Anna, Ida et Wanda en Pologne (Ida de Pawel Pawlikowski)

Ida, ce film du cinéaste polonais Pawlikowski sorti au printemps, nous a paru si intéressant sur le plan cinématographique et sur le plan de l’histoire politique et culturelle polonaise que nous avons  demandé à la meilleure spécialiste de Pawlikowski, Joanna Rydzewska, de le mettre en perspective. Son article fait bien voir que l’histoire, la culture de cette partie orientale de l’Europe, les sensibilités politiques qu’on peut y repérer appellent réflexion. Ndlr


Dans un récent entretien, Pawel Pawlikowski déclarait : « Je ne fais pas de films commerciaux pour les masses […] Ida, c’était une sorte de suicide commercial : un film en polonais, avec des acteurs inconnus […] en noir et blanc, sans un mouvement de caméra […] dans un format incongru. Bref, la recette idéale pour courir droit à la catastrophe ». Chose intéressante, Ida donne tort à Pawlikowski, dans la mesure où le film lui offre son plus grand succès public à ce jour, et dans le monde entier. Rien qu’en France, 500.000 spectateurs sont allés le voir1, et c’est devenu l’un des films polonais les plus vus dans l’Hexagone, après, dit-on, le drame de l’Holocauste de Wanda Jakubowska, La dernière étape (1947). Ida a aussi reçu un bel accueil critique, comme en attestent de nombreuses récompenses récoltées aux festivals de Londres (2013) et de Gdynia (2013), à Cameraimage (2013), où ses deux chefs opérateurs ont été couronnés (Prix Golden Frog), avant l’International Critics’ Award (FIPRESCI) du Festival International du Film de Toronto (2013), et ce sans compter avec les louanges de la critique en général.

Pawlikowski est arrivé de Pologne en Grande-Bretagne à l’adolescence, dans les années 1970. Dans les années 1990, il a commencé par travailler à la BBC sur des films documentaires. Les débuts de sa carrière de réalisateur ont coïncidé avec l’effondrement des régimes communistes en 1989. Elle n’a cessé de s’épanouir au rythme des élargissements successifs de l’Union Européenne, en 2004 et 2007, avec le passage d’un régime de coexistence Est-Ouest de part et d’autre du Rideau de fer, à un autre, nourri de rencontres Est/Ouest sur tout le territoire européen. Dans ses films, Pawlikowski se penche sur ces mouvements de population et ces processus à l’œuvre au sein de toute l’Europe, et leurs effets sur les identités nationales. Dans ses œuvres, la question des identités nationales s’inscrit dans un jeu de forces contradictoires : flux transnationaux, mondialisation et migrations. De par leur nature même, ces forces mettent en présence des individus issus de nations diverses, révélant ainsi les différences et les identités propres. À bien des égards, les documentaires de Pawlikowski possédaient déjà tous ces traits en germe. Combinant des récits comportant une part de fiction et l’étude fine des intimités personnelles, ils s’inscrivaient dans le contexte d’événements historiques capitaux (en l’occurrence, la guerre de l’ex-Yougoslavie, l’effondrement de l’Union soviétique et l’ascension du populisme en Russie).

Cette démarche et l’intérêt du cinéaste, comme il le dit, pour « les personnages forts à la merci de l’histoire », un thème récurrent chez lui, sont aussi devenus la marque de fabrique de ses films de fiction, où il explorait des thèmes comme la situation critique des demandeurs d’asile en Grande-Bretagne (Transit Palace, 2000), le système de classes britannique (My Summer of Love, 2004) et aujourd’hui les relations entre juifs et Polonais, en Pologne. Ses œuvres possèdent toutes une profonde résonance subjective : Pawlikowski ne choisit que des sujets revêtant pour lui une signification personnelle. Ce sont des projets à très petit budget, il écrit lui-même ses scénarios et s’entoure d’un cercle de proches collaborateurs, acteurs et chefs-opérateurs disposés à s’investir dans son projet en contribuant tous à ses scripts, qui font toujours l’objet d’un développement minimal. Il y insiste : « On fait toujours un film sur soi-même ».

