Il est étrange que le débat, à gauche, porte sur le fait de savoir si le pouvoir actuel doit annoncer urbi et orbi qu’il est devenu “social-démocrate”, et s’il reste ainsi fidèle à son histoire ou s’il la trahit, comme la gauche radicale le lui reproche.
Le concept pur de social-démocratie n’a d’abord pas grand chose à voir avec la nature profonde, en France, des relations sociales et du rapport Capital / Travail, faute que le Parti socialiste soit adossé à un grand syndicat réformiste, mais c’est quand même de “social-démocratie” qu’il est toujours question. Ce débat a ensuite quelque chose d’intemporel. Il remonte au moins à l’avant-guerre, celle de 14-18, à l’Allemagne de Kautsky et Bernstein, à Rosa Luxembourg : réformons le capitalisme, disaient les uns ; laissons le approfondir son cours et aller à son dépasssement, disaient les autres, …. Comme épithète, “social démocrate” servait autrefois à différencier le socialisme démocratique de la mouvance révolutionnaire et du léninisme.
Dans le débat français actuel, il sert à faire admettre aux électeurs de gauche le souci de concilier Etat-Providence et économie de marché. Ce souci, qu’on le dise ouvertement ou non, c’est celui d’alléger le coût de la protection sociale pour gagner en compétitivité économique. Avec le niveau de prélèvements obligatoires que connait la France, on ne voit d’ailleurs pas quelles nouvelles formes de garanties sociales, financées par cotisations sociales ou par l’impôt, pourraient être données aux salariés. Or donner ces garanties, les imposer au pouvoir économique, c’était le programme et l’honneur de la social-démocratie. Le débat sur la social-démocratie est donc aujourd’hui comme un jeu de rôle dont le texte précis n’a pas d’importance théorique, ni de conséquences pratiques hors cela.
Le socialisme français n’est donc pas “social-démocrate” aujourd’hui au vrai sens du terme, et comme faute de relais syndicaux, il ne l’est pas non plus, à tout le moins, par son positionnement dans la société, la social-démocratie est une référence difficile à expliquer rationnellement.
Une référence troublante
Cette référence à la social-démocratie, malgré son peu de pertinence dans le contexte français, est aussi le signe d’un trouble qui mérite l’attention et dont on observe les marques dans de nombreux secteurs de la gauche de gouvernement. Quel est ce trouble et de quoi procède-t-il ?
Peut-être du risque de se couper de sa base et de sa tradition ouvrières, d’autant plus vif en France que les dirigeants socialistes de tous niveaux, en général, n’en sont pas issus. La classe ouvrière comme agent privilégié du changement social et de l’au-delà du capitalisme n’a plus de substance, mais elle a laissé une empreinte dans les esprits, un regret, un sentimentalisme qu’il ne faut pas sous-estimer, autrement plus contraignant que le surmoi marxiste que l’on prête aux élus socialistes.
Celui aussi de devoir reconnaitre que la partie de la population qui vit du capital et du commerce n’est pas une “ennemie de classe” dont personne n’imagine plus qu’elle sera éliminée par la marche de l’histoire, mais qu’on peut a minima mettre sous la tutelle bienveillante de fonctionnaires de rang variable, et qui peut être taxée à discrétion.
Celui de devoir admettre que la sphère politique, avec ces deux mécanismes de l’élection et de la délibération, ne peut changer la structure économique de la société, modelée jusqu’à nouvel ordre par les mécanismes de marché.
C’est toute une vision du monde à changer, et la mue est laborieuse. Le débat sur la fiscalité des revenus et précisément celle des plus-values sur titres de capital (i.e. l’essence du gain capitaliste), le ralliement chaotique du gouvernement aux arguments des “Pigeons” donnent bien la mesure du trouble qui a saisi élus et électeurs socialistes. La “social-démocratie” comme concept leur sert donc à prolonger au delà du XXème siècle une thématique ouvrière, qui a peu à voir avec la vraie classe ouvrière et ses intérêts concrets, mais beaucoup avec leur culture politique profonde, leur rapport avec l’économie et les groupes sociaux qui en sont les dirigeants et les bénéficiaires de premier rang. Il s’agit d’être fidèle à ses origines, à une sensibilité, aux passions et aux morts, tout en exerçant sérieusement le pouvoir… Il faut garder l’illusion d’une négociation d’égal à égal avec les forces du capital, ce qui est censé déboucher sur un “compromis social-démocrate” – concept dont on ne voit pas bien la pertinence dans les économies actuelles, beaucoup plus hétérogènes qu’autrefois, y compris dans les classes qui vivent du capital.
D’autres, la gauche radicale, n’ont pas ce souci de mise à jour et restent ancrés dans la culture de pure contestation.
Le devenir Démocrate du Parti socialiste
Le vrai débat, ce serait plutôt de savoir si le Parti socialiste ne doit pas devenir un Parti démocrate à l’américaine : un parti sans regret pour une égalité des conditions qui n’a jamais existé hors des imaginations, mais qui est capable d’amodier les mécanismes de marché, sans les répudier 1, quand il s’agit de protéger les couches inférieures du salariat ou tous ceux qui sont privés de “droits réels” (Marx avait le bon concept) ; un Parti démocrate qui serait capable d’inventer de nouvelles théories pour rendre la vie sociale moins mercantile, moins vulgaire qu’elle ne l’est quand le marché lui donne sa forme et sa couleur ; de faire en sorte que les groupes privilégiés par les lois du marché mais aussi par le fonctionnement de l’Etat ne deviennent pas autant de castes, tout occupées à leur seule “reproduction” – bref, qui saurait remettre le marché à sa place sans considérations hautement philosophiques sur son indignité morale ou sa condamnation par l’histoire, les deux arguments classiques du socialisme.
Cela demande, entre beaucoup d’autres choses, d’être attentifs aux “droits réels” justement, plutôt qu’aux droits et libertés formels et à cette égalité de facade à laquelle on doit d’avoir autant de personnes reléguées hors de la société : pas d’éducation générale, pas de formation technique, pas de travail, pas d’avenir – surnuméraires à partir de vingt ans.
Le Parti socialiste ne cessera pas pour autant d’être de gauche, de la même façon que le Parti démocrate, le président Obama sont de gauche, n’en déplaise aux gauchistes de campus – et il peut en venir, si les hommes sont de qualité, un vrai programme de réformes progressistes.
Il faut bien reconnaitre que la paresse intellectuelle du pouvoir socialiste qui s’est observée dans la loi de réforme du secteur bancaire (une pitrerie), le projet de décentralisation, le lancement timide des class actions ou le débat sur la régulation des hautes rémunérations patronales, qui débouche sur un éloge de l’auto-régulation en deçà de ce que suggérait l’Autorité des marchés financiers, n’incite pas à l’optimisme.
Serge Soudray
Notes
↑1 | En insistant par exemple, non pas sur une nouvelle forme d’emplois aidés, mais sur des good jobs. |
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