Les vrais gagnants de l’économie mondiale, aux USA et ailleurs

Il est arrivé quelque chose d’étrange à la belle utopie post-industrielle. Les vrais vainqueurs se sont révélés être, non pas les créateurs de mondes virtuels ou les rois du web 2.0, mais les paysans, les soutiers de l’économie : les régions, les Etats, les sociétés qui ont une parfaite maîtrise des arts de la production physique, matérielle, que ce soit dans l’agriculture, l’énergie ou, fait remarquable, dans les industries manufacturières.

Les économies les plus fortes du monde développé (Norvège, Canada, Australie, certains Etats du Golfe Persique) produisent du pétrole, du gaz, du charbon, des minerais industriels ou des produits alimentaires pour le marché mondial. Le succès le plus éclatant, celui de la Chine, résulte principalement de son essor industriel. Le Brésil s’est trouvé propulsé au top de l’économie mondiale par la conjonction de trois facteurs : une importante production énergétique, un puissant secteur industriel et le plus grand volume d’exportations agricoles après les Etats-Unis.

Situation américaine

Aux Etats-Unis, il en va apparemment de même. Durant la dernière décennie, les régions qui ont le plus progressé sur le plan économique, ce qui se mesure en PNB régional, en nombre d’emplois et en hausse de salaires, sont celles qui produisent des biens physiques, tangibles. Ceci couvre de grande parties de la région des Grandes Plaines, le Golfe du Mexique et les Intermountain West (des Rocheuses à la Sierra Nevada), trois régions qui ont traversé la grande récession actuelle bien mieux que les autres, ainsi que le relevait mon étude pour le Manhattan Institute.

Aujourd’hui, tous les Etats spécialisés dans le « dur » plutôt que dans le virtuel ont des chiffres de chômage en deçà de la moyenne américaine. Les taux les plus faibles s’observent dans les deux Dakotas, au Wyoming et au Nebraska. Le Texas, le plus grand de ces Etats en « dur », connaît un taux de chômage de 6%, bien en dessous de celui de la Californie (près de 10%) ou de New York (8%). Il faut souligner un raison-clef de ce succès : alors que le Texas a créé plus de 180.000 emplois, souvent bien payés, dans le secteur de l’énergie dans les dix dernières années, la Californie, malgré ses abondantes réserves d’énergie, en a à peine créé le dixième. New York, en dépit de son potentiel énergétique considérable dans les zones défavorisées du nord-est de l’Etat a négligé son secteur de l’énergie.

Cette situation contraste grandement avec le discours convenu qui veut que dans notre société de l’information, l’application de nos capacités intellectuelles à des concepts abstraits, à des images, aux médias, finira pas supplanter les fonctions de production matérielle, une thèse avancée par Daniel Bell dans son ouvrage qui a marqué les esprits La société post-industrielle. Encore récemment, Thomas Friedman citait les pays d’Extrême Orient tels que le Japon ou Taiwan, pour suggérer que l’absence de ressources naturelles oblige à l’innovation et débouche sur une économie saine et solide, alors que trop d’avantages sur ce plan ralentissent le progrès économique.

Les forces qui remodèlent l’économie mondiale

Comment se fait-il que les mécaniciens, avec leurs mains couvertes de cambouis et leur odeur d’engrais industriels, aient surpassé les bienheureux de la société de l’information. La réponse est principalement à trouver dans les forces qui remodèlent le monde actuel, et en premier lieu la demande croissante d’hydrocarbures, de produits agro-alimentaires et de textiles dans les pays émergents, en particulier en Extrême-Orient et en Amérique Latine.

Dans le passé, les économies fondées sur les exportations de matières premières subissaient des récessions cycliques chaque fois qu’une poignée de riches pays consommateurs – les Etats-Unis, le Japon, l’Europe – connaissait un ralentissement de la croissance ou une récession. Désormais, des vagues de nouveaux consommateurs alimentent une demande croissante même quand ralentissent les pays à hauts revenus – ce qui maintient les prix à un niveau élevé, et ce de façon plus stable qu’antérieurement. Certes une catastrophe économique majeure ou un bouleversement des techniques employées dans l’agriculture ou l’énergie, pourrait faire chuter les prix, mais dans l’ensemble, pour une ou deux décennies, les évolutions démographiques paraissent devoir favoriser les pays producteurs.

La plus grande surprise a été de voir que les Etats-Unis se tiraient fort bien de cette course aux ressources naturelles. L’Amérique du Nord est mieux dotée en matières premières que ses principaux concurrents, l’Union européenne, l’Inde, la Chine et le Japon. Seule la Fédération de Russie dispose de ressources comparables. L’est sibérien dont s’est emparé la Russie lors de sa grande expansion entre le XVIème et le milieu du XIXème siècle demeure l’une des premières régions du monde pour les matières premières et la base de l’économie russe.

