Wes Anderson, cinéaste pré-moderne

Les films de Wes Anderson – sept à ce jour : Bottlerocket, Rushmore, The Royal Tenenbaums, The Life Aquatic with Steve Zissou, The Darjeeling Limited, Fantastic Mr Fox, et Moonrise Kingdom– ont atteint le statut de cult-movies.  Ils semblent avoir tout pour plaire à notre époque : histoires de famille à l’eau de rose d’enfants ou d’enfants attardés destinées à des individus dotés du même âge mental, maniérisme du style vintage  nostalgique, univers fétichiste issu des BD et des livres pour enfants, clins d’œil  glamour rétro à la musique pop des sixties et aux films français nouvelle vague, acteurs recyclés ou décalés (Bill Murray, Angelica Huston, Gene Hackman, Bruce Willis, Jason Schwartzman, Owen Wilson), scenarii loufdingues et romantiques, mises en scènes très rock and roll mais aussi très minutieuses. Les mêmes prédicats nourrissent les oppositions chez les critiques. Même pas nouveau, disent-ils : on dirait du Tim Burton, et Anderson lui-même ne cesse de se répéter obsessionnellement avec les mêmes gimmicks. Le cinéma n’a-t-il pas mieux à faire que de se contempler nombrilistiquement dans son passé et dans des histoires éculées comme celles que racontent à longueur de film le réalisateur texan ? Ces réactions courantes sont aussi injustifiées que la lecture qu’elles donnent de ces films est fausse.

Wes Anderson, Tim Burton

On aurait bien tort de voir en Anderson une sorte de dandy et de double affadi de Tim Burton. Certes tous deux usent des mêmes procédés  et références – l’animation, les histoires pour enfants de Roald Dahl – mais leurs objectifs sont distincts. Aussi brillants soient les films de  Burton ils n’ont pas de substance et visent uniquement l’effet. Au-delà du fantastique des scènes Edward Scissorhands, Mars attacks ou Batman, ils renvoient seulement à eux-mêmes et au passé hollywoodien. Son Alice in Wonderland perd toute attache à Lewis Carroll. Les histoires enfantines que ces films racontent sont de simples supports. Même Sleepy Hollow, ancré dans l’univers puritain de Washington Irving, ne parvient pas à produire d’autre effet que la peur. Il ne peut pas procurer ce qu’Aristote appelle catharsis – l’essence de ce que fait l’œuvre d‘art selon le Stagirite, parce qu’il ne représente rien. Il vise seulement à susciter l’émotion de terreur. Pour qu’il y ait catharsis au contraire, il faut aussi que l’œuvre ait un contenu, c’est-à-dire représente une histoire qui ait un sens (sans contenu représentatif, il ne peut pas y avoir de « paradoxe de la fiction : comment peut-on avoir peur de choses qu’on sait ne pas être réelles ?).  L’esthétique d’Anderson relève, tout comme celle de Burton, d’une certaine forme de kitsch. Le kitsch et le camp sont deux catégories esthétiques usant de l’ironie : ils procèdent à une forme de citation reposant sur un faire-semblant.

L’ironie est toujours une prise de position sur les valeurs et les sentiments. Mais le faire-semblant ironique peut toujours s’interpréter de deux manières : ou bien comme une prise de distance sceptique par rapport aux sentiments et aux valeurs, en suggérant que ceux-ci sont vides et sans force, ou bien comme une marque de respect et d’allégeance à ces sentiments et valeurs (ainsi les satires de Swift peuvent-elles se lire à la fois comme une démolition de la raison et de la religion, et comme une affirmation de celles-ci). Selon la première lecture l’ironie kitsch est de nature post-moderne : le monde a été déserté des sentiments et des valeurs authentiques, et on les moque. Selon la seconde lecture l’ironie kitsch est fondée sur une croyance à la réalité des valeurs et des sentiments. Elle est pré-moderne parce qu’elle fait référence  – peut être de manière nostalgique – à un univers où ces valeurs ont encore un sens.

