Les secousses subies par le pouvoir en Russie avant et lors de la réélection de Vladimir Poutine au poste de président de la Fédération de Russie n’ont pas laissé indifférents les observateurs étrangers. Songeons aux manifestations de la fin 2011 et du début 2012 en Russie, et ces derniers jours, la mort de Boris Berezovsky qui n’a probablement pas fini de faire couler de l’encre. Le pouvoir en place depuis treize ans a parfois été qualifié de nationaliste. Avant de confirmer cette opinion il n’est inutile de se pencher sur la nature du nationalisme en Russie et sur les rapports qu’entretient le pouvoir avec cette option politique.
Il existe bien évidemment un mouvement nationaliste en Russie, et même un parti nationaliste mais que représentent-ils ? Électoralement à peu près rien. Vladimir Jirinovsky, chef du parti libéral-démocrate et régulièrement présenté comme un nationaliste, propose régulièrement des projets de loi teintés de nationalisme mais dans les faits, malgré ses déclarations provocatrices, son parti opère généralement comme un soutien du pouvoir. Comment se situe donc le pouvoir non seulement par rapport à l’électorat russe et aux humeurs du peuple mais vis-à-vis des idées nationalistes telles qu’on peut les rencontrer dans d’autres pays ? Et sur quoi repose ce nationalisme ?
Affirmer que, depuis l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, les Russes sont fiers de l’être suscite toujours des controverses. La première réaction consiste à rétorquer que tous les Russes ne sont pas fiers de Poutine. Or il ne s’agit pas ici de l’appréciation portée sur Poutine mais de constater – qu’on en soit partisan ou opposant – que l’humeur de la population russe a considérablement changé depuis son accession au pouvoir en comparaison avec les années 1990. Sous l’ère Eltsine, devant le désordre généralisé, on entendait alors souvent les Russes dirent leur souhait de quitter la Russie, disons-le franchement, et beaucoup de Russes avaient honte de leur pays, alors qu’aujourd’hui, celui qui n’est pas d’accord avec le pouvoir, au lieu de baisser les bras, plutôt que de penser à partir, va manifester sans craindre les provocations de la police.
Ce tableau est vrai dans les grandes villes, et surtout à Moscou. La réalité en province est bien différente en ce qui concerne l’activisme politique de la population. On ne peut cependant pas nier que les initiatives politiques, sociales et économiques dans les régions soient considérablement plus nombreuses et plus fructueuses que dans les années 1990.
La nation russe ?
Tout d’abord, à l’instar de ce qui se passe dans les autres pays, il faudrait pouvoir définir le nationalisme en Russie par rapport à une nation précise. C’est là que le bât blesse car en ce qui concerne le concept de « nation russe », rien n’est clair : la Russie est par son essence, son histoire, un pays qui, plus que d’autres grands pays européens, et en tout cas différemment des Etats-Unis d’Amérique, un pays fondamentalement disparate.
Difficile de dire que la Russie est une terre d’immigration, il serait plus correct de parler de terre de migrations et d’émigration dans la mesure où elle constitue plus un passage et un point de départ qu’une destination, depuis les grandes invasions du premier millénaire qui vit le mouvement et l’installation de peuples différents, puis les grands mouvements de population sous le règne d’Ivan le Terrible jusqu’à nos jours.
Par ailleurs, il faut distinguer la Russie territoriale de son cœur, à savoir la Russie occidentale, car c’est surtout d’elle qu’il s’agit quand on parle de migrations, de passages, de point de départ et d’arrivée, alors que la Sibérie et l’Extrême-Orient ont été des terres de conquête. Rappelons que, conséquence du brassage issu de ces mouvements anciens de population, l’URSS reconnaissait UNE citoyenneté soviétique, et DES nationalités : « Russe », « Ukrainien », « Tatar », « Ouzbek », « Allemand », « Polonais », « Juif », « Tchétchène », « Kabardine », « Ossète », etc., et qu’il est donc exclu de parler d’homogénéité ethnique sur un territoire aussi immense. La conquête dela Sibérie, puis de l’Asie Centrale et du Caucase a « inclus » pour ne pas dire « intégré » ou « assimilé » ces autres ethnies. Aujourd’hui, pratiquement personne en Russie ne peut se dire « ethniquement pur », et ce quelque soit l’ethnie à laquelle il se rattache, a fortiori russe. Ces dernières années ont vu des manifestations de violence contre les « noirs », c’est-à-dire les personnes originaires du Caucase. On retrouve là un vieux fond xénophobe, parfois aussi antisémite à des degrés plus ou moins graves, mais la relation envers l’étranger en Russie est toujours complexe : un mélange d’admiration, de mépris, souvent de fascination avec surtout une grande part de méconnaissance de l’étranger.
