On sait qu’avec son orthographe fantaisiste, le Ubu d’Alfred Jarry ajoutait une emphase à la syllabe initiale du mot “finance”, ce “ph” qui s’écrirait en grec Φ, et qui se trouve aussi être le symbole d’une variable désignant la financial literacy.
Dans une étude récente1 consacrée au comportement financier des ménages, deux univeristaires, Nicola Fuchs-Schuendeln et Michael Haliassos, ont eu l’excellente idée de mettre à profit une situation historique privilégiée qui reproduit les conditions d’une authentique expérimentation – même si elle ne sera malheureusement pas reproductible. Il s’agissait d’évaluer le facteur Φ, qui symbolise la « financial literacy ». Pour évaluer l’importance du facteur Φ dans le comportement financier des ménages, les circonstances de la réunification allemande offrent aux deux chercheurs deux ensembles humains possédant une langue commune et un niveau de culture générale comparable, à la différence près que les ménages de l’ancienne République Démocratique allemande (« Allemagne de l’Est ») se sont trouvés préservés, du fait du régime communiste, de toute « familiarité » avec les services financiers « modernes » de l’économie de marché.
Quelles différences était-il possible d’observer dans le comportement financier des ménages de l’Allemagne réunifiée, entre les ménages réputés « analphabètes » – pour des raisons historiques – de l’ex RDA, et les ménages réputés « adultes », ou « éduqués » de l’Allemagne de l’Ouest ?
L’étude des deux universitaires conclut de façon catégorique à l’insuffisance du manque de familiarité (analphabétisme financier ou simplement incompétence technique) pour tenir les ménages à l’écart des dangers auxquels ils s’exposent en utilisant ces services financiers insuffisamment compris (crédit à la consommation, possibilité accrue de gains en plaçant son épargne en actions) – au regard de l’attrait qu’ ils exercent en ouvrant des perspectives d’enrichissement (« opportunities ») associé à l’exemple du comportement des voisins (« peer pressure »).
Autrement dit, la décision d’investir ou d’emprunter, dans une situation où celui qui offre lesdits services financiers est entièrement libre d’assortir son discours des promesses directes ou indirectes les plus alléchantes, serait moins le fruit d’une réflexion intellectuelle susceptible de devenir plus rationnelle avec un niveau supérieur de Φ, qu’un réflexe de type pavlovien qui est de l’ordre du désir, en l’occureence du désir de richesse. Les campagnes d’information – d’éducation du consommateur – menées pour dissuader les acheteurs de cigarettes et de boissons alcoolisées, ont, à la longue, été jugées insuffisantes pour brider le désir de gagner un état euphorique en consommant tabac ou alcool, alors même que les producteurs/vendeurs étaient libres d’induire une demande « spontanée » par des campagnes de publicité orientées vers l’imaginaire euphorique, même si les consommateurs étaient de plus en plus conscients des dangers que ces produits présentaient pour leur santé. C’est moins la morale que le coût social du traitement des victimes de la tabagie et de l’alcoolisme, qui a conduit la puissance publique à intervenir pour réduire la liberté des producteurs/vendeurs, d’entretenir un désir « insatiable ».
Certes, la prohibition, notamment aux Etats-Unis où elle fut mise en œuvre, s’avéra incapable d’éradiquer l’alcoolisme, mais on ne peut nier que les comportements des ménages, au moins en Occident, ont été fortement influencés par les mesures législatives et réglementaires qui ont été prises pour limiter les abus de consommation alcoolique et tabagique.
L’étude des Dr. Nicola Fuchs-Schuendeln et Michael Haliassos s’inscrit en faux contre les approches de la question du Φ qui, jusqu’à aujourd’hui se contentent le plus souvent de chercher à compenser l’écart de connaissance techniques entre le consommateur et le vendeur, en imposant à ce dernier de faire signer à l’acheteur (« caveat emptor ») des documents de « décharge » de responsabilité que le consommateur autant que le vendeur, considèrent en pratique comme une gêne à la consommation de leur « désir » et dont ils ont l’un et l’autre, hâte de s’acquitter de la façon la plus formaliste possible, sans y perdre un temps devenu « précieux ». Tout le discours, ou matériel de vente, reste dominé par les perspectives euphorisantes que la mention de « danger » ou de « risques » ne fait qu’exciter comme une mutilation bénigne dans un rite de puberté, ou l’apparence de professionnalisme qu’une injection intraveineuse peut donner au nouvel adepte des drogues « dures ».
