Du vieil or au scintillant : la banque et le monde de l’art

En 2007, en cette période de marchés financiers partout en surchauffe, l’artiste Damien Hirst coulait un vrai crâne humain dans le platine, et sertissait ce moulage de 8.601 diamants provenant, on l’espère, de zones « propres », loin de tout conflit armé. Il baptisait ce dispositif For the Love of God.  Les images de cet objet macabre ont circulé à la vitesse de la lumière, et il en vint un vif débat pour savoir si l’avènement de cette œuvre s’inscrivait dans le champ de l’esthétique ou dans celui du marché, si primait la dimension artistique, ou seulement ce fait conforme aux intentions annoncées : fabriquer « l’œuvre d’art la plus chère jamais créée par un artiste vivant »,  au point qu’elle fut vendue pour 100 millions de  dollars.

Art et titrisation

Deux ans plus tard, les marchés financiers implosaient de toutes parts, et on apprenait que l’œuvre avait en fait été vendue à une holding composée du galeriste de Damien Hirst, de son directeur financier, de son ami le milliardaire russe et collectionneur d’art Viktor Pintchouk, et de Hirst lui-même. Après quoi, certains acteurs financiers, contemplant leur portefeuille de titres tout récemment siphonnés, trouvèrent dans l’intitulé de l’œuvre la juste expression de leur humeur du moment. L’œuvre elle-même, ce crâne, avec ses orbites chargés de diamants et le rictus de son propriétaire d’origine, demeurait impavide devant cette soudaine vacuité de la valeur, constatée sur les marchés artistiques ou financiers. Peu importe que cet emblème cynique de notre époque de paillettes ne soit habité d’aucun amour, hormis celui d’une série de zéros. Et pourtant, quelques conservateurs de musées ont pu voir dans le crâne de  Hirst et dans son titre certains liens avec des périodes antérieures de la création artistique.  Le Rijksmuseum d’Amsterdam présenta ce crâne aux côtés d’œuvres appartenant à l’âge d’or des Pays-Bas.  En 2010, à Paris,  le Musée Maillol l’exposait au milieu d’œuvres touchant à la mortalité de l’homme. L’été dernier, en  2012, le crâne faisait partie d’une rétrospective Hirst à la Tate Modern Gallery de Londres. Ces trois expositions renvoyaient à une longue tradition, celle de ces crânes représentés dans les vanitas, devant lesquelles chacun est invité à songer au peu de temps qui lui reste.

La manière dont Hirst se moque de  cette tradition séculaire me paraît à la fois superficielle et empreinte d’avidité, mais le Britannique n’est pas seulement l’artiste vivant le plus riche au monde, loin s’en faut : il est aussi extrêmement connu d’un vaste public, et fait partie de ceux qui suscitent des débats profonds. Les conservateurs du Rijksmuseum ont ainsi mis sur pied un magnifique site Internet, où des spectateurs de cette création, filmés comme des présentateurs de télévision, réagissent à son œuvre. Ce qui laisse clairement entendre que les visiteurs des musées trouvent dans ce crâne un mode de représentation de notre époque.  Pourtant, ce que cette œuvre représente à mes yeux, ce n’est pas tant notre vie artistique, du moins pas seulement : c’est aussi notre vie financière.

Comme le soulignait Blake Gopnik dans le Washington Post au moment où l’on dévoilait ce crâne au monde, c’est ici l’achat de l’œuvre qui fait œuvre. Tout comme ce fut le cas avec Lehman  Brothers, c’est l’acte de vente, et à un prix astronomique, qui définit et confère à l’objet sa valeur.

Ces derniers temps, je me suis mise à lire les nouvelles financières, avec l’impression d’assister à une série infinie de tours de passe-passe. Depuis 2008, et les erreurs de gestion qui ont engendré la faillite de Lehman Brothers et tous les déboires financiers qu’ont connus nos sociétés, il semble que l’activité de toutes les grandes institutions financières – même de celles qui, manifestement, n’ont pas failli, comme Goldman Sachs et JPMorgan Chase — présente un point commun de taille avec la vente du crâne serti de diamants de Damian Hirst.

Toutes ces institutions avaient lourdement investi dans des produits financiers comme des dérivés ou des titres adossés à des créances immobilières.  Ces produits, ces “instruments,” ou ces “véhicules,” ne s’appuient pas sur des biens tangibles, mais uniquement sur la finance proprement dite. C’est ainsi qu’en 2010, au milieu de la tourmente financière, le produit intérieur brut de la planète se situait entre 50 et 60 trillions de dollars, alors que le volume des échanges de dérivés atteignait vingt fois la taille du PIB mondial — 1200 trillions de dollars, ou 1,2 quadrillions.

Les titres adossés à des créances immobilières se créent par l’assemblage de milliers de dettes de particuliers – des blocs de dettes que détiennent des propriétaires à Peoria (Arizona) ou des gouvernements d’Afrique australe qui s’affrontent sur le négoce du diamant –, que l’on regroupe afin de les revendre. Avant la crise, les banques soutenaient à leurs investisseurs qu’il importait peu qu’aucun bien matériel ne vienne étayer la valeur de ces véhicules. C’était un tableau éminemment momentané qui créait la valeur – concocté par un financier devant un ordinateur, à partir de rien.

Comme les acteurs de Wall Street, Damien Hirst est un créateur de valeur astronomique,  et ce  à partir de rien. Les diamants de ce crâne étaient estimés à 23, 6 millions de dollars – le reste de la valeur de l’œuvre s’est créé du jour au lendemain, de par son assemblage. For the Love of God n’applique pas seulement la technique de la titrisation à une œuvre d’art ; il en fait une œuvre d’art en soi.