L’ironie andersonienne est partout dans ses films. Elle est présente dans la mise en scène elle-même – plans de face ou d’en haut qui exhibent les personnages et les objets au spectateur comme si on avait affaire à des photos d’identité ou des papillons mis sous verre, miniatures et tableaux destinés à présenter l’histoire dans le style des livres d’enfants – et dans les multiples citations. La citation est l’instrument principal de l’ironiste qui simule la pensée ou les paroles d’autrui. Les films d’Anderson sont eux-mêmes des parodies : parodies de livres d’enfants, de livres d’aventure, de films de Cousteau, de road movies.

A l’intérieur de chacun il y a une architecture complexe de citations, littéraires et musicales. Un grand nombre de ces dernières viennent de la pop des sixties et tout particulièrement des Rolling Stones: quand Margot Tenenbaum accepte l’amour de son demi-frère, on entend un des titres de Between the Buttons des Stones qu’elle met sur son pick up, « She Smiled Sweetly » puis « Ruby Tuesday », «  Street Fighting Man » et « Jumping Jack Flash » au moment où Mr Fox lance sa dernière campagne, dans une scène cruciale de  Darjeeling Limited on entend « Play with Fire », quand Margot Tenenbaum sort du bus au ralenti on entend une chanson de Nico « These days » (elle a elle-même les yeux fardés comme Nico), sans compter les références à la pop française (France Gall, Françoise Hardy, Joe Dassin).  Moonrise Kingdom est construit autour de la musique de Benjamin Britten. The Life Aquatic  est conçu à la fois comme un pseudo-documentaire à la Cousteau et comme une espèce de conte de fées (Anderson se paie même le luxe de recruter une actrice nommée comme par hasard Kate Blanchett  pour jouer au sein d’une équipe de bonshommes coiffés de bonnets rouges ridicules qui ressemblent à ceux des Sept Nains de Blanche Neige).

Les films eux-mêmes s’auto-citent : ainsi la tente  de la maison Tenenbaum où les enfants se réfugient revient sous sa forme scout dans Moonrise Kingdom, les acteurs reparaissent pour jouer plus ou moins le même rôle de film en film, à la manière dont les personnages de Tintin se retrouvent d’album en album).  Bien entendu, il y a aussi les citations artistiques d’œuvres elles-mêmes ironiques, que nombre de critiques ont relevées, presque toutes empruntées à la littérature pour enfants ou à la BD : Peanuts de Charles Schultz, Roald Dahl, dessins de Norman Rockwell, L’île au Trésor de Stevenson, ou les livres pour enfants purement inventés dans Moonrise Kingdom, sans compter les citations cinématographiques (Moonrise comme remake de They came by Midnight de Nicolas Ray, allusions à l’Argent de poche de Truffaut,   à  Vertigo et à North by Northwest  de Hitchcock dans la scène où Sharp tient suspendus dans le vide les deux enfants).

Citations et détournements

Le post-modernisme cinématographique et  pictural nous a habitués à cet art de la citation et du détournement, de Duchamp à Warhol, de Man Ray à Cindy Sherman, de Roy Lichtenstein à Jeff Koons. On a souvent fait référence, au sujet d’Anderson, aux petites boîtes remplies d’objets hétéroclites que construisait, dans les années 1950  le sculpteur Joseph Cornell, et on a dit que le monde d’Anderson était une succession de « Cornell boxes ». On a aussi parlé d’univers de maisons de poupée. Et de fait Anderson est obsédé par les cartes et  les modèles réduits (le bateau, le sous-marin de poche de Steve Zissou dans The Life aquatic, le wagon de Darjeeling, la maison Summer End de Moonrise Kingdom, sans parler des terriers de Mr Fox).

Ces films racontent moins des histoires qu’ils ne sont des livres d’images, de mini-encyclopédies et des mini carnets de bord que l’on consulte. « Faisons un inventaire » propose Sam à Suzy dans Moonrise. Chaque personnage  a ce que Michaux appelait «mes propriétés » et ce que les sciences cognitives appellent des « dossiers mentaux ». On y a vu la preuve du fétichisme d’Anderson et de son enfermement dans l’enfance. Mais il n’y a pas que les enfants qui sont dans des univers clos : les adultes aussi le sont. Et un monde en miniature n’est pas nécessairement isolé du monde réel. Les enfants et les adultes de ces films se réfugient dans leurs tentes d’indien, dans leurs collections, dans leurs petits univers parce que le monde extérieur est agressif et hostile. Cela ne veut pas dire que les personnages d’Anderson ne soient pas dans le monde extérieur. Ce dernier surgit en fait en permanence.

