationalisme au pied d’argile, Stalingrad, la chanson patriotique russe.

Notes

Notes
1Véronique Jobert, La fin de l’URSS et la crise d’identité russe, PUPS, 1993.
2Le ruban de Saint-Georges, à l’origine une décoration militaire instituée en 1769 par Catherine II pour faits d’armes accomplis pendant la guerre russo-turque, est devenue récemment le signe de ralliement de tous les « patriotes » russes.
3C’est ce que montre avec brio et un grand talent caustique l’écrivain Tatiana Tolstaïa.
4Manuel officiel approuvé par le ministère de l’Education de la Fédération de Russie.] Histoire de la Russie du XXème, début du XXIème siècles montrent que le manuel est de plus en plus conforme à l’historiographie soviétique[5. Un article sur ce sujet paraîtra dans le numéro 42 de La Revue russe : Olga Konkka,  La recherche d’un modèle de présentation de l’histoire soviétique dans les manuels scolaires des années 1990-2000.], notamment en ce qui concerne la Grande guerre patriotique[6. C’est ainsi que les Soviétiques appelaient la seconde guerre mondiale.
5Un autre article paraîtra dans le numéro 42 de La Revue russe : Viktorija Lajoye, Le héros au service du peuple dans la Fantastika postsoviétique ».
6International New York Times, 16 mai 2014.
7Cf. Elena Gretchanaia, Je vous parlerai la langue de l’Europe… (La francophonie en Russie (XVIII-ème-XIX-ème siècles), PIE Peter Lang, Bruxelles, 2012, p.21.
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