Ou comment la plupart des organisations syndicales françaises ont dû épouser bon an, mal an, le développement durable après un long aggiornamento. Tour d’horizon et analyse des stratégies des différentes organisations syndicales face aux enjeux du développement durable.
Développement durable et syndicalisme entretiennent des relations ambiguës, parfois même conflictuelles. D’un côté de la ligne se trouvent les syndicats, corps intermédiaires issus du XIXe siècle et renforcés par le compromis fordiste et productiviste du XXe siècle. De l’autre côté du curseur, se place le développement durable, idée récente forgée en 1992, qui tente de sauvegarder la planète et le futur des nouvelles générations en rompant avec l’idéologie de l’infinitude des ressources. Dans ce contexte, les syndicats ont opéré un véritable aggiornamento, plus ou moins rapide selon les organisations, par rapport au développement durable permettant de faire naitre trois grandes familles de syndicalisme face à cet enjeu global : « les premiers croyants », « les nouveaux convertis », et les « réfractaires ».
Les premiers croyants
La Confédération française démocratique du travail (CFDT) peut faire figure de pionnière en matière de réflexion sur le développement durable. En effet, dans le sillage des réflexions sur les conditions de travail et le progrès technique du syndicalisme italien des années 60/70 (Bruno Trentin par exemple), la CFDT a développé dès les années 70 une pensée sur « un autre type de développement » avec une analyse fine des problèmes liés au progrès technique, à la division et à l’organisation du travail, fruit des conflits sociaux durs dans l’industrie comme à Renault au Mans, Thomson à Angers, Olivetti, Péchiney à Noguères, mais aussi dans le tertiaire.
On peut situer le premier tournant manifeste de la CFDT sur le développement durable avec l’organisation du colloque « Organisation du travail – conflits et progrès technique » qui s’est tenu en avril 1976 et la parution en 1977 du livre Les dégâts du progrès1, toujours préfacé par le secrétaire général de l’époque : Edmond Maire.
C’était la première fois qu’une organisation syndicale se penchait sur les conditions de travail et la qualité de vie du salarié au sein du collectif, amorçant le mouvement qui donnera naissance aux Comités d’hygiène et de sécurité quelques années plus tard. Les catastrophes de Bhopal, Tchernobyl et la conférence des Nations Unies de Rio en 1992 qui donne naissance au développement durable achèvent la mue de la CFDT vers l’ « écosyndicalisme ». Si bien que la CFDT noue des relations privilégiées et partenariales avec les ONG environnementales dans les années 90 comme France Nature Environnement (FNE) ou le WWF, confirmant la position de la CFDT comme syndicat « ouvert » sur la société civile.
Cette alliance permettra à la CFDT d’être en position de force, quelques années plus tard, au moment du Grenelle de l’environnement. Le pacte CFDT/ONG sera d’ailleurs corroboré par la présence de nombreuses ONG lors des universités d’été de 2007 ou de 2013 du syndicat sur le thème du développement durable.
Ce positionnement de la CFDT sur l’environnement lui permet d’être le leader syndical sur le développement durable : avec maintenant une présidence de la Plateforme globale sur la RSE au Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective et une place de choix au sein du Conseil National de la Transition Ecologique tout en possédant une position originale sur le nucléaire entre pro et anti-nucléaire notamment avec la promotion du mix énergétique.
En d’autres termes, la CFDT possède un « sérieux avantage concurrentiel » sur ses rivales syndicales du fait de la culture « deuxième gauche » et autogestionnaire qui imprègne les idées de la Centrale du Boulevard de La Villette, mais c’est sans compter sur la puissance de la centrale de Montreuil la CGT.
Les nouveaux convertis
Si, de par sa culture politique, la CFDT s’est montrée en pointe sur la question du développement durable, il n’en a pas forcément été le cas des autres centrales syndicales comme la CGT, la CFTC ou la CFE-CGC. La Confédération Générale du Travail (CGT), grande rivale de la CFDT, entretient des rapports un peu plus complexes et conflictuels avec le développement durable.