Représenter la valeur

En réalité, nous avons depuis longtemps confié la tâche de représenter l’idée que nous nous faisons de la valeur à deux professions, qui ont apparemment peu de points communs : la banque et l’art. Or, depuis sept cents ans, il est arrivé plus d’une fois que les inventeurs des arts visuels et ceux de la finance proposent des représentations d’une troublante proximité. Il y a plus qu’une ébauche de ressemblance entre l’achat du crâne de Hirst en 2007 et la débâcle des créances titrisées qui, l’année suivante, transforma Lehman Brothers en l’une des vanitas  les plus monumentales que l’on ait jamais vue. Et, dès que l’on se met en quête de ces croisements,  on constate souvent que c’est un changement fondamental de la manière de percevoir et de comprendre le temps qui est en jeu.

Ces dernières années, j’ai travaillé sur un livre consacré à Bernard Berenson, grand connaisseur des arts, et au commerce des tableaux avec lequel il gagnait sa vie. En étudiant la valeur associée à l’art aux XIXème  et XXème siècles, j’ai  passé beaucoup de temps au Metropolitan Museum of Art, qui nous offre, entre autres, un condensé de ce que sont les goûts des financiers. Depuis le temps où J. P. Morgan était le puissant président de son conseil d’administration jusqu’à la période où Robert Lehman fit don de presque trois mille œuvres destinées à être abritées dans une aile à part portant son nom, ce musée a été construit, approvisionné, orienté par des banquiers.

Quand je suis allé au Met étudier les œuvres italiennes de la Renaissance que Berenson aimait et vantait tellement, je me suis souvent aventuré dans d’autres parties du musée, et peu à peu un enchaînement de liens entre certaines œuvres d’art et leurs périodes financières s’est fait jour dans mon esprit.  Pendant plusieurs années, le Met avait exposé une autre œuvre de Damien Hirst, intitulée The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living. Cette œuvre est célèbre : elle renferme un véritable requin tigre, préservé dans une solution de formol par l’équipe de Hirst en 1991. Le financier Steve Cohen, gestionnaire de fonds spéculatifs, placé  par le magazine Forbes parmi les quatorze collectionneurs possédant des œuvres d’art évaluées à  plus de 700 millions de dollars, avait acheté son Hirst avant l’ère du financement par l’emprunt, pour 8 millions de dollars.

Au Met, c’est non sans appréhension que les visiteurs, surtout les petits enfants, s’approchent de cette bête en suspension dans le liquide de son aquarium de verre et d’acier. Cette pièce associe la menace et la précarité. Je me suis souvent pris à imaginer le verre qui céderait et un flot de formol bleuté se déversant dans la salle. À lui seul, le titre de l’œuvre affirme, et de façon assez convaincante, que l’on a du mal à croire que l’animal soit vraiment mort, et le recours au malaise, afin de créer l’impact artistique, a quelque chose de sinistre.

Mais derrière cet aspect sinistre, il y a aussi du saisissement, et ce saisissement est chose fréquente, tant dans l’art conceptuel contemporain que dans la finance contemporaine. Il s’avère que le requin d’origine a fini par pourrir, suite à une erreur dans la formule de ce bain de formol. Le New York Times expliquait ainsi que l’on avait dû se procurer un nouveau squale, en 2006 ; à l’évidence, l’œuvre n’était pas conçue pour résister à l’épreuve du temps. On a demandé à Steven Cohen si, selon lui, il s’agissait encore de la même pièce, puisque l’on n’avait plus affaire au même requin. Sa réponse fut celle-ci – et on sent ici qu’il aurait pu aussi bien parler de sa profession que de sa collection. Peu importe en réalité que l’objet lui-même soit durable : « Nous manions là une idée conceptuelle ». Ou, comme Hirst lui-même l’a formulé dans une interview au Daily Telegraph l’an dernier : « Nous sommes ici pour passer un bon moment, qui ne sera pas forcément un long moment ».

Haute Banque et sens de la valeur

Dans les analyses de la crise financière, on a fréquemment pointé que les prévisionnistes, chez  Lehman Brothers et Goldman Sachs, les gestionnaires de fonds  spéculatifs ou les tycoons de la publicité qui adorent collectionner l’art de Hirst, n’ont apparemment en tête que des créneaux temporels extrêmement étroits. Le temps long  de leur investisseurs et même, étrangement, de leurs entreprises, ne les captive guère. Les experts de tous bords nous rappellent que cent ans plus tôt, quand les familles Morgan, Lehman,  Goldman et Sachs dirigeaient ces banques, aux yeux des banquiers, la réputation de long terme de l’entreprise constituait son actif essentiel.  Même durant cet Age d’or (le Gilded Age), cette période dorée de folles spéculations qui suivit la Guerre de Sécession et se prolongea jusqu’en 1901, cette seule considération qui suffisait à modérer les pulsions spéculatives de ce temps, ne semble plus avoir aucun effet sur la majorité des représentants de nos castes financières contemporaines.

Mais sont-ils les seuls, ces banquiers, à  avoir perdu le sens de la valeur dans la durée ? Et si notre rage financière effrénée émanait en partie de notre sentiment de complicité ébahie ?  Comment de telles valorisations si éphémères peuvent-elles constituer le champ de notre existence ? À cette question, ni For the Love of God ni The Physical Impossibility of Death in the Mind of the Living n’apportent de réponse satisfaisante. Mais si ce n’étaient pas là ce que les conservateurs du Rijksmuseum et du Musée Maillol avaient en tête, la longue histoire jumelle de la peinture et de la banque, qui se profile derrière les œuvres de Hirst, nous livre quelques indices.

