La Télévision est un existentialisme : réflexions sur Breaking Bad

Le 29 septembre 2013, la diffusion du dernier épisode de Breaking Bad par une chaîne de télévision américaine créa un événement médiatique considérable dont il fut question sur les ondes de radio à travers les États-Unis et auquel le New York Times consacra ses grands titres. La conclusion de cette série télévisée fut analysée avec la rigueur d’interprétation esthétique et l’attention aux personnages et à l’intrigue que l’on réserve d’ordinaire à l’étude des fictions littéraires les plus exigeantes. Il est indéniable qu’au cours de ses cinq années d’existence, Breaking Bad a outrepassé les attentes des téléspectateurs et inauguré un nouveau statut pour un média qui fut longtemps cantonné, dans le meilleur des cas, au rôle de parent pauvre du cinéma.

La télévision est parvenue à maturité sous la forme d’une boîte encombrante, rangée dans un coin des salons américains. Longues d’une demi-heure d’abord, puis d’une heure, les émissions étaient interrompues par des publicités et entrecoupées par des rires enregistrés qui signalaient aux téléspectateurs ce qu’ils étaient censés trouver drôle. L’horizon d’attente de la télévision américaine, fixé dans les années 1960, abien résisté à l’épreuve du temps: il a été défini par des westerns, tels que Rawhide et Bonanza ; par des sitcoms comme I Love Lucy et The Honeymooners, ainsi que par des séries consacrées à l’univers de la justice, de la médecine ou de la police, chacune avec son unité de lieu propre, à l’instar de L.A. Law, Dr. Kildaire et Miami Vice. La télévision connaissait l’art et la manière de charmer les téléspectateurs en leur proposant, semaine après semaine, la même chose à la même heure. La récurrence du journal du soir présenté par Walter Cronkite sur CBS était elle aussi un rituel assez puissant pour rassurer les téléspectateurs au cours d’événements aussi terribles que l’assassinat de Kennedy et la guerre du Vietnam. La télévision procurait un réconfort certain et, encore dans les années 1980, les Américains l’allumaient sans se préoccuper de savoir quels programmes étaient diffusés, de même que l’on allume un feu de cheminée pour en contempler les flammes vacillantes.

La Télévision comme art

Que s’est-il donc passé pour que la télévision américaine devienne une forme d’art dominante ? Le cinéma a suivi la destinée que la technologie lui traçait, allant toujours plus loin dans la direction des effets spéciaux, de la science-fiction et de ces spectacles de violence frénétique que les films de Tarantino s’amusent à déconstruire. Les cinémas, d’abord installés au cœur des villes, ont depuis longtemps pris la forme de multiplexes installés dans les centres commerciaux de banlieue : ils sont devenus ces boîtes géantes aux parkings bondés, où le système de son ambiophonique vous assourdit et où l’achat d’un paquet de popcorn et d’un coca peut facilement vous délester de trente dollars.

Au même moment, la technologie exploitée par la télévision s’est affranchie du temps : après la fin d’une saison, ou même durant sa première diffusion, les téléspectateurs peuvent la regarder à la demande, l’enregistrer en leur absence, la commander sur iTunes ou la repasser sur Netflix. Ils peuvent toujours regarder une série en compagnie mais ils peuvent également le faire seul. La télévision n’est plus, comme jadis, une activité que partagent les membres de la famille et qui présuppose un consensus, de même qu’elle n’est plus entrecoupée de publicités incessantes. Tant que le monopole détenu par Time Warner et Comcast n’en aura pas décidé autrement, n’importe quelle personne munie d’un écran d’ordinateur est capable de se plonger dans la diffusion ininterrompue et privée d’une série, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.

Les films peuvent également s’inviter à la maison au moyen des DVD ou de Netflix, de sorte qu’il existe désormais un moyen de diffusion identique pour ces deux médias – les meilleurs films et les meilleures séries télévisées touchent les spectateurs où qu’ils se trouvent et le font par les mêmes moyens technologiques, longtemps après que les films ont cessé d’être à l’affiche. Dans l’article qu’il a récemment consacré au phénomène Dieudonné dans Contreligne, Serge Soudray remarque en passant que François Furet n’aurait pu anticiper les conséquences d’internet sur l’idéologie. De même, qui aurait pu prévoir l’introduction de la télévision au sein du domaine de l’intime et du privé et prédire l’émergence des séries de qualité qui en résulterait ?

