Kurt Tucholsky, journaliste à Paris

Voilà de cela quatre-vingt-dix ans, le journaliste allemand Kurt Tucholsky (1890-1935), juriste de formation, quittait le grand « remue-ménage » de son Berlin natal et s’installait à Paris afin d’y exercer en qualité de correspondant étranger, pour deux journaux importants de la République de Weimar, la Weltbühne et la Vossische Zeitung.

C’était en avril 1924 ; le spectre de l’occupation de la Ruhr et de la politique de Poincaré assombrissait les relations franco-allemandes qui se décrispèrent cependant quelque temps plus tard, à partir de la fameuse conférence de Locarno (octobre 1925).

La mission journalistique du jeune homme de lettres Tucholsky, auréolé d’une romance à succès (Rheinsberg, 1912), se doublait d’un objectif pacifiste : membre de la Ligue allemande des Droits de l’Homme, Tucholsky, à peine installé, entra en contact avec des pacifistes français qui lui donnèrent régulièrement l’opportunité de faire entendre sa voix lors de conférences et de manifestations consacrées à la situation franco-allemande et à la paix européenne. Par le biais de ces cercles de la LDH, des associations communistes et de loges franc-maçonnes, le journaliste berlinois fit ainsi la connaissance de diplomates et d’hommes politiques français qu’il rencontra et interviewa. Lors de ce séjour de près de quatre ans, entre 1924 et 1928 (les séjours sur le territoire français se raréfièrent entre 1928 et 1932, Tucholsky privilégiant peu à peu son exil suédois), le collaborateur de la Weltbühne et de la Vossische Zeitung livra un peu plus d’une centaine de chroniques concentrées sur la vie et la culture françaises, ainsi qu’un carnet de voyage rédigé en 1927 et paru sous le titre Le Livre des Pyrénées.

« Je ne me suis jamais tant senti chez moi qu’à Paris »

La façon dont Kurt Tucholsky envisage son activité de journaliste est étrangère aux principes de description froide et impartiale commandés par l’information moderne. Le journalisme de Tucholsky se rapproche davantage de l’essai personnel, de l’éditorial que du reportage. A la lecture de ses chroniques françaises, on comprend la fonction primordiale du point de vue : les articles sont écrits à chaud, sous le coup d’impressions, d’émotions, et leur auteur ne recherche pas la vérité dans de patients raisonnements philosophiques ou dans d’encyclopédiques théorisations, mais dans la fulgurance empirique de l’instantané. Sans doute faudrait-il chercher les germes de ce primat de la vision lapidaire et de la spontanéité expressive dans l’influence expressionniste et dadaïste qui s’exerça sur Tucholsky au lendemain de la Première Guerre.

La subjectivité apparaît dans les premières chroniques françaises de 1924 au travers d’un topos de la littérature de voyage : le réflexe naturel de comparaison entre le pays natal et le pays d’accueil, qui prête aux découvertes. Cette comparaison est exacerbée chez Tucholsky par ce que l’on pourrait nommer l’épreuve, voire le traumatisme de l’Allemagne.

Dans la sphère privée de la correspondance tout comme dans certaines de ses chroniques, Tucholsky clame non sans jouissance son sentiment de libération physique et psychologique, son impression d’affirmation de l’existence (Lebensbejahung), éprouvés dès l’arrivée sur le sol français. Dans la nébulosité du printemps parisien, au milieu d’une capitale agitée par la préparation des élections et des Jeux olympiques ainsi que par l’afflux des touristes, le journaliste est néanmoins frappé par la légèreté de l’existence, l’absence de pression, la modération et la sérénité qui accompagnent la vie des Français. Cette impression fondatrice deviendra d’ailleurs un leitmotiv de la perception tucholskienne et fera office de vérité de l’instant − semblable en cela à la vérité que cristallise l’instantané photographique.

Evadé de ce qu’il nomme lui-même la « cave » oppressante de l’Allemagne, Tucholsky se sent renaître au spectacle de Paris et, tout à la joie de cette résurrection, exprime le besoin − ressenti comme une impardonnable provocation par beaucoup de lecteurs allemands qui soupçonnèrent aussitôt le journaliste du pire des maux d’alors : la francophilie − de se départir de son pays (souvenir de Nietzsche), ou plus exactement d’en « guérir »1 impossible de dire qu’à Paris, ‘tous, tous les gens ont du cœur, de la paix, de l’humanité’ » et qu’ « il y a à Paris, proportionnellement, tout autant de va-t-en-guerre, de sans-cœur et d’inhumains que partout dans le monde » (lettre de S. Jacobsohn à Tucholsky, 19 juin 1924). Il ne semblait pas sage de pardonner aveuglément à la France, et de ne rien passer à l’Allemagne.