À l’époque du Gilded Age, beaucoup de banques qui ont récemment joué un rôle aussi important que dévastateur dans notre vie financière — Goldman Sachs, JPMorgan, Lehman Brothers — étaient dirigées par des hommes qui professaient une passion pour la peinture. La collection de J. P. Morgan est restée légendaire. Paul Sachs, l’un des premiers associés de cette société familiale, a quitté la banque pour devenir un spécialiste de l’art de la Renaissance italienne et fonder le cursus d’études muséales de Harvard. Robert Lehman et son père, Philip Lehman, qui dirigeaient tous deux Lehman Brothers, réunirent ensemble l’une des plus grandes collections d’art florentin et siennois à l’extérieur d’Italie. Et la banque mise sur pied pour renflouer toutes ces autres banques, la Réserve Fédérale,  comptait Paul Warburg parmi ses créateurs. Warburg, souvent désigné comme le « père » de la  Federal Reserve, était le frère d’Aby Warburg, l’un des plus grands experts de la Renaissance italienne. Tout comme le don des mathématiques et de la musique paraît inscrit dans la descendance de certaines familles, il existe, semble-t-il, des lignées d’individus doués dans la représentation de la valeur : les banquiers et les peintres. Non seulement les banquiers du Gilded Age étudiaient et collectionnaient l’art, mais leurs inventions financières étaient structurellement similaires à celles des peintres travaillant à la même période. Les financiers, en particulier, comme c’était le cas de Cézanne et de ses disciples chez les cubistes, s’intéressaient à de nouvelles représentations de l’avenir.

Braque, Picasso et le Qatar

L’an dernier, plusieurs articles passionnants sont parus dans la presse financière au sujet d’un tableau de Cézanne,  Les Joueurs de Cartes, devenu le tableau le plus cher du monde, vendu au Qatar pour 250 millions de dollars. Certaines revues ont estimé que si le Qatar avait payé une somme pareille pour ce Cézanne (l’une des cinq versions des Joueurs de Cartes), c’était parce que des institutions d’élite, dont le Met, possèdent déjà les autres pièces de la série, et l’émirat souhaite devenir une nation réputée pour ses musées.   Mais dans ce même ordre d’idée, quantité de toiles importantes dans l’histoire de l’art et dans la culture muséale auraient pu convenir, à des prix moins élevés.  Plus je passe de temps devant les Cézanne du Met, plus la raison qui a poussé le Qatar à placer son argent dans ce Cézanne me paraît tomber sous le sens. Dans la collection Robert Lehman du Met, il y a un autre Cézanne d’exception, peint vers 1886, intitulé Arbres et Maisons Près du Jas de Bouffan.  Devant  es Arbres et Maisons, l’œil est d’abord attiré par les branches nues de ces arbres d’automnes, aux angles bizarres, constellés de taches sombres, puis par les tons verts et lavande dont s’entourent leurs racines, par ces fragments de ciel entre les branches et ensuite, au second plan du tableau, par une maison couleur ocre au toit pentu. L’intention de Cézanne était de suggérer le volume et la substance en décomposant chaque partie du tableau en minuscules zones de couleur. Ici, la maison n’est plus une forme aux contours carrés, mais elle se compose de centaines de notes de jaune, de rose et de vert.

Étudiant Cézanne avec une attention, Picasso et Braque réalisèrent leurs premières toiles cubistes en 1906 et 1907. C’étaient des œuvres composées de centaines de facettes morcelées. Des éléments que, d’ordinaire, l’on n’aurait été capable de voir qu’avec le mouvement et le passage du temps (comme le front et le profil d’un  visage de  femme), devenaient visibles simultanément. Les tableaux cubistes montraient le « maintenant » et l’« après » en même temps. En morcelant de grands espaces en facettes dynamiques, l’art visuel réussissait à représenter une vision tangible du futur, à l’intérieur même du présent. Passez un moment devant le Cézanne de la collection Robert Lehman, et laissez votre œil reconstituer l’image qu’il a devant les yeux.  Vous  remarquerez sans doute que votre perception de la lumière présente dans ce tableau ne fait  que se renforcer. Regardez la façade d’une maison, par exemple si vous sortez dehors, tôt le matin, ou plus tard dans la journée, et vous percevrez sans doute, par paliers successifs, très nettement perceptibles, l’ascension et le déclin du soleil, la vibration de la lumière. Face au Cézanne, vous aurez ainsi l’impression de sentir ce mouvement de la lumière dans le temps.