Quelques exemples : dans la pièce de théâtre que Max Fischer monte dans Rushmore on voit des soldats américains combattre au Vietnam, les scouts de Moonrise vivent clairement, en 1965, dans un univers de pré-guerre du Vietnam qui, à la fin du film, est une sorte de mini – Apocalypse Now (notons que le co-scénariste du film est le fils de Francis Coppola).

La  tentation du refuge dans le monde de l’enfance est certes omniprésente dans les films d’Anderson. Mais le monde de l’enfance n’y est pas tellement le lieu où les adultes fuient que celui où ils peuvent puiser leurs ressources. Anderson a déclaré dans une interview récente : « Mon cinéma naît, je crois, non pas de mon enfance mais de sentiments que j’avais enfant ». Il ne s’agit pas de nostalgie mais d‘empathie et d’anamnèse. L’enfance n’est pas seulement – et sans doute même pas – un monde merveilleux et protégé, mais aussi un monde dans lequel on rencontre pour la première fois l’autorité, l‘amour, la haine, la veulerie et surtout l’injustice.

Ce que demandent aux adultes les enfants des films d’Anderson, ce sont des ressources pour affronter le monde des adultes. Et bien souvent ces derniers n’y parviennent pas : Herman Blume, Royal Tenenbaum, Steve Zissou ou les parents de Suzy Bishop ne sont pas à la hauteur, et les enfants se montrent plus à même qu’eux de s’en sortir. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Bill Murray intervient dans  presque tous ces films et est devenu presque une icône andersonienne: par son jeu désabusé et dépressif, il incarne à lui seul l’impuissance des adultes (dans Darjeeling Limited, il n’apparaît que pour manquer le train).

L’enfant comme être moral

Les enfants ont deux grands avantages sur les adultes. Le premier est d’être, paradoxalement, bien mieux capables que ces derniers de distinguer la réalité de la fiction : ils aiment les histoires mais ils se racontent rarement des histoires, et savent la différence entre qu’il y a entre ce qui est « pour de vrai » et ce qui ne l’est pas. Le second est d’être spontanément moraux, non pas au sens où ils suivraient spontanément le bien (les jeunes scouts de Moonrise Kingdom sont souvent plus proches des enfants de Lord of the Flies que de ceux de la Comtesse de Ségur), mais au sens où ils ont une vision morale du monde. Ils savent ce qu’est une promesse ; ils sont prêts à se plier à l’autorité quand elle est juste, et à se rebeller contre elle quand elle est injuste.

Mais les adultes aussi sont sensibles aux impulsions morales et cherchent une sorte de rédemption. Royal Tenenbaum se comporte comme un irresponsable, jusqu’au jour où il accepte de divorcer de sa femme et sauve les deux enfants de son fils d’un accident (mais au prix, comme dans Moonrise, de la mort d’un chien). Steve Zissou avoue que son seul désir dans sa quête mobydickesque  du requin-jaguar est celui de vengeance, mais quand il a pu réunir toute sa famille dans son bathyscaphe, il épargne l’animal.  Les trois frères de Darjeeling sauvent des enfants de la noyade, sans pouvoir les sauver tous. Mr Fox court le risque de ruiner sa famille et ses amis, mais s’en sort finalement. Le chef Ward parvient  à sauver la troupe de scouts alors même que le commandant Pierce (caricature de Baden Powell) fait défaut. Le capitaine Sharp adopte l’orphelin Sam que menace la méchante dame des services sociaux. On n’est pas  très loin d’Oliver Twist  et de Great Expectations, avec leurs histoires d’enfants malheureux et sauvés. Mais on n’est pas non plus très loin de Huckleberry Finn et de Melville. On a souvent fait référence, à juste titre, à J.D Salinger pour caractériser l’univers d’Anderson. Mais Holden Caulfield et les autres personnages salingeriens ont loin d’être aussi  moralistes – et pour tout dire puritains-  que les héros d’Anderson.