Les secteurs clefs

L’agriculture est peut-être la plus méconnue des nouvelles forces qui tirent l’économie américaine. Les exportations agricoles ont explosé. En 2011, les Etats-Unis exportaient pour 135 milliards de dollars de produits agricoles, donnant un excédent commercial de 47 milliards, le plus élevé en termes nominaux depuis les années 80. La clef de ce succès ? L’un des facteurs principaux est la demande chinoise, qui absorbe 60% des exportations mondiales de soja et 40% de celles de coton.

Le boom de l’énergie a produit une transformation en profondeur de l’économie américaine, largement liée aux nouvelles technologies telles le « fracking » et le forage en eaux profondes. Ce boom a propulsé la zone des Grandes plaines à la 14ème place dans le classement des pays producteurs d’hydrocarbures, en gros au même rang que la Norvège et le Nigéria. Sauf à ce qu’elle soit entravée par des contraintes réglementaires, cette expansion n’en est qu’à ses débuts. Il faut s’attendre à une forte croissance de la production non seulement dans le Dakota du Nord mais aussi au Texas ou le pétrole de type « Eagle Ford shale » (schistes bitumineux) verra sa production journalière quintupler en 2014. Les nouveaux gisements découverts à Wattemberg Field, au nord de Denver, à eux seuls pourraient contenir plus d’un milliard de barils de pétrole et de gaz naturel, pratiquement au même niveau que les énormes gisements de pétrole bitumineux de Bakken Field dans le nord Dakota occidental. Un gisement découvert au Wyoming pourrait lui contenir la quantité ahurissante d’1,4 trillions de barils de pétrole de schiste.

La révolution énergétique a d’ores et déjà transformé les Etats américains concernés. Entre 2010 et 2011, selon une analyse de l’EMSI, les six premières catégories d’emplois ayant la croissance la plus rapide, relevait du secteur énergétique. Depuis 2009, cette industrie a créé 430.000 emplois, la majorité d’entre eux aux Texas, en Oklahoma et en Pennsylvanie.

Le renouveau industriel

Fait encore plus significatif, l’expansion du secteur de l’énergie galvanise le secteur industriel, améliorant ce qui était jusqu’alors le point faible de l’économie traditionnelle. Le boom de l’énergie pourrait créer aux Etats-Unis plus d’un million d’emplois industriels dans la décennie à venir, à la fois pour les besoins du secteur et aussi du fait de la baisse du prix de l’énergie, indique une récente étude de PricewaterhouseCoopers. La nouvelle économie industrielle est déjà visible  dans les parties des Etats-Unis qu’elle a directement concernés, soit l’Oklahoma, la Louisiane, la Pennsylvania, et l’Ohio.

Certains voient dans cette évolution une nouvelle forme de bulle spéculative qui fatalement éclatera un jour. Derek Thompson dans son article de l’Atlantic suggère même que le Nord Dakota serait même arrivé au sommet de la bulle. Il est clair que les limites en termes d’emploi et d’infrastructures pourraient ralentir la croissance par rapport aux années précédentes. Toutefois les projections faites par JP Morgan suggèrent que le Nord Dakota continuera de profiter d’une croissance du PNB trois fois supérieure à la moyenne nationale ces prochaines années. En ce qui concerne la pénurie de main d’œuvre, la solution paraît en bonne voie : le Nord Dakota  connait la plus forte croissance de l’immigration interne de tout le pays.

Il paraît certain que les Etats « en dur » auront à relever de vrais défis dans un avenir proche. L’obligation de former des ouvriers qualifiés – domaine que les Etats-Unis ont négligé depuis plusieurs générations – en sera un, et considérable, dans des régions comme la Louisiane et le Texas, où le niveau d’éducation est en dessous de la moyenne nationale, mais aussi dans les deux Dakotas, où le niveau est meilleur mais la population moins nombreuse. Les besoins en infrastructures telles des pipelines ou des réseaux d’électricité haute-tension se feront encore plus sentir quand la production augmentera.

Un essor général

Mais même les habitants des grandes villes côtières pourront constater ce que signifie la nouvelle prospérité des Etats « en dur ». La croissance des industries classiques entrainera une plus forte demande dans les professions de services à haute valeur ajoutée – qu’il s’agisse d’architectes, de banquiers d’affaires, d’informaticiens de haut niveau, de publicitaires et de firmes de relations publiques – qu’on trouve par exemple à San Francisco, Seattle, New York et Boston.

Clairement, les plus grands bénéficiaire de ce mouvement seront les villes situées dans la « commodity belt », cette ceinture des matières premières, à commencer par Houston, l’épicentre du secteur énergétique, mais aussi Oklahoma City, Dallas-Fort Worth, Omaha, Salt Lake City et Denver. Même de plus petites villes comme Sioux Falls, Bismarck et Fargo connaitront une croissance rapide.

Cette croissance des Etats « en dur » élargira le champ des possibles géographiques dans une mesure que les Etats-Unis pouvaient à peine imaginer il y a dix ans, et il faut s’en réjouir.

Joel Kotkin

www.joelkotkin.com

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