Cézanne et la Finance

Au cours de la période où le peintre, dont le père était banquier, travaillait à ce tableau, la vie financière française fut secouée par une série de faillites spectaculaires qui mirent sur la paille des centaines de milliers de foyers. La finance avait découvert que, pour lever des fonds destinés à de grands projets, comme la construction de voies ferrées ou du canal de Panama, les  Rothschild et les Warburg ne disposaient pas de capitaux suffisants. De nouveaux grands projets nécessitaient donc les investissements d’une multitude d’épargnants, en une multitude de paliers successifs. Nombre de ces grands projets avaient été mal paramétrés ou bien étaient entachés de corruption, et les banquiers s’aperçurent vite qu’ils avaient du mal à convaincre les investisseurs de répondre en toute confiance aux souscriptions lancées. Malgré les promesses des banquiers, les investisseurs en restaient à une conception traditionnelle de la valeur dont le cœur est que, pour être certain de récupérer ses fonds en cas de faillite, il faut que la valorisation présente de la société soit calculée comme la somme de ses actifs saisissables, de son stock ou de ses locaux – autant d’actifs susceptibles d’être revendus – et soit suffisante au désintéressement de tous. Mais cette conception très étroite de la valeur d’une entreprise ne pouvait générer le volume de liquidités que voulait le monde financier. En 1906, Philip Lehman, alors à la tête de Lehman Brothers, se joignait à Goldman Sachs, où Paul Sachs était alors associé, et les deux banques déclenchaient une petite révolution. Elles lançaient sur la société Sears Roebuck une offre publique d’achat qui modifiait le mode de valorisation d’une entreprise : on ne se fondait plus sur le total des actifs, mais sur le « PER » (« price-to-earnings ratio »), ou « ratio cours sur bénéfices », ou encore son « multiple de capitalisation ». Le rapport entre le cours du titre et le bénéfice annuel permettait d’intégrer la variable temps, et ses fluctuations, dans la valorisation. Ce ratio demeure aujourd’hui l’une des variables qui permettent aux banquiers de prédire les bénéfices et la croissance future. Les investisseurs petits ou gros comprirent vite que cette nouvelle représentation offrait une image convaincante, à la fois du présent et de l’avenir – tout comme celle à laquelle étaient parvenus les peintres. Cela généra d’importants volumes de liquidités, et ces nouveaux financiers gagnèrent ainsi, entre autres, de quoi acheter des tableaux.

Le marché de l’art moderne

L’un des points de rencontre du monde de la peinture et du monde de la finance – le marché de l’art moderne – fut aussi une invention du Gilded Age. Ce qui permit l’avènement de ce marché tel que nous le connaissons, à partir du milieu du XIXème  siècle, c’est l’accès aux liquidités. Gerald Reitlinger, fils de la famille des banquiers Reitlinger, est l’un des premiers historiens de ce marché de l’art. En 1961, dans son ouvrage classique, The Economics of Taste, il notait que de gros montants de liquidités n’avaient pu être mobilisés dans l’achat de tableaux avant que les acteurs ne disposent de ces liquidités, que personne ne possédait, puisque la richesse demeurait dans les terres. Ce fut seulement au XIXème siècle que l’industrialisation et la financiarisation générèrent les masses de liquidités que nous tenons désormais pour acquises.

Depuis que les artistes ont commencé à vivre de leur art, fût-ce pour en tirer un petit revenu, il a existé une certaine forme de marché de l’art les mettant en rapport avec les élites politiques de leurs temps. Mais la notion de valeur différait selon l’époque.  Si le marché de l’art a toujours mesuré la valeur, cette valeur ne s’est pas toujours exprimée en des termes exclusivement financiers. Dans le Florence du XVème siècle dirigé par les Médicis, cette famille de banquiers, les financiers concluaient entre eux des partenariats de long terme, et les peintres dirigeaient des ateliers qui se transmettaient de maître à apprenti. Les relations durables avec  des hommes de haute position n’en étaient que plus précieuses. Ainsi, l’échange entre Laurent le Magnifique et Botticelli prit la forme d’une relation de mécénat durable, fondée sur plusieurs commandes de grande  envergure pour des églises et des palais. Pour l’essentiel,  la valeur échangée n’était pas monétaire, mais faite de religion et de réputation. Cette relation faisait du banquier et du peintre des hommes à la fois plus pieux et plus importants.

Des sommets inégalés

Mais à l’époque du Gilded Age, ce fut le prix qui fut de plus en plus considéré comme l’unité de mesure de la valeur, supplantant ainsi toutes les autres. En 1825, une Sainte Famille de Botticelli se vendait £10 et 13 shillings. En 1898, quand elle se  vit proposer un autre Botticelli célèbre, le Saint Jérôme, pour 500 £, la British National Gallery préféra refuser. Mais en 1912, ce Saint Jérôme fut adjugée au collectionneur américain B. Altman pour environ 50 000 dollars. Et, à cette même période, en 1931, Andrew Mellon achetait un Botticelli et un Rembrandt, et il estimait avoir réalisé une affaire en or en le payant un petit million de dollars. À cette époque, dans les quelques années qui précédèrent et suivirent les premières opérations d’introduction en bourse et les premières peintures cubistes, les prix des Botticelli montèrent en flèche, tout comme ceux de la quasi-totalité des œuvres les plus valorisées. Subitement, les gens ne voyaient plus les tableaux comme des représentations de valeurs séculaires, mais comme celles de valeurs futures. Et, dès qu’ils les virent sous cet angle, la question  de savoir si elles résisteraient à l’épreuve du temps comptait beaucoup moins. Les gens cherchaient moins à comprendre ce que vaudraient ces pièces dans un siècle, qu’à leur valeur le lendemain. Tout au long du XXème siècle, les cours de l’art contemporain rattrapèrent rapidement ceux des anciens maîtres. Et, aujourd’hui, pour la première fois, un Damien Hirst se vend à un prix que seules les plus grandes œuvres du passé ont pu atteindre, après avoir été vendues et revendues sur un siècle de temps ou davantage.