Retour en Pologne

Après La Femme du Vème  (2011), avec ses stars du cinéma européen (Christine Scott Thomas) et américain (Ethan Hawke), grosse production qui, de l’avis général, fut moins bien accueillie, Ida marque ainsi le retour du réalisateur au style minimaliste qui porte son empreinte : une narration qui lie étude de caractère et les questions d’identité personnelle et d’identité nationale.

Immaculée conception - Velasquez

Qualifié tour à tour de « petit bijou », de « parfait » ou de « poignant », Ida raconte l’histoire d’une jeune novice, Anna (Agata Trzebuchowska) qui apprend ses origines juives et l’existence de sa tante, juive elle aussi, Wanda (Agata Kulesza), ancien procureur communiste, femme pure et dure, responsable de la mort d’opposants polonais. Cette double découverte amène la jeune fille à revisiter l’histoire douloureuse et difficile des relations judéo-polonaises durant la Seconde Guerre mondiale et dans l’immédiat après-guerre. Le film est très peu dialogué, la photographie en noir et blanc est somptueuse, la caméra reste statique et le choix du format (1.37:1) est peu orthodoxe. Sa composition lestée par un centre de gravité situé très bas dans le cadre et une moitié supérieure au contraire très aérée lui prête instantanément une griffe unique et reconnaissable entre toutes. Alors que le choix de ce format d’aspect classique et cette photographie épurée en noir et blanc évoque immédiatement la Pologne et les films polonais des années 1960 (et telle était bien l’intention de Pawlikowski), sa mise en scène l’apparente à la vague récente des films européens d’époque, tournés en noir et blanc, qui cherchent à transporter leur public dans le passé : les années 1920 pour The Artist (Hazanavicius, 2011), et surtout la sombre exploration à laquelle se livre Michael Haneke des racines du nazisme, avec son récit tragique situé avant la Première Guerre mondiale, Le Ruban blanc (2009).

Ida est le premier film de Pawlikowski tourné dans sa Pologne natale, après des années de vie et de travail en Grande-Bretagne, et le tournage en France, en 2011, de La Femme du Vème. Il admet que c’est pour lui un projet très personnel, et déclare dans le dossier de presse qu’il s’agit « d’un film sur l’identité, la famille, la foi, la culpabilité, le socialisme et la musique. Je voulais faire un film sur l’Histoire, qui n’ait pas l’air d’un film historique, un film qui soit moral, mais qui n’ait pas de leçons à offrir. Je voulais raconter une histoire où “tout le monde a ses raisons”, une histoire plus proche de la poésie que d’une intrigue de fiction. Surtout, je voulais me tenir à l’écart de la rhétorique habituelle du cinéma polonais. Dans Ida, la Pologne nous est révélée par une “étrangère”, quelqu’un de l’extérieur qui ne défend aucun intérêt personnel. Cette vision est filtrée par le souvenir et l’émotion intime, les sonorités et les images de l’enfance.

L’année 1962

Ida est le film profondément personnel d’un réalisateur dont la grand-mère paternelle est morte à Auschwitz, alors que sa mère était catholique, et qui est parti de Pologne pour la Grande-Bretagne, à l’adolescence, l’âge où l’identité se forme. Tout ceci, explique-t-il, lui posa de profondes questions quant au sens de l’identité personnelle, perçue à travers le prisme de l’émigration. Le retour en Pologne est alors, littéralement, un retour dans ce pays qu’il a quitté adolescent sans réellement savoir qu’il n’y rentrerait pas, sa mère lui ayant simplement annoncé qu’il partait en vacances. C’est aussi un retour symbolique à l’Histoire, qui l’a formé, jeune homme, un retour nostalgique vers le monde perdu de son enfance : la musique de John Coltrane et d’artistes polonais de la période, le climat des hôtels de province, qui semblent tout droit sortis du premier film de Milos Forman, Lásky jedné plavovlásky/Les amours d’une blonde (1965), ou une marque bien précise de voiture, la Wartburg.