La définition traditionnelle d’une nation avec une cohérence territoriale, langue, monnaie, ethnie, éventuellement religion très largement majoritaire n’est donc pas claire ici. Alors, dans la pratique, sur quoi repose la nation russe ?
Du point de vue idéologique, on voit bien que l’histoire russe est pénétrée d’une idée de grandeur, de destin mondial, dont la première manifestation aura été le thème de « la troisième Rome » au nom de laquelle Pierre le Grand entreprit d’ouvrir la Russie aux influences occidentales pour lui donner une mission à l’échelle de toute l’Europe. La russification entreprise sous les tsars, d’abord linguistique, fut d’ailleurs poursuivie sous le régime soviétique. Aujourd’hui encore le Russe éprouve une fierté à l’égard de sa langue à un point rarement rencontré dans d’autres cultures. On sait le patriotisme invoqué par Staline pour mobiliser la population de l’URSS, et à ce propos, Hannah Arendt considère à juste titre le panslavisme comme un des éléments constitutifs du système mis en place par Staline, et qui dans les faits contredisait le cosmopolitisme de Lénine. Ensuite, le patriotisme fut remis au goût du jour sous Brejnev grâce au concept de « peuple russe ».
Or, force est de reconnaître, même si cela doit irriter certaines sensibilités ou contredire certains vœux pieux, que le régime socialiste soviétique aura été fondamentalement nationaliste. Certes, au risque de heurter quelques uns, difficile de ne pas établir une comparaison entre le régime hitlérien et la politique des dirigeants soviétiques, elle aussi nationale et socialiste dans les faits, puisque tous les deux ont toujours mis en avant la défense des intérêts nationaux aux dépens de ceux qui, dans l’esprit des dirigeants, ne correspondaient pas aux standards de pureté raciale, dans le cas des nazis, ou de « fiabilité » tacitement liée à la nationalité – mais pas seulement – dans le cas soviétique, avec, en plus, une bonne dose de mépris pour leurs alliés.
L’ouvrage Deux siècles ensemble de Soljenitsyne, paru en 2003, aura été un jalon significatif, il suscita bien des débats car il semblait exagérer le rôle des Juifs dans l’Histoire de la Russie en voulant le présenter comme déterminant, notamment en soulignant deux points de cette histoire particulière : le rôle des Juifs dans la Révolution de 1917 et le sacrifice qu’il portèrent dans les répressions staliniennes. Au-delà de ce point de vue, il semble important que de toute façon le pouvoir soviétique a toujours défendu, placé, mis en avant, favorisé des Russes, et non pas seulement des Soviétiques. On s’aperçoit que l’internationalisme ou le cosmopolitisme n’auront été que des prétextes. Tout cela a toujours favorisé la promotion des intérêts non pas soviétiques, mais précisément russes. Détails finalement très révélateurs : les plus grands acteurs de la révolution et du socialisme soviétique d’origines ethniques non-russes (Arméniens, Lettons, Juifs, etc.) ont presque toujours veillé à russifier leurs noms ; dans les postes de pouvoir, de responsabilités et surtout dans les deux capitales, le Russe occupe très souvent une place prépondérante sur les représentants des autres nationalités et ethnies.
Au début des années 2000, on pouvait entendre en Russie les déclarations récurrentes à caractère nationaliste, et parfois provocatrices, de certaines personnalités politiques telles que Dmitri Rogozine qui finalement, plutôt que d’être marginalisé malgré ses critiques envers le pouvoir, fut légitimé par ce dernier et se vit offrir un poste de représentant permanent auprès de l’OTAN. Revenu en Russie comme vice-ministre de l’industrie de défense, on le voit assagi dans ses déclarations mais suivant une orientation résolument patriotique.
Nationalisme sans nation ?
Aujourd’hui, Poutine mène une politique éminemment nationaliste avec une volonté d’affirmer la prééminence de la Russie dans la politique internationale, une politique de défense renforcée, un paternalisme commercial et économique dans une politique constante de préférence nationale.