La vente du Hirst s’inscrit dans un marché de l’art qui, ainsi que nous l’ont fréquemment répété les galeristes, les commissaires-priseurs et les attachés de  presse, se situe actuellement à un sommet inégalé. Les chiffres sont effectivement stupéfiants. Un Warhol, trois Van Gogh, trois Picasso, un Klimt et un Munch ont tous  franchi la barrière des 100 millions de dollars. Il n’y a pas si longtemps, la veuve d’un banquier a payé une sculpture de Giacometti, L’homme qui marche 1, le montant le plus élevé jamais atteint pour une œuvre vendue aux enchères, 104, 3 millions de dollars, et ce record a été battu par Le Cri, de Munch, en 2012. En 2006, un an avant l’auto-achat du crâne de Hirst, deux des tableaux les plus coûteux jamais vendus, deux œuvres  expressionnistes abstraites, ont changé de main. L’un d’eux était un Willem de Kooning que Steven Cohen avait payé 137, 5 millions de dollars. L’autre était un Jackson Pollock, No. 5, 1948, acheté 140 millions de dollars, un montant record pour un tableau – jusqu’à cette année. Ce Pollock aurait été adjugé à un gérant de fonds spéculatif mexicain, mais le personnage concerné, d’une extrême  discrétion, a publié un démenti indigné.

La Vierge de Duccio

Ce sont des conceptions différentes de la valeur qui cristallisent désormais des prix aussi colossaux, si bien qu’au milieu de tant de zéros, il devient difficile de cerner la part d’innovation de l’artiste. Il s’avère que, comme les Joueurs de Cartes de Cézanne, le précédent détenteur du record nous offre aussi une représentation éloquente de cette nouvelle conception du temps. Et cette représentation est en fait liée à des conceptions de la temporalité que l’on retrouve dans le détenteur d’un autre record, en 2006, une peinture de 650 ans plus ancienne que le Pollock. C’est un tableau pour lequel le  Metropolitan Museum a versé, et de loin, la somme la plus importante que le musée ait jamais acquittée pour une œuvre d’art. Ce minuscule panneau, peint par Duccio, à Sienne, en 1300, mesure 21 cm par 28 cm, et il s’est vendu 45 millions de dollars. À l’intérieur de cette salle si bien conçue pour les petits tableaux siennois et florentins du Met, dans leur cadre doré, le petit Duccio se dresse sur une estrade rectangulaire, un peu à l’écart. Il a effectué un long périple jusqu’à nous, mais s’il est si petit, c’était pour pouvoir voyager avec son propriétaire. Le cadre en bois patiné présente en deux endroits des brûlures – la flamme des cierges d’un de ses premiers propriétaires, qui priait devant. La Madonne et l’enfant sont placés sur un fond traditionnel en or, épais et durci, où les deux auréoles ont été incisées en profondeur. Sur cet arrière-plan en or, la Madonne est gracieuse, élancée. Les plis de sa robe bleue encadrent délicatement son visage incliné ; elle regarde l’enfant qu’elle tient au creux de son bras gauche, et nous suivons aussitôt ce regard. Il est emmailloté dans des vêtements d’une étoffe orange clair et lavande. Toute la tension dramatique du tableau réside dans cette étoffe : le bébé tend la main vers sa mère et il écarte délicatement la robe bleue afin de mieux voir le visage maternel.

Cette acquisition du Met a suscité beaucoup d’émoi, et un mécène du musée a pu proclamer que le Met possédait désormais sa Mona Lisa. Mais excepté le plexiglas à l’épreuve des balles qui protége le tableau, la salle qui renferme le Duccio a très peu de choses en commun avec celle du Louvre, envahie de touristes qui se bousculent, armés d’appareils photos. Je me suis retrouvée seule une vingtaine de minutes devant ce Duccio, sans être dérangée, sauf peut-être par un guide dévoué ou par les pas lents et patients d’un garde qui passait par là. Un jour que j’étais là, à l’admirer, deux jeunes femmes, sans doute des étudiantes, ont traversé la salle au pas de charge – « la peinture religieuse, c’est tellement nul », s’est écriée l’une en riant.

J’ai reconnu ce sentiment. Je me suis souvent sentie étouffée, dans ces salles remplies de madonnes médiévales – la raideur de la posture, la similitude des visages, cette sensation pesante du temps qui m’inspire une sensation de torpeur, et l’impression que nous ne toucherons jamais au but – quel qu’il soit. Quand ces deux jeunes femmes chaussées de Uggs ont ainsi traversé la salle au pas de charge, pressées d’aller voir d’autres œuvres plus récentes – plus proches de Mona Lisa –, ce qu’elles voulaient, ce n’était pas tant oublier le Duccio, que laisser derrière elles toutes les madones byzantines qui tapissent les murs de cette salle. Au Met, désormais, la différence entre le Duccio et ses voisins peut aisément nous échapper, mais, pour les contemporains du peintre, à Sienne, vers 1300, cette différence était écrasante.

Et j’ai fini par comprendre que, sur un autre continent, et à sept cents ans de distance, il est possible de percevoir dans ce minuscule tableau d’une mère et de son enfant les premiers frémissements du krach de Lehman Brothers.

Un geste inédit, et une nouvelle idée du temps

C’est un tableau construit autour d’un geste, et ce type de geste était alors inédit. Les tableaux qui précédaient le Duccio sont généralement très figés. Devant une Madonne byzantine avec un Christ enfant qui se prélasse sur ses genoux, vous ne vous posez jamais la question, que vont-ils faire, ensuite ? « Ensuite », ils ne vont rien faire, car ils sont là de toute éternité. Mais la manière dont la mère et l’enfant du Duccio se penchent l’un vers l’autre suggère que ce moment leur arrive ici et maintenant, et que quantité d’autres choses pourraient leur arriver, « ensuite ». L’enfant pourrait rire, la mère pourrait remettre son voile noir en place. Nous assistons à un court instant d’une séquence, et nous ne savons pas de quoi  sera fait le suivant. Une peinture médiévale d’histoire  biblique peut comporter une séquence narrative, mais, pour le peintre et pour le spectateur, les éléments du récit sont fixes, et l’issue est déjà connue. Cette nouvelle sorte de tableau se soucie de la contingence – elle se fonde sur une séquence qui n’est pas éternelle, mais humaine.  Le petit Duccio nous suggère quelque chose de son propre avenir, à partir de sa position présente.