À l’origine, Pawlikowski voulait situer son histoire en 1968, sans avoir le personnage de Wanda à l’esprit, mais comme il le souligne, son histoire lui parut vite stéréotypée et engluée dans les politiques du moment. Pourtant, il a beau affirmer que son film ne concerne ni la politique ni l’histoire, on constate qu’il ne peut éviter ni l’une ni l’autre. Si l’année 1968 aurait été surtout marquée par les provocations antisémites et communistes, l’année 1962 et les personnages de la novice juive/catholique permettent une exploration des complexités de l’Histoire, de l’Eglise, du communisme et celle de l’identité judéo-polonaise. Par extension, cet arrière-plan historique permet à Pawlikowski d’élargir son examen à d’autres questions d’ordre général liées à l’identité — notamment la sienne, hybride elle aussi —, et à celles de la foi, de la métaphysique, de la transcendance et de l’action du hasard dans l’existence.

Ida peut donc être relié à l’exploration des origines de (sa propre) identité à laquelle se livre le Pawlikowski de l’âge mûr et à un retour nostalgique vers la Pologne de son enfance.

Changements politiques et production cinématographique

Si le cinéma polonais s’est toujours intéressé à l’Histoire, et s’il a même dû endosser la responsabilité unique d’en exposer le récit à la nation polonaise jusqu’en 1989, les films polonais n’en étaient pas moins censurés. Qui plus est, le régime communiste soumettait de nombreux événements historiques à une véritable loi du silence. Les années 1990 furent ensuite une période intense d’exhumation de ces événements, tel le massacre de Katyn, à laquelle la création, en 1998, de l’Instytut Pamięci Narodowej – Komisja Ścigania Zbrodni przeciwko Narodowi Polskiemu (IPN) (l’Institut de la mémoire nationale – Commission pour la poursuite des crimes contre la nation polonaise) devait fortement contribuer2.

Malgré l’intérêt accru pour ces exhumations historiques, des événements comme les meurtres perpétrés par des Polonais au sein de la communauté juive demeuraient à peu près inconnus jusqu’en 2001, avec la publication du livre de Jan T. Gross, Neighbours, qui explorait le massacre des juifs polonais de Jedwabne, commis en 1941, à l’instigation des Allemands, par leurs voisins polonais3. Cette publication déclencha une vive controverse et incita l’Institut de la mémoire nationale à ouvrir une enquête. L’Institut confirma les allégations de Gross (mais à une échelle plus modeste) et aboutit à l’érection d’un monument commémoratif.

Pour pleinement comprendre la résurgence du film historique (vers la fin des années 2000) et ce que nous révèle Ida, il importe de mentionner le rôle d’un parti politique, Prawo i Sprawiedliwość (Loi et Justice), qui introduisit l’histoire dans le discours public. Bien qu’il ait été accusé de défendre un patriotisme étroit, ce parti contribua à une prise de conscience de la polityka historyczna/la politique de l’histoire, devenue monnaie courante vers la fin des années 2000. C’est dans ce contexte de la publication de Neighbours, qui révéla à l’opinion la tragédie de Jedwabne et imposa la dimension historique dans la vie publique polonaise, qu’il faut comprendre la multiplication des films historiques en cette fin de décennie 2000.

Affiche Ida

Dans ce contexte, on pourrait mentionner, entre autres, le Katyn (2007) d’Andrzej Wajda, sur ce massacre des officiers polonais commis en 1940 par les soviétiques, ou Wałęsa  (2013), le film du même Wajda sur le leader du mouvement Solidarité4). On s’y montrait aussi bien plus introspectif, en sondant les limites de la représentation historique et en n’évoquant plus que diverses « versions » de l’histoire. C’est ce contexte personnel, politique et cinématographique qui contribua à la genèse d’Ida.