Un atelier d’éthique

Breaking Bad est un parfait emblème de cette nouvelle télévision artistique dans la mesure où, au sein d’un genre connu pour sa prévisibilité, les prémisses sur lesquelles cette série est construite sont parfaitement inhabituelles. Le spectateur se trouve introduit dans la conscience de Walter White (l’intertexte avec Walt Whitman est délibéré), un brillant chimiste qui, après avoir été victime d’un vol de brevet, se trouve non seulement réduit à gagner un salaire dérisoire en enseignant les sciences au lycée mais à travailler au noir dans un lave-auto pour joindre les deux bouts. Diagnostiqué avec un cancer du poumon en phase terminale, Walter White réalise qu’il n’a ni les ressources nécessaires, ni l’assurance médicale pour payer son traitement et subvenir aux besoins de sa famille après sa disparition. Il s’agit d’une tragédie américaine qu’il est difficile d’imaginer en France, où l’assurance santé à un prix abordable va de soi, mais aux États-Unis, le problème médical de Walt suscite des craintes qui ne sont que trop familières à l’ensemble des citoyens. White s’associe à l’un de ses étudiants les moins doués, Jessie Pinkman, afin de produire de la méthamphétamine dans un camping-car installé au milieu du désert.

Très vite, l’argent s’accumule sous la forme d’énormes liasses de billets que Walt dissimule dans un conduit d’aération de sa maison de banlieue.

Dans l’espace d’un article, il serait impossible de seulement commencer à évoquer les nombreux retournements de situation de cette oeuvre de fiction : contentons-nous de dire que chacun des personnages n’affronte ses propres démons que pour leur succomber. L’action se déroule à Albuquerque, avec les cartels mexicains en toile de fond. Les scènes de crime alternent avec l’univers domestique, à la fois ordinaire et attachant, d’une famille que l’on dirait tout droit sortie d’un sitcom – Walter Junior, le fils handicapé de Walter, Madame White, efficace et d’un sérieux à toute épreuve, sont entraînés toujours plus loin au sein de l’existence criminelle de Walter. Quant à son beau-frère, Hank, il travaille comme détective dans le service de répression du trafic de drogues et suit particulièrement la piste d’un dénommé Heisenberg – le fabriquant de la méthamphétamine la plus pure jamais vue dans l’Ouest – qui n’est autre que Walter lui-même. À cette galerie de personnages vient bientôt s’ajouter Gustavo Fring, dit « Gus », un philanthrope d’origine chilienne en relation directe avec le cartel mexicain. À la tête d’un commerce de drogues ultrasophistiqué, Gus fait passer en contrebande la méthamphétamine dans la pâte à frire destinée à son empire de restauration rapide, spécialisé dans le poulet : Los Pollos Hermanos. Walter et Jessie en viennent à travailler dans son super laboratoire, dissimulé dans les entrailles d’une laverie industrielle.

Vince Gulligan, le scénariste de Breaking Bad, a déclaré qu’il souhaitait repousser les limites que s’imposent la majorité des séries télévisées : leur définition statique des personnages, leur horizon d’attente prévisible. Il voulait découvrir s’il lui serait possible de modifier radicalement ses personnages d’une saison à l’autre. C’est ainsi que Walter, d’individu pathétique et coléreux qu’il était, devient un meurtrier triomphant par son astuce. Même son visage et son corps en viennent à changer, à mesure qu’il subit les effets de la chimiothérapie et perd ses cheveux qui repoussent au cours de la dernière saison. Pour le téléspectateur, Breaking Bad est un véritable atelier d’éthique: que feriez-vous de votre vie s’il ne vous restait que quelques mois à passer sur terre ? Quelles sont les actions que justifie l’amour de la famille ? Dans l’argot du sud des États-Unis, « Breaking Bad » est l’équivalent de l’expression américaine « Raising Hell ». À quel moment peut-on dire que Walter est véritablement devenu mauvais ? Est-ce lorsqu’il appuie sur la gâchette pour tuer un homme sans défense ? Ou bien lorsqu’il dissout un corps dans l’acide ? Et à quel moment adoptons-nous, nous les téléspectateurs, son point de vue sur le monde ?