Impressionnés par la beauté de cette œuvre, les compatriotes du peintre siennois lui commandèrent l’achèvement du retable de leur grande église, le Duomo. Nombre de citoyens les plus éminents de la Sienne de ce temps-là étaient banquiers ; en 1300, la cité était la capitale de la banque européenne. Et, comme les peintres dont ils admiraient et commandaient les œuvres, ces banquiers abordaient de nouvelles manières de voir.

Les banquiers italiens de cette période inventèrent plusieurs composantes essentielles de notre banque moderne, dont le mot banque lui-même. Les premiers banquiers italiens se tenaient assis dans les rues derrière de modestes tables, ou bancs, et c’est de ces bancs, ou banchieri, que nous avons tiré notre mot, banque. Ces banquiers étaient des spécialistes des mouvements d’argent : ils prêtaient aux papes et aux princes de l’or pour lever des armées, et ils envoyaient des  voyageurs et des pèlerins munis de billets à ordre afin de convertir des devises dans des succursales de Londres et Bruges. En l’occurrence, les banquiers se souciaient surtout de gagner de l’argent sur le change des monnaies, une pratique naissante, inhérente à tout ou presque ce que l’on appellerait plus tard la financiarisation. Le change des monnaies contenait une notion de l’avenir. Quand un dépositaire se présentait à un banc dans une rue de Sienne en souhaitant encaisser son dépôt à Londres dans six mois, un taux de change futur était déterminé et noté sur une feuille de papier. Ce taux était un moyen pour le banquier et son client de jouer sur la valeur future des deux devises. Mais ce pari restait ancré dans une valeur concrète – des pièces ou des billets qui payaient une certaine quantité de laine ou de denrées alimentaires, et c’était cela qui déterminait la valeur de la devise.  Au cours de ces six mois, la somme d’argent proprement dite ne grossissait pas ou ne rétrécissait pas, mais les biens dont cet argent mesurait la valeur valaient davantage – ou moins.

À l’inverse des taux d’intérêt, les taux de change ne renvoient pas à une notion de l’argent qui créerait du capital sui generis. Et, d’ailleurs, à ce stade, le jeu sur les taux de change était acceptable, mais la pratique plus purement financière du prélèvement d’un intérêt ne l’était pas. En ces premiers temps, la pratique bancaire la plus voisine du prélèvement d’un intérêt consistait à accepter un dépôt d’un propriétaire foncier, sur lequel ils versaient de petits paiements à titre de « cadeaux », qu’ils veillaient à ne pas qualifier d’« intérêts », afin d’éviter la proscription de l’Eglise touchant l’usure. Et cette interdiction de l’Eglise n’était pas le seul obstacle. À cette époque, chaque transaction entre un banquier et un client était notée sur un papier distinct. Les méthodes bancaires ne comportaient alors aucune notion de séquence cohérente, porteuse d’une représentation claire et de visibilité. Les processus financiers, y compris l’accumulation d’intérêts dans le temps, étaient ainsi difficiles à visualiser.

Mais autour de l’an 1300, les Italiens du nord commençaient à élaborer une autre conception du passage du temps. Comme depuis des siècles, le soleil et la lune continuaient de marquer l’enchaînement des jours et des nuits, et les cieux calendaires définissaient le cours de l’année. Mais une période de croissance économique soutenue et de colossales entreprises militaires (les Croisades se prolongèrent de 1095 à 1291) avaient mis l’Europe au contact du monde arabe, alors beaucoup plus avancé au plan des mathématiques. De nouveaux échanges avaient multiplié les voyages, la production agricole et le commerce. Les marins européens avaient commencé d’utiliser les outils de navigation des Arabes pour se repérer sur l’océan. Les croisés, les marchands, les pèlerins, les banquiers et les artistes avaient besoin de nouvelles conceptions embrassant la coordination des mouvements et des séquences temporelles, et ils les rapportaient de leurs périples. Tout, y compris l’éternité, s’exprimait en séquences intégrant de possibles contingences, et différentes « suites » possibles.

Le Purgatoire et l’usure

Après de nombreux siècles passés à rejeter l’idée du purgatoire comme une absurdité, une notion mystique, l’Eglise inversa rapidement sa position. Vers 1262, l’existence du purgatoire était devenue une doctrine officielle. La  vie dans l’au-delà devenait un territoire où vous pouviez accéder en un temps plus ou moins long. Quelques brèves années après l’achèvement du Duccio aujourd’hui exposé au Met, la série des possibles contingents revêtit sa forme littéraire avec Dante. Il était désormais possible de s’interroger, même dans une vie après la mort : qu’arrive-t-il, « ensuite » ? Mais si la contingence faisait là son entrée, la financiarisation restait encore en lisière : Dante expédiait les usuriers au septième cercle de l’enfer.

Dès 1202, le mathématicien pisan Fibonacci, qui avait étudié en Afrique du nord auprès de confrères arabes, avait publié son Liber Abaci. Dans cet ouvrage, il encourageait les marchands, pour leurs calculs, à reprendre le système numérique indo-arabe, bien plus puissant, et leur expliquait aussi en détail certaines méthodes de calcul de l’intérêt. Pourtant, bien plus tard encore au XIIIème siècle, l’Eglise, dans un opinion écrite par Saint Thomas d’Aquin, s’en tenait fermement à son credo selon lequel l’usure était immorale. Saint Thomas d’Aquin fondait sa position sur l’enseignement d’Aristote, dont l’œuvre, aussi préservée dans le monde arabe, n’avait été que récemment réintroduite en Occident. Aristote considérait que la juste fonction de l’argent consistait à déplacer la valeur d’un objet concret – un âne – dans un autre – cinq boisseaux de blé.