Ida Lebenstein

L’histoire commence quand apparaît à l’écran Anna, une jeune novice sur le point d’entrer dans les ordres. Elle vit au couvent depuis l’enfance, où elle est arrivée orpheline, et la Mère supérieure suggère qu’avant de se vouer au seigneur, elle rende visite à sa seule parente survivante, sa tante, la sœur de sa mère, Wanda. La scène de leur rencontre illustre à merveille la démarche minimaliste de Pawlikowski : quand Anna arrive à l’appartement de Wanda, les premiers mots qu’elle entend sont ceux-ci : « Tu es une nonne juive ? », à quoi Anna répond avec une nuance d’incompréhension : « Qui ? ». Wanda insiste : « Tu es juive. Tu t’appelles Ida Lebenstein ». Malgré la réticence de Wanda, qui se refuse à nouer la moindre relation avec elle, quand Anna apprend quelles sont ses origines, elle décide de se rendre sur les tombes de ses parents. Ce qu’elle ne sait pas, c’est que ses parents n’ont pas de sépulture. Interpellée par la profonde conviction de la jeune nonne, qui tient à découvrir le sort réservé aux siens, Wanda l’accompagne dans ce voyage.

À partir de là, le film recourt habilement à la formule du road movie qui, au cinéma, a souvent servi de véhicule à la quête d’identité. Les deux femmes finissent par former un couple inattendu qui découvre une vérité politique historique troublante, l’implication de paysans polonais dans le meurtre des parents d’Anna. Apparaissent aussi dans la narration les liens de Wanda avec le système communiste et son État répressif et les meurtres de Polonais.

La détermination d’Anna à connaître son passé personnel est aussi un besoin de découvrir l’histoire collective. S’il la dépeint comme un être profondément croyant, notion presque anachronique dans une culture occidentale moderne qui insiste sur la réalisation individuelle et matérielle, Pawlikowski s’intéresse surtout à la transcendance et à la métaphysique, mais cet intérêt aboutit à une définition très concrète et matérielle de l’identité, lorsqu’Anna s’aperçoit qu’en réalité, elle a du sang juif.  Bien que la génétique soit une province de la biologie, et que la foi relève du domaine de la métaphysique, l’une et l’autre entrent en conflit, et ce conflit vient perturber la perception qu’Anna a d’elle-même, et la pousse à accomplir ce voyage, celui de la découverte de soi et de l’exploration historique des relations judéo-polonaises. Ce sont ces deux sujets connexes qui sont explorés dans Ida.

Pawlikowski explore les questions d’identité en juxtaposant les deux personnages féminins, structure narrative auparavant utilisée dans My Summer of Love (2004), où il mettait en présence Mona (Natalie Press), une femme de la classe ouvrière, et Tamsin (Emily Blunt), une femme des classes moyennes. Leur relation brute était aussi imprégnée de politique, ce qui lui permettait d’explorer les inégalités d’un système de classe à l’anglaise, très hiérarchisé. Ida joue sur cette juxtaposition entre deux femmes, tandis que les événements historiques donnent l’arrière-plan qui permet d’explorer ces questions identitaires. Le lien entre l’exploration historique des relations judéo-polonaises et le voyage de découverte de soi qu’entreprend Anna se noue avec la question de l’identité. À cet égard, Pawlikowski entrecroise des questions d’identité individuelle et collective, une série d’interrogations sur « qui nous sommes » face aux événements historiques, des frontières mouvantes et une mobilité croissante, ainsi que des appartenances politiques changeantes.