Si Albert Camus était un auteur américain de nos jours, Walter serait son Meursault et Albuquerque son Alger. Allumée par Malcom Harris dans un article de la revue en ligne The New Inquiry, une polémique s’est enflammée au sujet de Breaking Bad. Malcom Harris affirme que la fabrication de drogue artisanale par Walter l’inscrit directement dans la vieille tradition raciste des « Mighty Whiteys » ou « Blancs Puissants » : il suffit à Monsieur White de descendre dans l’inframonde des trafiquants de drogue pour dominer avec la même aisance les Mexicains et les Noirs. À l’instar de Meursault, Walter commet un meurtre sans remords au sein d’une société agitée par les tensions raciales et Breaking Bad, de même que le roman publié en 1942 par Camus, peut s’interpréter comme une fable morale dans laquelle la moralité est remplacée par une négativité pure. Parmi les personnages principaux de la série, aucun n’est foncièrement mauvais, pas même Gus dont la redoutable efficacité meurtrière s’explique en partie par des blessures reçues au cours de son passé. Dans l’univers de Walter, le mal émerge des situations et non des personnages, créant de ce fait un monde complètement absurde. Aussi bien par ses prémisses que par les réponses critiques qu’elle a suscitées, par l’effet de choc qu’elle a produit comme par son immense popularité, Breaking Bad s’apparente à une réécriture actuelle et profondément américaine de l’Étranger.

Cuite télévisuelle

Un blogueur du journal Le Monde s’est récemment emparé de l’expression « binge watching » qui désigne l’activité consistant à regarder sans pouvoir s’arrêter des épisodes de Breaking Bad ou de House of Cards sur Netflix. Il s’agit vraisemblablement d’un avertissement adressé aux téléspectateurs français qui n’ont pas encore été introduits aux merveilles de la diffusion télévisuelle en continu sur internet, mais qui ont néanmoins déjà goûté à ces amuse-gueule que sont Youtube, Daily Motion, iTunes etc. Le Monde rapproche le « binge watching » de ce sentiment de culpabilité dont l’on fait l’expérience « après s’être abandonné à la dictature des rebondissements de fin d’épisode au point d’en oublier tout sens de ses propres responsabilités ». La définition de « binge watching » dans Le Monde a une connotation péjorative qui s’éloigne du sens que donnent à cette expression la majorité des Américains, pour qui pratiquer le « binge watching » n’est pas une activité intrinsèquement négative.

Posté en février 2014, un tweet de @adswoproducts pose la question suivante : « Je me demande comment il est possible de concilier les relations polygames avec le visionnage des séries du type de celles produites par HBO ? On dirait qu’elles se heurtent à un problème sur ce point ». Ce qui est en jeu ici est une nouvelle forme d’intimité associée à ce type de réception audiovisuelle et à la loyauté qu’elle inspire : il serait inconcevable de commencer une cuite audiovisuelle avec un partenaire et de la finir avec un autre.

« Binge Watching » est le nom donné à une expérience absorbante, capable de se substituer à la réalité, dont il est impossible de se détacher, expérience que l’on a coutume d’associer aux romans du XIXème siècle ainsi qu’au type d’attention généralement impliquée par la phénoménologie de la lecture. Et c’est à cela que les meilleurs produits de la télévision en sont arrivés : à nous égarer dans un univers parallèle au cours de tant d’heures et de jours que nous pouvons nous dire, comme le faisait Marcel Proust : « il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage ».

Veronica Armstead

Traduit de l’américain par Benjamin Hoffmann

Pour en savoir plus :

Orgie TV: A quand remonte votre dernière cuite aux séries ?” MBlogs, 21 février 2014.

The White Market” in The New Inquiry, 8 septembre 2012

Laura Hudson, “Die Like a Man: The Toxic Masculinity of Breaking Bad” Wired, 4 octobre 2013

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