Dans le système de l’usure, l’argent était capable de se générer lui-même et, sans être ancrée dans rien de concret, sa valeur était soumise à des variations dangereuses et erratiques. Les mouvements d’argent sont acceptables quand, en échange, la valeur est en « juste proportion », mais pas usuraire – pas soumise à une croissance incontrôlable. En d’autres termes, le danger de l’usure, c’était qu’elle introduisait une forme singulière de contingence, dont nous avons tout dernièrement perçu les conséquences : l’usure avait le potentiel de créer une valeur future imprévisible. Même les banquiers, qui étaient là pour réaliser des profits, étaient aussi ceux que l’avertissement d’Aristote, selon lequel la valeur sans correspondance concrète serait aussi informe que le feu, laissaient le plus hésitants : plus vous l’alimentiez, plus ce feu vous brûlait.

Vers 1310, Duccio achevait sa commande pour le Duomo. C’était son chef d’œuvre, intitulé  la Maestà, composé de dizaines de petits panneaux dépeignant divers épisodes de la vie du Christ. Le peuple de Sienne organisa une grande parade. Robert Lehman nous en livre les détails dans son catalogue raisonné des tableaux de son père : « L’enthousiasme du peuple de Sienne était si grand, lors de l’achèvement de ce grand retable, que l’œuvre fut portée en procession jusqu’à son emplacement, dans la Cathédrale, lors d’une grande cérémonie ». Lehman est particulièrement frappé par le fait qu’à l’époque, ce tableau ait encore eu la faculté de geler tout commerce : « L’événement était tel que tout négoce fut suspendu, toutes les boutiques fermèrent, et tout Sienne se joignit solennellement à la cérémonie, afin de célébrer  cet événement extraordinaire ».

Les banquiers siennois avaient plus de raisons que d’ordinaire de célébrer la valeur durable de l’art. Quelques dix années après l’achèvement de ce retable par Duccio, toutes les banques de Sienne, depuis longtemps les plus prospères d’Europe, avaient subi un effondrement si profond que la ville n’avait jamais pu retrouver son rôle éminent de place financière. La fin de la guerre et une baisse de l’activité agricole avaient provoqué une grave contraction de l’économie, et les banquiers auraient en outre consenti trop de prêts aux princes des Croisades.

Il fallut un certain temps à Florence pour s’imposer comme la nouvelle place financière de référence, et quand ce fut le cas,  les banquiers florentins savaient manier un merveilleux et tout nouvel instrument de représentation de la valeur. En divers lieux de l’Italie du Nord, et de façon définitive en 1340, dans la Gênes voisine, un singulier dispositif entrait en vigueur : la comptabilité en partie double. Dorénavant, on pouvait rapprocher une colonne de montants perçus d’une autre, parallèle, de montants payés. Subitement, les banquiers avaient de quoi se représenter, en un tableau ordinaire, une image claire de la séquence des mouvements entre deux acteurs financiers, inscrite dans le temps. Les banquiers italiens avaient trouvé une méthode de représentation semblable à celle de Duccio et d’autres peintres,  leur permettant de représenter la progression vers l’avenir.

Fortuna

Les acteurs financiers n’investiront pas, à moins de voir en quoi la valeur de leur investissement en sera affectée dans le temps, et on ne peut gagner de l’argent en l’absence de deux  facteurs : la chance et le change. Dans son étude des banquiers des XIVème et XVème siècles à Florence, Aby Warburg soulignait qu’en latin « fortuna ne signifiait pas seulement la “chance” et la “richesse”, mais aussi “vent d’orage”. » Beaucoup de familles de banquiers florentins  possédaient des navires aux voiles gonflées par le vent, frappées de leurs emblèmes. Ces banquiers, espérant avoir réalisé des profits sur la monnaie, ou attendant le retour des bateaux qu’ils avaient financés, aimaient à dire : « Les vents de l’échange souvent changent ». Ce n’étaient pas seulement leurs résultats financiers et leurs emblèmes qui représentaient ces vents, mais aussi les tableaux qu’ils accrochaient à leurs murs. Warburg nous offre une élégante description des deux célèbres tableaux de Laurent le Magnifique, commandés à  Botticelli — Vénus arrivant de la mer, et la Primavera, avec ses figures du vent qui souffle – comme deux études du vent.

Toutes ces dernières années, en réfléchissant à ces sujets, lors de mes après-midis au musée, en quittant le petit Duccio avant de regagner le grand hall d’entrée, je passais devant des dessins, des photographies et des œuvres impressionnistes, et je prenais à droite dans la salle de l’art du XXème siècle, où je tombais sur le requin de Damien Hirst, également dans sa boîte vitrée et son tout nouveau mélange de formol bleuté. Mais si je pénétrais dans les deux salles situées après ce requin, j’allais m’asseoir à l’un des bancs les plus confortables du musée, où le visiteur côtoie des voyageurs fatigués de s’être plongés dans d’autres époques.

Pollock

Là, en revanche, au bout d’un moment, les visiteurs comprennent qu’ils se sont assis là non par fatigue, mais parce qu’ils sont captivés. Pour qui veut se perdre dans l’Autumn Rhythm (Number 30), de Jackson Pollock, peint en 1950, ce banc est idéalement placé.