Le disciple doué de Krzysztof Kieslowski

La question des relations judéo-polonaises devient ensuite le point de départ à partir duquel explorer les questionnements plus vastes de la foi, de la spiritualité, de la transcendance, de ce que cela signifie d’être juif, polonais, catholique ou communiste. Au fond, ce sont là autant de sujets profonds touchant à la coïncidence, au hasard de la naissance en un lieu et en un temps donnés, et aux circonstances historiques. Ces thèmes font de Pawlikowski un disciple doué de Krzysztof Kieslowski. La double vie de Véronique (1991) et Le Décalogue VIII (1989) – le premier, axé autour de deux personnages de jeunes filles identiques, l’une née en France et l’autre en Pologne, et de l’effet qu’exerce sur elles leur lieu de naissance, et le second traitant les dilemmes éthiques et l’ambiguïté des choix durant la Seconde Guerre mondiale, notamment à propos des juifs, que certains décident ou non de secourir, et des possibles répercussions d’un tel geste. Ces deux films explorent très précisément cette thématique : nous ne choisissons ni notre lieu de naissance ni les décisions auxquelles nous sommes confrontés, mais ces décisions et ces choix nous façonnent profondément et nous mettent à l’épreuve.

Après avoir compris qu’elle n’est pas qui elle croyait être, Anna/Ida s’engage sur la route de la découverte de soi, mais Wanda doit elle aussi découvrir son passé profondément enfoui. Elle est juive et, dans une vie antérieure, elle fut un procureur d’État haut placé, partie prenante de parodies de procès intentés contre des patriotes polonais. Elle est intelligente, pleine de lucidité, dotée d’un solide sens de l’humour et apprécie les plaisirs épicuriens, ceux de l’alcool et des aventures d’une nuit. Pawlikowski nous affirme s’être librement inspiré pour le personnage de Wanda d’Helena Wolińska-Brus, procureur d’État stalinienne, qui, avec d’autres, participa à la parodie de procès intenté au général August Emil Fieldorf, « Nil », le héros de la Résistance.

Pawlikowski rappelle qu’à la fin des années 1980, étudiant à Oxford et plus ou moins sans domicile fixe, il était régulièrement invité chez le professeur Brus et son épouse, Helena, qu’il décrit comme « chaleureuse, pleine d’esprit, charmante ». À cette époque, il ne connaissait pas le passé de Mme Wolińska-Brus. À la fin des années 2000, il apprend que le gouvernement polonais réclamait l’extradition de cette délicieuse épouse d’universitaire, pour crimes contre l’humanité. Pour lui, le personnage de la femme qu’il connaissait ne pouvait cadrer avec ces deux personnalités totalement opposées : comment cette dame de 80 ans, charmante et pleine d’esprit, aurait-elle eu la trempe d’une meurtrière, quand elle avait la vingtaine ? C’est cette question de l’identité – sommes-nous toujours la même personne et deux personnalités différentes peuvent-elles coexister ? – qui inspire le personnage de Wanda. Tout comme Anna, ce personnage incarne alors une exploration de la question de qui nous sommes. À un certain stade du récit, Anna/Ida demande à Wanda : « Qui es-tu ? ». À quoi Wanda répond : « Maintenant, je ne suis personne ». Certes, on peut critiquer pareille représentation du caractère juif, qui reprend à son compte les pires stéréotypes de ce qu’on appelle les « Żydokomuna » (les juifs communistes). Toutefois, dans la représentation du film, la complexité de cette femme va à l’encontre d’une analyse aussi littérale et appelle plutôt à une prise de conscience de la dualité des êtres humains, où personne n’est exempt de faute.

En dépit de ce travers terrible, celui de l’abus de pouvoir, Wanda reste un personnage digne d’être aimé, suprêmement intéressant, alors que ses vulnérabilités, son amour pour sa sœur et son fils, tous deux morts assassinés par des paysans polonais, contribuent dans une certaine mesure à l’humaniser. L’interprétation magnifique d’Agata Kulesza exprime aussi des contradictions qui, sans cela, seraient demeurées imperceptibles. Pawlikowski ajoute que le personnage de Wanda se fonde également partiellement sur celui de son propre père, doté lui aussi d’un grand sens de l’humour mais qui souffrait d’une certaine incapacité du sentiment.