Les ambivalences de l’image

Est-ce pour autant une France de carte postale que proposait Tucholsky à ses lecteurs allemands ? Cette question conduit tout naturellement aux notions d’image, de cliché. Car les chroniques parisiennes, œuvre d’un flâneur l’œil et l’oreille aux aguets, renvoient de façon récurrente et significative au paradigme visuel de l’image.

Frappé d’emblée par une dichotomie flagrante et déroutante entre les clichés inculqués et les images du réel, perceptibles immédiatement, la rétine du journaliste capte les impressions de surface, couleurs, lumières, actions, et recompose à partir de toute cette vie concrète et palpable l’atmosphère d’un pays, l’esprit d’un peuple. Ces images instantanées n’échappent pas aux pièges du lyrisme subjectif, bien entendu, mais leur part de vérité immédiate, de dévoilement spontané, l’emporte aux yeux de Tucholsky sur la masse académique des discours et théories de l’écrit. Homme de lettres et de presse, Tucholsky est aussi le premier à se défier des images telles qu’elles sont travaillées, préparées, manipulées et propagées par la littérature, les journaux ou les manuels scolaires. Malgré toute la symbolique humaniste qu’avait revêtu le choix de Weimar comme nouvelle capitale de l’Allemagne, Tucholsky sait fort bien la part de responsabilité de l’écrit dans l’embrasement des nationalismes et le déclenchement de la Première Guerre mondiale ; il connaît le pouvoir pernicieux des images dotées d’arrière-pensées idéologiques, et insiste donc dès les premiers jours parisiens sur la nécessité de laver la capitale française des fausses images incrustées ou colportées.

Dans un article intitulé « La fausse image de Paris » (Vossische Zeitung, 26 juin 1924), il met en garde contre les caricatures grossières :

“Toute nation, partout dans le monde s’est toujours fait une image simpliste des autres, si grossière qu’elle n’a plus une once de vérité […]. Les Anglais ont de la barbe aux joues et des pantalons à carreaux ; les Américains mettent les pieds sur la table, les Allemands mangent de la choucroute – tout le temps, dans toutes les situations de l’existence – et les Français ?  Eux, ce sont les femmes − allons, vous le savez bien ! −, ils boivent du Champagne et sont des volages, des insouciants. Il en va de même des affiches de cinéma.

A l’extérieur, voyez ce cavalier sauvage qui file comme le vent, une femme nue suspendue en travers de la monture, les cheveux dénoués traînant au sol, tandis qu’une horde de Sioux en furie fonce aux trousses de l’intrépide sauveur. A l’arrière-plan, les flammes allument l’horizon. Mais dès que vous entrez, ce n’est plus qu’une maigre haridelle sautant misérablement par-dessus un fossé, dans les environs du Wannsee, la dame est habillée de pied en cap, et le cow-boy se nomme Harry Piel.

L’on devrait donner à tous les Allemands cinq cents marks supplémentaires afin qu’ils puissent partir en voyage à l’étranger.  Ils se désaccoutumeraient de croire en bien des images – s’ils sont assez dénués de préjugés pour ouvrir les yeux.” (Notre traduction)

Dans ces quelques lignes de conclusion, Tucholsky, invitant à se méfier du leurre des affiches, appelle à une représentation immédiate du réel, grâce aux vertus du voyage.

Il met de nouveau en garde contre un rapport médiatisé au monde dans un important discours, « D’une autre barrière », prononcé à Paris le 20 mars 1925 et publié en traduction française dans Europe. L’auteur y critique l’influence des messages et images de la littérature, et accorde sa préférence au monde des phénomènes (les petites gens, les visages humains) plus qu’à celui des noumènes (la compilation d’ouvrages et d’idées, aride et désincarnée, au sein des salles des facultés et bibliothèques) 2

Pour Tucholsky, l’image véridique n’est pas celle à jamais figée sur le papier, immortalisée dans le monde des idées, mais celle recueillie empiriquement, dans l’univers sensible du présent, celle soumise à de constantes variations et corrections. Tucholsky s’engage contre la propension immortalisante et falsificatrice de l’image, mais en faveur d’une image plus vraie et plus concrète.

Il n’y a partant rien d’étonnant à ce que Tucholsky ait promu les échanges concrets entre enfants allemands et français, des enfants chez qui les images n’étaient pas encore définitivement prédéterminées et déformées par quelconque rapport (encyclopédique, littéraire, journalistique ou scolaire) médiatisé au réel.