Pour ce tableau,  comme pour toutes ses actions paintings, Pollock a cloué sa toile au sol. Ensuite, il a tourné autour et au-dessus, en traçant ces grandes courbes lavande et vertes, et surtout noires, en laissant des bouts de papier à cigarette se coller là où ils tombaient. Pollock disait rechercher un « mouvement rendu visible / – des souvenirs arrêtés dans l’espace ». Et on le voit agir en conséquence, on en a la preuve non seulement dans ses coups de pinceau, mais aussi dans tous les mouvements de son corps. À chaque courbe, lorsque la ligne mincit et accélère, ou bien s’épaissit et ralentit, on sent tous les autres gestes qu’il aurait pu avoir. Duccio prêtait à ses personnages des gestes lestés par la contingence.

Dans l’œuvre de Pollock, nous assistons aux gestes de l’artiste lui-même, et la contingence n’est pas seulement représentée dans une scène narrative : elle réside dans le processus de création de la représentation à laquelle nous assistons.

Après la Deuxième Guerre mondiale, en appliquant des mathématiques empruntées à la physique, économistes et mathématiciens développèrent des modèles extrêmement compliqués qui forment désormais la base du travail des traders sur les marchés à terme et de dérivés. Ces modèles permettent aux financiers de représenter un champ du futur entièrement probabiliste. On dit souvent que les riches investisseurs se « couvrent ». Ce que l’on entend par là, c’est que les risques, et l’assurance contre ces risques, ont été calculés et intégrés dans leurs investissements présents. Toutes les possibilités futures trouveront leur représentation dans un cours actuel. Dès lors, ce sont les ondes de choc colossales des futurs possibles – leur volume est un multiple incommensurable du commerce des biens tangibles – qui se vendent et s’achètent aux conditions du présent. Mais, comme le disait Steven Cohen de Damien Hirst, l’enjeu n’est pas leur durabilité : « Ce que nous manions, c’est l’idée conceptuelle ».  Que ces valeurs soient adossées à un futur réel importe peu ; la création de la valeur s’effectue toujours au présent. On aurait pu attendre des banquiers des récents cataclysmes – Lehman Brothers, Goldman Sachs et  JPMorgan Chase — qu’ils tiennent compte d’un temps infini.  Or,  ils en ont bien tenu compte, sauf que ce temps infini, c’est celui du présent.

Le passage du temps

Duccio fut un point de passage entre l’ancienne conception du temps et une autre, inédite, celle d’un temps étiré dans l’éternité vers un autre temps, décomposé par paliers, chacun de ses paliers attendant les mouvements de la fortuna. Le Pollock se tient sur la ligne de crête entre le Doré et le Scintillant, entre la beauté lumineuse d’un Cézanne et la lueur plus terrifiante des requins et des crânes énucléés. L’ami de Pollock, le poète et curateur Frank O’Hara, percevait une forme de bravoure empreinte de désespoir dans cette tentative des expressionnistes abstraits de nous livrer les possibilités de mouvement futures dans une toile, ici et maintenant. Selon O’Hara, ce n’était pas un hasard si cette action painting fut inventée après les bombardements d’Hiroshima et Nagasaki. Dans un article sur Pollock, il écrivit ceci :  « Il n’est pas surprenant que, face à la destruction universelle, comme on nous le répète constamment, notre art doive au moins s’exprimer avec la force sans entraves et la franchise sans fard d’un futur qui risque fort d’être inexistant, dans un ultime effort d’identification de ce qui justifie l’être ».

Après la mort de Pollock, l’un de ses amis se souvenait qu’un jour, à la plage, l’artiste lui avait confié : « Regarde ça, ces hautes herbes qui ondulent sous le vent, c’est la vie, c’est tout ». Les vents du changement étaient l’un des grands sujets de ce peintre. Un jour, à l’automne dernier, je partageais ce banc large et bas devant le grand Pollock du Met avec deux jeunes adolescentes. Tout près  de moi, elles jouissaient d’assez d’intimité pour se livrer à un jeu de rêverie éveillée : « Je trouve que ça ressemble à des nuages, tu sais, quand tu les regardes et tu essaies de t’imaginer des images », dit l’une des deux jeunes filles, et elle demanda à son amie : « Et toi ? » Et, après avoir passé tant d’années à regarder ce tableau, jamais je n’avais songé à  la réponse qui fut la sienne : « Je trouve que ça ressemble aux feuilles soufflées par le vent », lui dit-elle, quand elles sont au sol et que le vent les chasse ». Ensuite, elle ajouta, en toute franchise : « Enfin, j’ai triché, j’ai lu le titre. » « Le titre,  c’est quoi ? », voulut savoir son amie. « Cela s’appelle Autumn Rhythm. »

Finalement, ce doit être ce qui, dans une peinture, existe au-delà de la finance, qui pousse les prix sans cesse plus haut. Soit sa capacité à représenter les hasards de la fortune, mais aussi à nous faire sentir le mouvement du vent et des étoiles, qui marquent en profondeur notre perception du temps et du changement. C’est pour cela que les marchands ferment boutique et se rendent à l’église en y apportant leur Duccio.  Que vaut-il, ce moment de répit ? Le Duccio et le Pollock nous laissent entendre que cette question ne recevra pas de réponse. Ils recèlent ce qu’aucune somme d’argent ne saurait représenter. Il se peut qu’il n’y ait aucune limite à ce que des banquiers paieront pour ces inventions visuelles, si semblables à leurs propres inventions, et qui ne leur échappent pourtant pas moins.

Rachel Cohen

Traduit par Johan-Frédérik Hel Guedj

Une première version de cet article vient de paraître dans l’excellente revue américaine Believer, revue qui n’a pas été sans inspirer le projet de Contreligne (www.believermag.com).

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