L’apostat et la mode Jaurès

La mode Jaurès, à gauche, laisse transparaître qu’il se produit, sur un mode comique, un phénomène de type quasi-religieux. Et cette quasi-religion, ces rites accomplis avec plus ou moins de sincérité sont autant de signe de l’ébranlement moral qui touche la mouvance socialiste.

Qu’on en juge : en cette année du centenaire de sa mort, comme on pouvait s’y attendre mais pas dans ces proportions, Jaurès est l’objet d’un nombre étonnamment élevé de biographies, d’études, de monographies, comme s’il n’y avait rien de plus urgent, à gauche, que de revenir à cette période de la IIIème République :  Jean Jaurès de Vincent Duclert et Gilles Candar (février 2014), La victoire de Jaurès de Charles Silvestre, Ernest Pignon-Ernest et Marc Ferro (septembre 2013), Jaurès : une vie pour l’humanité de Gilles Candar, Romain Ducoulombier et Magali Lacousse (mars 2014), … 1.

Le centenaire n’explique pas tout.  Sous-jacent à ceci, ce mot d’ordre : il faut un retour à Jaurès, la gauche a trop oublié son origine philosophique et morale ; protestons par l’histoire contre ces dévoiements de la gauche de gouvernement.

Et soucieux de ne pas s’isoler du mouvement qui le vise, en guise de contrefeu,  François Hollande de se rendre à Carmaux, comme en pélerinage, pour signaler qu’il reste dans la continuité de l’oeuvre de Jaurès. Il s’y était rendu avant le premier tour de la présidentielle pour bien marquer son enracinement.  Après tout, il n’a pas tort : il y a le Jaurès républicain, modéré, celui des débuts et du Cartel des Gauches qui le monte au Panthéon ; il y a le socialiste qui veut inscrire la question sociale dans le débat public – la réforme et la révolution en un sens ; chacun peut choisir.  Las ! Il se fait huer cette fois. Il n’est pas heureux de montrer aux fidèles un morceau de la vraie croix quand on est considéré comme un apostat. Ceux qui le huent veulent le retour de la foi véritable, et ils sont majoritaires à gauche, disent les sondages – d’où ces ouvrages sur Jaurès, ces comparaisons désobligeantes (et pas imméritées) pour ce qu’est devenu le Parti socialiste, et la forme d’excommunication qui frappe Manuel Valls ! Certains adhérents socialistes rendent leurs cartes comme des catholiques demandent à être débaptisés ou passent à une croyance nouvelle. Hollande à l’Élysée, Valls à Matignon… c’est Rome qui commande l’hérésie.

Les vieux croyants

Reste à savoir si les déçus du hollandisme, dont la déception ne pourra que croître avec les mois, feront sécession devant la multiplication des « indulgences » pour le patronat, et s’ils rejoindront les partis qui ont gardé la foi des origines, le Parti de gauche en particulier ou bien une nouvelle formation de même nature, mais sans la démagogie fatigante de Jean-Luc Mélenchon. C’est peu probable. Compte tenu que l’électorat s’est droitisé, ce genre de partis est condamné à errer sur le terrain électoral comme les « vieux croyants » dans la steppe russe. On les regarde avec sympathie, leur morale est noble, mais le « socialiste », comme le slavon, n’est plus compris de personne. Le personnel politique socialiste ne prendra pas ce risque.

Il est plus probable que l’aile gauche du Parti socialistes table sur l’échec du nouveau cours politique et sur l’alternance au profit d’une droite heureuse de l’aubaine. Elle pourra alors réinstaller au centre du jeu socialiste, mais dans l’opposition, les principes et la pureté de la foi.  Le retour à Jaurès est son mot d’ordre, sa façon de critiquer ce qu’elle perçoit comme une trahison, et de prendre date. La posture est probablement sincère, mais elle souligne si nettement les travers de la gauche française, son goût de l’histoire sainte, son attachement aux Grands Ancêtres, qu’elle en devient comique. Le retour aux textes canoniques est toujours plus facile que la réflexion économique.

On aimerait que cette gauche se préoccupe moins d’histoire et plus de géographie, et aille voir comment ont évolué les autres gauches occidentales. Contrairement à ce qu’imaginent bon nombre de ses élus et de ses militants, le Parti démocrate américain, le Labour Party anglais ne sont pas moins à gauche que le Parti socialiste, lui dont la rhétorique de transformation sociale tourne à vide depuis … disons quinze ans.

C’est bien ce qu’évite ce retour à Jaurès, cette forme historique de la diversion.

Serge Soudray

Notes

Notes
1Et aussi,  Jaurès 1859-1914 : La politique ete la légende de Vincent Duclert (septembre 2013), Discours et conférences de Jean Jaures (avril 2014), Jaurès de Jean-David Morvan et Vincent Duclert (juin 2014).].   La société des études jauressienne est sur twitter et ses membres font circuler l’actualité du grand homme [2. En revanche, on entend peu parler des critiques que lui adressaient Péguy et Clemenceau.
Partage :