Tout d’abord à cause des liens entre la CGT et le Parti Communiste Français (PCF) qui voyait dans l’écologie une idée réactionnaire ennemie du progrès scientifique. Attachée à la lutte des classes, la CGT ne pouvait concevoir le développement durable que comme une maladie infantile du communisme (pour paraphraser Lénine)… Ensuite, à cause de la prépondérance de la CGT dans le secteur Mines-Energie et en particulier à EDF, ce qui ne facilite pas le rapprochement avec les ONG environnementales.
Il faudra attendre 1995 pour que la CGT construise le concept de développement humain durable dans son corpus doctrinal, mais le vrai tournant « développement durable » est en vérité concomitant au tournant « européen » de la Centrale de Montreuil avec l’adhésion à la Confédération Européenne des syndicats en 1999.
Les années 2000 sont ainsi celles de la conquête du développement durable pour la CGT avec la création du collectif du même nom en interne en 2003, la création et l’adhésion au Forum citoyen pour la RSE en 2005, et le resserrement des liens avec les ONG de développement voire environnementales (CCFD- Terre solidaire, FIDH…) via les Forums sociaux mondiaux mais aussi le Grenelle de l’environnement.
La CGT, « déconfessionnalisée » de l’influence du parti communiste, fait donc le pari du développement durable ouvert et au service de l’emploi. Les alliances avec les ONG sont désormais fréquentes notamment au moment de la conférence environnementale où les organisations signent des communiqués communs au point que l’on se demande si la CGT n’entame pas sérieusement le magistère exercé par la CFDT auprès de la « société civile ».
Reste la pomme de discorde avec une CGT qui se prononce pour « une économie du bas carbone », sans pour autant remettre en cause le nucléaire… Il existe une grande inconnue sur la pénétration des idées du développement durable auprès des militants CGT qui voient souvent l’écologie comme une « ennemie » de l’emploi. Le gramscisme « vert » est encore à inventer.
La Confédération française des Travailleurs Chrétiens (CFTC)2 et la Confédération française de l’Encadrement- Confédération générale des Cadres (CFE-CGC) que l’on ne peut soupçonner de marxisme tant ces confédérations sont inspirées par la morale sociale-chrétienne ne se sont réellement intéressées au développement durable qu’au tournant des années 2000. D’abord, parce que la CFTC, suite à la scission de 1964, s’est toujours méfiée des thématiques émergentes ou sociétales qui ont fait le lit de la CFDT, ensuite, parce que la CFE-CGC, syndicat de cadres, s’est intéressée tardivement à cette question « sociétale » notamment via la question du management. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour laquelle la CFE-CGC est membre fondateur de l’ORSE (Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises) en 2000, avec les entreprises et quelques autres syndicats, et qu’un ancien responsable de la CFE-CGC responsable de cette structure associative.
C’est en vérité en 2002 seulement que la CFTC mentionne pour la première fois le développement durable, dans la motion de son congrès de Toulouse. Le développement durable est devenu par la suite après 2007 un axe « idéologique » de la CFTC avec l’idée de traçabilité sociale et environnementale des produits et des services.
Force est néanmoins de reconnaitre que ces deux organisations ont des liens plus « distendus » avec la société civile.
Les réfractaires
Les réfractaires ou plutôt LE réfractaire au développement durable… C’est la position atypique de Force Ouvrière. Son positionnement lors de la conférence environnementale de 2013 illustre à merveille cette radicalité3 :
“En fait, cette « conférence environnementale » est une sorte de RSE pour le gouvernement : ouvrir des débats sociétaux et environnementaux pour faire passer les mesures d’austérité que le PLF 2014 vient d’accroitre. Une pastille verte pour tenter de masquer la noirceur de la rigueur…”.
Pour FO, le développement durable ou la RSE ne sont que des rideaux de fumée qui obèrent les vraies problématiques d’ordre social. Force Ouvrière fait le plus souvent acte de présence dans les diverses instances nationales de développement durable (CNTE, Plateforme RSE…) sans participer directement aux débats… Cette position est une position confédérale et peu d’individus dérogent à la règle.