Ida

Incapable d’affronter davantage l’impasse tragique où elle se trouve, Wanda se suicide ce qui, à un niveau allégorique, peut renvoyer à l’expulsion des juifs de Pologne, en 1968. La scène du suicide rappelle à s’y méprendre l’un de ses compatriotes, réalisateur émigré, Roman Polanski, dans Le Locataire (1976), l’histoire d’un immigré polonais à Paris, qui perd son identité et s’approprie celle d’un ancien occupant de l’appartement où il habite. Pawlikowski déclare que s’il envie le stoïcisme d’Anna, il trouve les femmes comme Wanda intéressantes parce qu’elles portent cette contradiction en elles. On peut dès lors affirmer que les deux personnages reflètent leur auteur, non pas l’individu dans sa dimension biographique, mais « l’intelligence primordiale qui organise la compréhension du film ». Ces personnages peuvent commettre des erreurs, mais du point de vue de Pawlikowski, ils sont plus intéressants que ceux qui sont façonnés par la culture contemporaine de la conformité, où tout le monde se ressemble, coulé dans le moule de médias omniprésents. Pawlikowski ne juge pas, mais à l’instar de Jean Renoir dans La Règle du Jeu (1939), il montre que « Tout le monde a ses raisons ».

Anna comme énigme

De même, Anna est un personnage complexe, qui affiche une dualité de caractère due à son intégration de deux identités, catholique et juive. L’Anna d’Agata Trzebuchowska est l’archétype de la modération et de la litote, et l’actrice, qui n’avait encore jamais joué auparavant (Pawlikowski l’avait dénichée dans un café de Varsovie), mérite tous les éloges pour la profondeur qu’elle donne à son personnage.  Alors que celui d’Anna se caractérise par son christianisme et sa judéité rudimentaires, son jeu si simple et naturel, le montage de Pawlikowski « qui évite le commentaire » et le travail « austère de la caméra » visent un style transcendental aussi élaboré que celui de Paul Schrader. L’énigme d’Anna contribue aussi à projeter la complexité de la situation. Sachant qu’Ida est destiné aux salles européennes fréquentées par un public exigeant, l’excès d’explication risquerait en fait de lui aliéner ces spectateurs, qui ne supportent ni didactisme ni interprétation forcée. Au lieu d’exposer ce qu’Anna ressent face à cette réalité, Pawlikowski propose un certain nombre de scènes subtiles qui révèlent une remise en cause du sentiment d’identité (chrétienne) de la jeune fille, à tel point que le public doit finir par se demander ce qu’elle ressent.

Ainsi, après le suicide de Wanda, Anna / Ida retire son habit de nonne (et l’identité chrétienne qu’il lui conférait) et essaie les vêtements de sa tante, des chaussures à talon haut et une robe de cocktail. Ce n’est guère un hasard si, pour parler de cette fluidité de l’identité d’Anna, Pawlikowski se réfère à un autre chef d’œuvre de l’exploration d’une identité en crise, le Répulsion 1965) de Roman Polanski, où une autre immigrée, la Belge Carole (Catherine Deneuve), à Londres, est prise de folie homicide et tente d’adopter l’identité de sa sœur. Et puis Anna / Ida passe aussi la nuit avec ce saxophoniste, qu’elle a rencontré peu auparavant. C’est le défi que lui a lancé Wanda qui la pousse à essayer la vie laïque : si elle ne connaît rien des plaisirs terrestres, alors en réalité, son sacrifice ne vaut rien. Et, après y avoir goûté, elle choisit de remettre son habit de nonne.

Pourtant, les dernières images achèvent le film sur une fin indécise : nous voyons Anna marcher sur une route, sans doute en direction du couvent. En d’autres termes, Anna /Ida pose des questions sur le fait d’être chrétien, juif et polonais – sur ces identités qu’Anna possède en elle. Chacun aimerait recevoir des réponses faciles à ces questions, afin de trouver des solutions non moins faciles aux dilemmes de l’existence, mais le film de Pawlikowski n’en propose aucune, car la vie elle-même n’en offre pas.