« Plus le temps passe, plus je me sens l’âme apolitique »

On s’étonnera vraisemblablement, dans ces chroniques françaises, de la grande absence, chez un explorateur du « corps du peuple » et de la rue, de ce qui anime et agite la polis : la politique. Dans une remarquable interview de 1982, la traductrice et critique littéraire Marthe Robert souligne bien les contradictions de Tucholsky, « clairvoyant et très aveugle » :

“Quand il vient à Paris, en 1924, il voit partout une population charmante, des gens courtois qui se cèdent mutuellement leur place dans les autobus, bref une vie aimable et raffinée. Même les petits bourgeois lui font plaisir à regarder ; en revanche il n’a apparemment ni yeux ni oreilles pour les défilés des ligues patriotiques, les bagarres du quartier Latin et les proclamations de notre chauvinisme forcené.” 3

Constat surprenant, le Français des années 1920 ressemble sous la plume de Tucholsky à une sorte de petit-bourgeois retranché derrière sa muraille de Chine, un apolitique, un neutre voulant éviter les remous.

Il est pourtant impensable que l’instabilité gouvernementale des années 1920 ainsi que nombre de questions de politique intérieure et extérieure (la montée des nationalismes, les problèmes franco-allemands, etc.) aient pu laisser de marbre le peuple français. De plus, comme nous l’avons déjà signalé, Tucholsky assumait en coulisses une mission politique en faveur du pacifisme et des relations franco-allemandes qui le mit en contact avec la sphère politique (via l’Ambassade, notamment). Or ses réflexions sur la politique française se cantonnèrent à quelques écrits, à certains journaux ou certaines revues à faible tirage4, et se concentrèrent essentiellement sur la dimension franco-allemande.

Comment expliquer cette absence de politique chez un « passionné de politique » qui « possède à lui seul toute la force d’un parti »5) ?

Revenant sur son expérience française dans quelques lettres, Tucholsky avoua en 1927 son « refus » de « s’immiscer dans les affaires françaises de l’intérieur » (lettre à JF Matthes, 2 décembre 1927) − ce qui le différencie par exemple de Heinrich Heine et de ses Französische Zustände −, et déplora un peu plus tard le manque de clairvoyance et d’accompagnement qui lui eussent été nécessaires pour mieux comprendre la politique française :

“Ce que je sais de la France, je l’ai grappillé à la sauvette, deviné, reniflé – je sais bien peu de choses. Hélas, sur ces cinq années, je n’ai pas eu le bon guide. Difficile à rattraper – combien je le regrette. Je ne pense pas avoir jamais écrit des bêtises sur la France, mais j’aurais pu livrer des choses bien meilleures s’il y avait eu quelqu’un pour me piloter. Dommage.” (lettre à Jean-Richard Bloch, 28 septembre 1930. Notre traduction)

Faut-il toutefois s’en tenir à cet aveu d’impuissance, surprenant dans la bouche de ce fin connaisseur de la politique weimarienne, autrement plus complexe et tourmentée que le paysage politique français de l’époque ?  Il semble que Tucholsky ait délibérément préservé une bulle d’apolitisme tout autour de l’univers français qu’il a décrit. « D’ailleurs, plus le temps passe », écrivait-il à sa femme en 1924, « plus je me sens l’âme apolitique. » « Contrecoup de ces dix dernières années », avait-il soin d’ajouter, en référence à son traumatisme allemand. La France forme donc un havre hors de la mêlée, pied-à-terre tout trouvé pour l’esprit escapiste, enclin à la subjectivité. Sans doute d’ailleurs ce tableau d’une France relativement apolitique tient-il lui aussi, de près ou de loin, au rapport problématique de Tucholsky à l’image.

Stéréotypes

Dans un article intitulé L’Etranger (28 août 1924, Die Weltbühne), l’auteur dépeint la méfiance xénophobe ordinaire de madame Kulicke, petite propriétaire berlinoise qui se retrouve un beau jour nez à nez avec un Chinois désireux de louer son appartement. Ce Chinois, qu’elle identifie immédiatement à la Chine, déclenche en elle un « bouillonnement asiatique » de représentations exotiques : fumeries d’opium, pirates à longue tresse, petites geishas etc. Il en va de même, nous enseigne Tucholsky dans la morale de cette histoire, de notre façon d’appréhender l’étranger : le regard faussé par toutes sortes de généralisations et d’équations simplificatrices, combien nous sommes prompts à assimiler l’étranger à son système politique !

“Tout étranger représente pour la plupart des gens l’ensemble de son pays, son gouvernement et son prince. Tout récemment encore, les Français en Allemagne, c’est bien connu, avaient tous été spécialement missionnés par le sieur Poincaré ; les Allemands avant la guerre étaient, eux, des émissaires de l’Empereur ; et chaque Russe portait jadis sur lui le reflet du tsar (qu’il n’avait d’ailleurs peut-être jamais vu) – l’étranger ne cesse de représenter son Etat aux yeux de la plupart des gens.