Croyant à l’héritage des Lumières et au progrès technique, le syndicat Force Ouvrière, souhaite d’abord « appliquer le code du travail » avant de faire de la RSE, et se méfie de la RSE dans laquelle elle voit souvent une « privatisation » des normes fondamentales de l’OIT. Ainsi quand cette dernière déclare pour la Plateforme globale de la RSE que « les représentants de FORCE OUVRIÈRE ne participent qu’aux discussions des réunions plénières et ne s’associent pas aux travaux de « prises de positions » ou « d’avis » des autres organisations membres de cette plateforme. FORCE OUVRIÈRE n’est donc pas engagée par les positions et les écrits qui émanent de cette plateforme. » 4…, elle ne fait que renforcer ce côté « cavalier seul » de la confédération de feu Marc Blondel, qui veut bien être présente sur la scène tout en refusant de jouer la partition du développement durable.
Force Ouvrière, malgré le discours « politique » s’intéresse néanmoins au Développement Durable et à la RSE , comme en témoigne la parution de l’étude « Force Ouvrière et la RSE » en décembre 2012, qui dresse un état des lieux de la RSE et tire les conclusions d’un grand questionnaire à destination des délégués syndicaux sur leurs rapports avec la RSE5, il en ressort que la majorité des délégués désirent que Force Ouvrière s’emparent du sujet du de la RSE… pour mieux démystifier le discours autour de cet item. Ces quelques extraits du document sont parfaitement représentatifs de cette position de principe :
« Nul besoin de RSE pour que l’entreprise respecte les textes internationaux ou nationaux s’imposant à elle.
Nul besoin de RSE pour que la puissance publique règlemente, traduise les accords nationaux et contrôle et sanctionne.
Nul besoin de RSE pour que l’organisation syndicale de salariés revendique et négocie à tous les niveaux adaptés.
Face à une démarche RSE imposée par l’employeur avec l’assentiment d’autres organisations syndicales de salariés, la meilleure défense reste le cahier des revendications FORCE OUVRIERE. »
Conclusion provisoire
Les relations entre Syndicalisme et développement durable sont pour ainsi dire tumultueuses ! A cette typologie par confédérations, on pourrait ajouter une typologie par fédérations… Les fédérations industrielles, et en particulier celles de la métallurgie possèdent une approche très critique du développement durable (« l’écologie tue l’emploi »), les positions sur les gaz de schiste témoignent de cette difficulté, de même que certaines fédérations industrielles remettent en cause le réchauffement climatique et les conclusions du GIEC. A telle enseigne que le discours sur les emplois induits par la transition énergétique passe mal : le changement de paradigme semble parfois difficile pour des structures datant du « monde d’avant », loin du mythe de l’industrie sans usines. Les confédérations sont désormais confrontées au renouvellement de leur logiciel, un logiciel qui doit désormais intégrer une critique de la croissance et de l’innovation, la limitation du pouvoir d’achat et de la surconsommation et la fin des ressources et des énergies fossiles … Soit faire le deuil réel de ce bon vieux Ford.
Anthony Ratier
Historien de formation, Anthony Ratier est conseiller international/RSE dans une organisation professionnelle après un passage au sein des institutions européennes et le monde des ONG.
Notes
↑1 | CFDT, FAIVRET J.Ph., MISSIKA J. L., WOLTON D., MAIRE Ed. préf, Les dégâts du progrès : les travailleurs face au changement technique, Paris, Seuil, 1977.], préfacé par Edmond Maire. Cette réflexion se poursuivra par la suite dans l’ouvrage Le tertiaire éclaté[2. CFDT, FAIVRET J.Ph., MISSIKA J. L., WOLTON D., MAIRE Ed. préf., Le Tertiaire éclaté : le travail sans modèle, Paris, Seuil, 1980. |
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↑2 | CFTC dite « maintenue » de 1964 qui avait vu la majeure partie de ses troupes fonder la CFDT. |
↑3 | Communiqué de FO du 30 septembre 2013. |
↑4 | Communiqué de FO du 17 février 2014. |
↑5 | Force Ouvrière et la Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Etude de la CGT-FO – février 2013. |