En même temps, paradoxalement, le VTsIOM (Centre Panrusse d’étude de l’opinion publique) voit dans la dépendance du pouvoir actuel vis-à-vis des milieux d’affaires une des causes de la prise de conscience nationale dans la population, aux dépens d’une idéologie clairement élaborée et suivie par l’État.
Illustration de la politique suivie par le pouvoir en place, aujourd’hui en mars 2013, une des questions qui agitent l’opinion publique en Russie est celle de l’introduction dans l’enseignement secondaire d’un manuel d’histoire unique. Des intellectuels de bords bien différents ont réagi. Tel est notamment le cas d’Andreï Zoubov, maître d’œuvre d’une magistrale Histoire de la Russie au XXe siècle, réunissant des articles d’une quarantaine d’auteurs et parue en 2009, déjà tirée à plus de 100 000 exemplaires en Russie, et en cours de traduction en anglais et en espagnol. Cette histoire, en deux volumes, a suscité bien des controverses dans la mesure où elle se place non pas du point de vue de l’« Histoire officielle » mais jette une lumière crue sur la réalité de ce XXe siècle si mouvementé, sans égards pour les orgueils, soit communistes, soit libéraux, soit nationalistes. Andreï Zoubov et d’autres historiens comme Nikolaï Svanidzé se prononcent contre tout manuel unique.
Le pouvoir joue évidemment sur la corde nationaliste en mêlant allègrement les deux concepts de nation et de patrie, par exemple en chantant sans cesse, et même peut-être de plus en plus, la Victoire de la Grande Guerre Patriotique où la Russie a sauvé le monde, en comptant pour des vétilles les autres fronts, les gigantesques batailles et coups de boutoirs portés au régime de Hitler, mais en n’utilisant presque jamais le terme de Deuxième Guerre Mondiale, et d’ailleurs « oubliant » tout ce qui s’était passé entre 1939 et 1941 et avant 1939… , ne rappelant que de façon évasive le Pacte Ribbentrop-Molotov et la coopération soviéto-allemande en matière militaire et technique des années 1930. Il ne s’agit certes pas de contester la contribution cruciale de l’URSS à l’écrasement du nazisme, mais le rôle quasiment exclusif qui est donné à la Russie dans la victoire de 1945.
Dans le manuel unique, officiel envisagé, la démarche actuelle consiste à présenter l’Histoire de la Russie au XXe siècle comme globalement positive « malgré les répressions », à rendre acceptables les répressions et le régime dictatorial, avec un Staline présenté comme « certes sanguinaire mais malgré tout excellent manager ». Au contraire, les opposants estiment qu’il ne serait pas moins glorieux et respectable, pour la Russie en tant que nation, de présenter plutôt sa capacité à surmonter les aspects réellement négatifs de son Histoire, comme le servage qui fut aboli en 1873 seulement ou à assurer un passage sain du système soviétique à l’État de droit.
Nostalgies et progrès
Dans toutes les couches sociales, le discours au quotidien est nourri d’assertions directement héritées de l’époque soviétique telles que « nous produisons les meilleurs avions au monde, notre industrie était la meilleure » avec une bonne dose de nostalgie pour la période d’avant la pérestroïka. À noter, d’ailleurs, la propension d’une très grande part de la population, surtout masculine, à s’ériger en historiens, en spécialistes d’armement, en politique internationale, etc., avec des considérations dogmatiques relevant du « traktir », équivalent russe du café du commerce français.
Finalement, la question essentielle de la nature de la nation russe est posée par Émile Païne, sociologue et professeur à l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou : selon lui le « nationalisme » russe n’a pas de fondements véritables puisqu’il n’y a pas vraiment de « nation » russe. Il note aussi l’évolution notable tenat à ce que les citoyens, qu’ils soient communistes, libéraux, monarchistes, ou autres, en manifestant contre le pouvoir au lieu de quitter la Russie prouvent ainsi qu’ils sont désormais soucieux d’agir pour le bien de leur pays, faisant là preuve d’un sain et vrai esprit national.
Le nationalisme russe semble donc être un faux nationalisme, nationalisme sans nation, et il semblerait plus juste de parler d’ethnocentrisme.
Bruno Bisson