C’est en ce sens que l’univers andersonien est non pas post-moderne, mais pré-moderne, voire classique.

Pour lui le monde éthique existe encore, il ne se réduit pas à une fiction utile destinée à tenir l’ordre social. L’ironie d’Anderson ne vise pas à moquer les valeurs morales et esthétiques, mais à faire référence à elles en creux. Cela  suppose qu’on tienne ces valeurs comme réelles et non pas non pas, comme les ironistes post-modernes, comme des illusions. L’univers d’Anderson est comme celui de Charles Schultz et celui de Norman Rockwell un univers moral. Il y a pour lui quelque chose comme avoir des sentiments appropriés ou inappropriés, et agir correctement ou incorrectement. Rien de plus loin du scepticisme moral contemporain (je ne suis pas sûr que la comparaison faite par Michael Chabon d’Anderson avec Nabokov, autre ironiste majeur, soit si juste : car Nabokov me semble bien être un ironiste sceptique).

Une scène de Moonrise  le montre plus que les autres. Sam et Suzy, appuyés par les autres enfants, sont mariés par le Cousin Ben, sorte d’aumônier scout un peu chelou, prêt à récupérer pour son bénéfice le fruit de leur collecte. Les enfants mâchent cependant un chewing gum au moment de prononcer leur serment, un peu comme aujourd’hui ils garderaient leur i-phone à l’oreille. Ben leur fait enlever leurs chewing gums de leur bouche : se marier n’est pas de la blague. Il leur demande d’aller réfléchir cinq minutes à leur décision. Survient alors une scène hilarante : pendant que les enfants se concertent sur leur vœu à gauche de l’écran, un enfant saute sur un trampoline sur la droite. L’effet comique vient du contraste entre le caractère ridicule et enfantin de son jeu  et le sérieux de la décision de Sam et Suzy plongés dans l’âge adulte par leur engagement. Ce qui crée l’effet comique, c’est la conjonction des idéaux classiques et d’un style kitsch. En réalité Anderson n’est pas du tout un artiste kitsch ou camp. Il détourne le kitsch, l’art de la citation et du clin d’œil à des fins qui sont le contraire de celles des artistes post-modernes. Ses films sont décalés par rapport à la post-modernisté, cultivant le maniérisme, le retrait sur soi et les valeurs familiales traditionnelles. En fait ils ont révolutionnaires, car ils prônent la révolte au nom de la morale, et non pas, comme la plupart  des « indignations »  et autres « désobéissances » d’aujourd’hui, la pseudo-révolte.

Lire sans cesse

Le cinéma d’Anderson est aussi  moral parce qu’il est littéraire. On y lit des livres sans cesse. The Royal Tenenbaums est filmé comme un livre, chapitre après chapitre. La famille Tenenbaum  – à part le père et le fils tennisman– lit des livres et en écrit, y compris le comptable Henry Sherman. L’un des frères du Darjeeling limited est un écrivain. Le style d’Anderson est aussi littéraire qu’il est cinématographique, et à ce titre, malgré son caractère loufoque, il est bien plus près de celui de Rohmer et de Truffaut que de celui d’Hollywood, et comme si l’auteur ne cessait de nous renvoyer, comme un maître d’école de jadis, à un univers idyllique sans ordinateurs ni réseaux sociaux, où l’on apprend par les livres et l’écrit et non par les images et la pensée minute, comme dans l’enfer internet actuel. Certes la morale est chose sérieuse, et surtout ennuyeuse, Elle se prête mal à l’expression artistique, et quand elle se montre trop, elle choque parce qu’elle moralise. On me dira qu’Hollywood a toujours su jouer sur les bons sentiments et les exploiter. Mais Anderson brouille les pistes, et c’est pourquoi son style éthique est ironiste. Des œuvres sans morale ne valent rien. De même que des œuvres sans humour. Et les œuvres qui méritent notre admiration sont celles qui parviennent à combiner morale et humour, comme celle de Wes Anderson.

Pascal Engel

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