Il était jusqu’ici difficile de comprendre comment des conseillers financiers hautement qualifiés sur un plan technique, pouvaient en être arrivés à abuser la confiance de personnes âgées – comme ce fut le cas de la banque HSBC, dont la filiale Nursing Home Fees Agency fut condamnée en 2011 à payer une amende de 10.5 millions de GBP, et de rendre GBP 29.3 millions à des personnes âgées considérées comme vulnérables. La même banque a dû payer aux autorités américaines une amende de l’ordre de un milliard de dollars en rapport avec l’aide active qu’elle avait apportée à des clients désireux de procéder à des transferts interdits par la loi (« money-laundering »). Cela n’empêche pas la banque – qui se targue d’être la plus grande en termes d’actifs en Europe – de poursuivre des campagnes publicitaires que l’on pourrait qualifier de « massives » et dont le thème dominant, dans les couloirs de l’aéroport de Londres, était littéralement le relativisme moral, en juxtaposant des photographies dont deux interprétations étaient aussi légitimes l’une que l’autre (la bouteille à moitié vide, à moitié pleine). Le message était clair : ce n’est pas la connaissance qui fait la décision, mais le jugement, la volonté, la préférence, le « libre-arbitre » désirant.
A la lecture de l’étude consacrée au Φ par les Nicola Fuchs-Schuendeln et Michael Haliassos, on comprend mieux que le « métier » d’un large secteur des services financiers, consiste à cultiver activement le désir des consommateurs que sont les clients de la banque. Les modalités techniques, juridiques ou économiques des contrats et services qui sont proposés ne sont que des moyens destinés à permettre au ménage de se projeter dans un avenir meilleur en aliénant une partie de ses ressources. La motivation des employés de banque reconnus fautifs par la loi, qu’ils soient inventeurs de prêts ou de formules de placement à options trop complexes, conseillers juridiques internes soucieux de réduire la responsabilité de l’institution, ou simples vendeurs intéressés par des commissions ou des promesses de promotions, est de faire entrer leurs clients dans le monde euphorique des possibles, dont le Φ est perçu comme le ticket d’entrée, le mot de passe d’un jeu internet de haute volée, qui donne aux participants l’occasion de parler doctement entre eux de leurs derniers rêves comme les intellectuels d’une autre génération dissertaient sur leurs expériences de LSD.
D’autres universitaires moins proches de la réalité allemande, sont allés jusqu’à soutenir que l’existence dans certains pays européens, d’un régime de retraites qui prélève de façon autoritaire les sommes d’argent destinées à financer les pensions, empêche les ménages d’améliorer leur Φ, parce que l’argent ainsi prélevé (i) ne peut être consacré à un investissement éducatif dans le Φ, et (ii) ne peut être apporté aux produits financiers offerts par les conseillers qui se spécialisent dans la vente du rêve – bien que les mêmes universitaires reconnaissent qu’il est difficile d’établir une relation entre l’amélioration du Φ, et la performance des actifs investis dans les produits des marchés financiers réputés « à risque ».
En dernière analyse, la question du Φ est inséparable de celle du coût social de l’exploitation du désir de richesse par des opérateurs dont le seul souci est de satisfaire ce désir, et qui se trouvent confortés dans leur conviction d’être utiles, par l’existence incontestable de la « demande » – attisée par un conditionnement publicitaire sans restrictions – , et le fait qu’ils ont été capables de tirer de la satisfaction de cette demande, un profit disproportionné : voilà bien un « métier bancaire » économiquement rentable !
Nicola Fuchs-Schuendeln et Michael Haliassos posent le problème en universitaires qui ne sont ni inféodés intellectuellement aux opérateurs financiers, ni en mesure de se substituer à un personnel politique réticent à préconiser des mesures impopulaires. Elle constitue en elle-même une contribution majeure au Φ.
François-Marie Monnet
Notes
↑1 | Familiarity versus Opportunity in Household Financial Behavior / Nicola Fuchs-Schuendeln Goethe University Frankfurt, CFS, CEPR and NBER & Michael Haliassos, Goethe University Frankfurt, CFS, CEPR and NETSPAR – February 6, 2013 – JEL Classifications : G11, E21 – OEE (Observatoire de l’Epargne Européenne) |
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