Un essai filmique

De manière générale, Ida est un exercice tout de retenue et de subtilité, et l’œuvre fonctionne comme un essai filmique, en laissant quantité de choses non-dites. Pawlikowski déclare avoir conçu son film comme une forme de méditation, où il nous présente des êtres confrontés à certaines situations, et leur manière de les surmonter. Pour évoquer à la fois l’intrigue et l’Histoire, il use spécifiquement de la formule du « présent permanent », plutôt que de celle de la mémoire. Il veut « mettre les êtres en présence de moments mystérieux », et voir comment ils se comportent. La mémoire implique le jugement, l’évaluation d’une situation, mais ce que Pawlikowski recherche, c’est une réflexion : comment un personnage réagira à certaines révélations. C’est au public de combler les vides avec les émotions et les pensées qui lui sont propres. À cet égard, le film s’inscrit souvent dans la meilleure tradition du cinéma d’auteur, qui pose plus de questions qu’ils n’apporte de réponses.

À travers ses thématiques, Ida s’inscrit dans le discours cinématographique sur les relations judéo-polonaises, récemment illustré par les quelques films mentionnés plus haut, comme Sekret (pas entièrement réussi et un peu kitsch), ou des œuvres chargées de toute une symbolique, comme Z Daleka Widok jest Piękny/It Looks Pretty from a Distance, ou encore Pokłosie/La glanure (aussi réputé que controversé). Toutefois, il vient ajouter à ce débat émotionnel très chargé une vision perspicace, intelligente et équilibrée, que tous les commentateurs n’approuvent pas. Malgré un accueil critique généralement élogieux, Agniezska Graff, dans un article pour Krytyka Olityczna a pu critiquer un excès d’esthétisme et sa manière de contourner l’histoire et la politique. En effet, évitant toute exposition franche de la situation, le film repose beaucoup sur un art de la litote – ce dont de nombreux critiques se sont en revanche félicité.

Dans ses interviews, Pawlikowski a affirmé plusieurs fois ne pas s’intéresser à la politique et à la vivisection sociologique du corps social. Au lieu de quoi, il « tombe amoureux des personnages, de leur vie et de leur histoire ». Et c’est aussi ce que fait son public. Toutefois, si ses personnages si sympathiques touchent une corde sensible chez le spectateur, c’est précisément en raison de ce réalisme émotionnel plein de vérité, très enraciné dans leur situation sociale, politique et historique. C’est pourquoi la posture censément apolitique du film, cet accent très marqué sur l’esthétique et son absence de conclusion tranchée, que contestent certains commentateurs, constitue en fait sa plus grande force.

Ida

Le style minimaliste et concis de Pawlikowski, son mode de narration et son esthétique, illustrent sa démarche du « plus par le moins » (le film dure même moins de 80 minutes), inscrivant Ida dans toute la tradition du cinéma d’art et d’essai européen et le style transcendental de réalisateurs comme Carl Theodor Dreyer, Robert Bresson, Ingmar Bergman et, en Pologne, Jerzy Kawalerowicz (surtout son Matka Joanna od Aniołów/Mère Jeanne des anges, 1961). Mais d’abord et surtout, le film renvoie à tout le débat autour de la représentation de l’Holocauste, et aux difficultés que soulèvent la parole et la représentation d’un tel sujet. Dans un avant-propos au livre d’Annette Insdorf, Indelible Shadows : Film and the Holocaust (1989), Elie Wiesel évoque les propos du rabbin de Kotsk, méditant sur certaines vérités, qui peuvent être communiquées par le mot, d’autres par le silence, et d’autres encore que même le silence ne peut exprimer. Wiesel est conscient du paradoxe qui peut naître de cette démarche : si certaines vérités ne peuvent même être communiquées par le silence, l’absence de communication peut signifier, et signifiera, l’effacement, l’oubli et l’obscurité. C’est pourquoi Wiesel souligne aussi que malgré, ou peut-être à cause de tout ceci, nous nous devons de parler et de représenter, si difficile et imparfaite que puisse être cette représentation.