Et il ne vient à personne l’idée évidente que l’étranger puisse être chez lui une chose toute aussi inutile, toute aussi négligée, que celui qui l’observe ; que son Etat fasse aussi peu de cas de lui que le nôtre n’en fait de nous […] ; chacun continue d’agir comme s’il avait affaire au puissant camarade droit sorti d’une tribu étrangère parfaitement inaccessible – et non au misérable maillon d’une forme de société anachronique. Et plus les autochtones sont impuissants, plus les pouvoirs qu’ils imputent à l’étranger sont importants.” (Notre traduction)

Tucholsky, absorbé tout entier dans son désir de saisir la vérité d’un peuple à un instant donné, décelait sans doute dans l’éventualité du politique le danger du dérapage, de l’amalgame dévorant, de l’identification entre l’individu et quelque image écrasante d’une instance supérieure. Cette crainte, chez un observateur attentif de notre société, la scrutant en quête de vérité, justifie-t-elle toutefois le renoncement au politique et le repli dans la sphère somme toute artificielle de l’apolitisme ?

C’est là une interrogation que la trajectoire ouverte de Tucholsky, abîmé dans l’exil et finalement le silence, laissa sans vraie réponse.

Alexis Tautou

A lire

Kurt Tucholsky, Chroniques parisiennes : 1924-1928, traduit de l’allemand, présenté et annoté par Alexis Tautou, éditions Payot & Rivages, 2010.

 Kurt Tucholsky, Gesamtausgabe, vol. 6 à 11 et vol. 17 à 19, Rowohlt.

 Kurt Tucholsky, « D’une autre barrière − A propos d’un article d’André Suarès », in : Europe, n° 28, 15 avril 1925.

 Nicole Zand, « Une intelligentsia qui s’est trompée d’ennemi : Marthe Robert analyse Kurt Tucholsky », in : Le Monde, 12 mars 1982.

 Cahiers d’études germaniques, n° 31, 1996/2

Notes

Notes
1Les extraits de la correspondance, traduits par nos soins, sont extraits des volumes 17, 18 et 19 des œuvres complètes (Gesamtausgabe) parues chez Rowohlt]. Derrière une obstination à dépeindre un monde français proprement paradisiaque, paisible et harmonieux, en dépit même des problèmes politiques ou économiques dont Tucholsky était conscient, se cachait une réaction escapiste, une fuite face au malaise de la culture germanique que le journaliste faisait symboliquement remonter à 1914, soit dix ans plus tôt. Journaliste et propriétaire de la Weltbühne, Siegfried Jacobsohn (1881-1926) n’était pas dupe des excès subjectifs de son ami Tucholsky et refusa par exemple de publier certains hymnes des premiers jours parisiens, trop idéalistes ou manichéens. En juin 1926, il raisonna ainsi son journaliste en affirmant qu’ « il [était
2Tucholsky, Kurt,  D’une autre barrière − A propos d’un article d’André Suarès, in : Europe, n° 28, 15 avril 1925 : « Il y a plusieurs moyens d’arriver à comprendre une nation étrangère. On peut aller trouver ses représentants établis dans le pays où l’on vit soi-même ; on peut aussi s’appliquer à dépouiller des monceaux de livres et à étudier dans les bibliothèques Hegel, Treitschke, Clausewitz et Nietzsche, en un joyeux pêle-mêle. Mais on peut aussi prendre un billet de deuxième classe et c’est à mon avis le meilleur moyen. (…) Quand on examine un malade, il ne suffit pas de lire dans un livre la marche générale de la maladie, mais il faut étudier ce malade, cette constitution, cet organisme. Et si l’on veut comprendre un peuple, il ne suffit pas aujourd’hui d’aller dans les salles de la Faculté, mais il faut parler aussi avec les petites gens, pour constater ce qui, en fait, est passé de la théorie dans la pratique, ce qui s’est infiltré dans les couches profondes, ce que le corps du peuple s’est assimilé.”
3Zand, Nicole,  Marthe Robert analyse Kurt Tucholsky, in : Le Monde, 12 mars 1982. Article à présent disponible dans les archives électroniques du Monde.
4La Vossische Zeitung possédait par exemple son propre collaborateur responsable de politique et le contrat signé par Tucholsky stipulait la livraison de feuilletons sans orientation politique. Cette clause provoqua d’ailleurs l’arrêt de la collaboration entre Tucholsky et la Voss’ à partir de 1926.
5L’expression est du critique Nicolas Konert : « Il possède à lui seul toute la force d’un parti. Passionné de politique, il n’aime pas les politiciens ; adversaire violent de la guerre et des bellicistes, champion avisé et imperturbable du rapprochement franco-allemand, il se méfie énormément des pacifistes. Il adore la France tout en la critiquant. » (Europe, n°87, 15 mars 1930
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