L’effacement et la retenue

Elie Wiesel insiste sur le fait que certains films résonnent en nous […] [ce] sont des œuvres d’art. À l’inverse de certains autres films, ils ne prétendent pas tout montrer ou tout expliquer, le pourquoi et le comment de l’ère nazie. Ils nous révèlent, comme une empreinte secrète, des êtres humains subissant la malédiction des dieux, et c’est tout. Leur retenue, leur humilité, je dirais presque leur effacement, contribuent à leur force de conviction. ».  C’est précisément ce que Pawlikowski tente de réussir dans Ida. En abordant des questions d’histoire et de mémoire, son film invente un nouveau langage pour parler d’événements historiques traumatisants, en adoptant un point de vue « moral, mais sans leçons à donner ».

Si l’on a conscience de l’insuffisance des mots et des images, comment expliquer qu’un homme en assassine un autre, son voisin ou sa voisine ? Ou comment expliquer que des patriotes soient condamnés à mort au terme de parodies de procès ? Ou qu’arrive-t-il quand on apprend que l’on n’est pas celui que l’on croit être ? Pawlikowski choisit des dialogues et une musique de type minimaliste (le silence plutôt que l’explication), une photographie élégante et ascétique, en noir et blanc, et le format carré typique des classiques (qui traduit aussi le traquenard de l’Histoire) pour soulever des questions historiques, mémorielles et identitaires — parce que tout le monde a ses raisons.

Joanna Rydzewska

Iconographie : Velasquez, L’immaculée conception (1618-1619), photographies et affiches du film.

Notes

Notes
1http://www.imdb.com/title/tt2718492/business.
2Cet Institut a le pouvoir historique et judiciaire de préserver la mémoire des souffrances et des pertes subies par la nation polonaise durant la Seconde Guerre mondiale et l’après-guerre.
3Dans cet article, et sachant bien leur imprécision, j’utilise le terme “Polonais” pour désigner les citoyens polonais d’origine polonaise et le terme “juifs” pour désigner les citoyens polonais d’origine juive
4Citons également Général Nil (2009), consacré à Emil August Fieldorf, le général de brigade polonais exécuté par le régime communiste en 1953, Popiełuszko (Wieczyński, 2009), l’histoire d’un prêtre catholique lié au mouvement Solidarité, assassiné par la police secrète, ou The Assassination of General Sikorski – Gibraltar, 1944 (épisode de la série Infamous Assassinations, BBC, 2007), adaptation télévisée de la controverse entourant la mort de Władysław Sikorski, commandant-en-chef de l’Armée polonaise et Premier ministre du gouvernement  polonais en exil.]  Après le cinéma des années 1990, tout entier dédié aux « superproductions » nostalgiques traitant de l’histoire du XXème siècle comme Ogniem i Mieczem/Par le fer et par le feu Sword (Hoffman, 1999), Pan Tadeusz (Wajda, 1999) ou Quo Vadis (Kawalerowicz, 2001), autant d’œuvres destinées à renforcer l’idéologie nationale officielle, les années 2000 virent l’émergence de films bien plus subversifs traitant de l’histoire récente. On ne se contentait pas d’y aborder des sujets controversés comme l’échec du « nettoyage » de la société (ou sa « lustration », selon la terminologie en vigueur) de ses anciens indicateurs de la police secrète[5. Avec des films comme Różyczka/Little Rose Kidawa-Błoński, 2010) ou les relations judéo-polonaises (comme dans Joanna (Falk, 2010), W Ciemności/Sous la ville (2011) Sekret/Secret (Wojcieszek, 2012), Z Daleka Widok jest Piękny/It Looks Pretty from a Distance (Sasnal, 2011) et Pokłosie/La glanure (Pasikowski, 2012
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