Quelle base sociale pour le compromis social-démocrate ?

Avec son pacte de compétitivité, reconnaissance embarrassée mais sincère que l’économie française doit interrompre son mouvement de déclin par rapport à l’Allemagne mais aussi par rapport à l’Italie et à l’Espagne et même au Royaume-Uni, en voie de ré-industrialisation, le pouvoir socialiste adresse à sa base sociale et à celle de ses alliés un message difficile à entendre.

Le message est pourtant clair.  Le Gouvernement n’a certes pas suivi la recommandation du rapport Gallois et de certains économistes parmi les plus lucides, i.e. le “choc de compétitivité” immédiat, de crainte d’aggraver la récession qui s’annonce. Il a fait le choix de séquencer et de moduler les mesures recommandées.  La nuance porte donc sur le moment où le remède sera administré, non sur son bien-fondé. L’aile gauche du bloc électoral qui a porté François Hollande à la présidence ne s’y est pas trompée. Le nouveau pouvoir a ainsi créé le trouble dans un électorat socialiste qui lit Alternatives économiques, qui croit sincèrement que la “compétitivité” est un concept douteux et que le niveau des salaires n’est aucunement le problème de l’heure ; qu’au contraire, ce sont les salaires allemands qui sont trop bas, et que le gouvernement devrait faire injonction aux entreprises de monter en gamme !

Cette volte-face sur la question de la “compétitivité” ne témoigne pas, comme le croit cette aile gauchisante, d’un “renoncement devant les forces du marché”. Parions qu’il s’agit d’un projet qui n’a pas été avoué aux électeurs mais qui est dans les esprits depuis le début : la recherche d’un compromis communément appelé  “social-démocrate”, quoi qu’on veuille dire par cet adjectif, compromis renvoyant à un nouveau type de rapport capital/ travail. Concrètement : une réforme de la protection sociale, dans son mode de financement comme dans son poids global pour les entreprises, en contrepartie d’une certaine forme de co-gestion et en vue d’une plus grande protection du travail salarié sur le territoire national1, l’ancien président de Saint-Gobain, dans son livre paru en janvier 2012, et qui donnait bien le ton des conclusions auxquelles parvenaient la tendance progressiste de l’establishment économique, dont Louis Gallois est un autre exemple – un “homme de bien” a dit François Hollande lors de sa conférence de presse de la mi-novembre.

Il en vient alors une question sur les conséquences électorales de ce retournement, et plus profondément sur ses conséquences sur la base sociale du Parti socialiste.

Troubles en perpectives

Tout ne fait d’ailleurs que commencer.

La base du Parti socialiste sera certainement plus troublée encore dans les deux ans qui viennent. Le premier débat a concerné le mode de financement de la protection sociale. Le second concernera le niveau de celle-ci. Il apparaitra comme aussi inévitable que le premier à compter du moment où le gouvernement, volens nolens, devra constater, probablement à la fin de l’année 2013, qu’un certain style de politique sociale a, par un jeu combiné d’effets pervers, la conséquence de contribuer à la fois aux déficits sociaux, au chômage structurel des jeunes non diplômés, mais aussi à la hausse globale du chômage dans toute la population active – fin 2013, parce que compte tenu des prévisions d’investissement pour l’année 2013, on ne voit pas comment éviter d’atteindre de nouveaux seuils en ce domaine (3,2 millions, 3,5 millions ?).

Les solutions (franchises médicales, réduction du montant et de la durée de certaines prestations, …) heurteront alors plus directement encore les intérêts des classes moyennes salariées qui votent pour le parti socialiste, notamment celles du secteur public, et sous l’angle générationnel, les intérêts des personnes d’âge mur qui composent une bonne partie de son électorat.

Une équation électorale compliquée

Ce compromis de type social-démocrate risque donc de ne pas convaincre les électeurs de gauche, ceux qui sont les plus attachés aux avantages qu’ils retirent de l’Etat-Providence ou ceux qui sont de toute façon convaincus que la réforme du rapport capital/travail est encore un coup du parti “social-traitre”.  La Gauche de protestation le privera de ses voix. Les Verts, à cause de la combinaison bien visible d’obscurantisme et d’incompétence qui les caractérise2, ne réuniront jamais de grosses troupes électorales. On ne voit pas comment le bloc  formé lors des présidentielles de 2012 pourrait demeurer en l’état.

Le Parti socialiste n’a pour l’instant pas de solution de remplacement.  Après son élection, par conviction et crainte de perdre sur la gauche ce qu’il gagnerait au centre, François Hollande a choisi de ne témoigner aucune reconnaissance aux électeurs centristes sans lesquels pourtant, il n’aurait pas été élu, et qui pourraient aujourd’hui se reconnaitre dans la nouvelle politique économique. Le projet Borloo d’une “Union des indépendants” qui vise à ancrer le centre dans une droite “décente”,  après l’impudence et la démagogie sarkozyennes, se donne précisément pour objectif de les maintenir hors de l’orbite socialiste.

Le centre comme impasse électorale

Le Parti socialiste imagine sans doute que le recul du chômage, à partir de 2014, convaincra ses électeurs traditionnels de la pertinence de sa nouvelle orientation. Il faut la foi du charbonnier. La croissance française et celle de l’emploi salarié dépendent de tant de facteurs que l’exercice de prévision est assez vain. La prudence commande plutôt de constituer un bloc électoral, et sous ce dernier une base sociale, sans attendre que les résultats de la nouvelle politique soient inscrits dans la réalité.

La première étape, a minima, serait de maintenir le plus possible les droits et garanties qui font le modèle social français (prestations sociales, dépenses de santé), pour rassurer les groupes sociaux qui en ont le plus besoin, et de rechercher en revanche des économies dans le coût de fonctionnement global de l’Etat.   Est-ce envisageable pour le Parti socialiste tel qu’il est ?

La décentralisation est bien entendu au programme du PS, mais, à lire le projet de loi qui sera bientôt déposé, elle prend mauvaise tournure : la suppression pure et simple d’échelons administratifs périmés, à commencer par le département, ce qui eût été la vraie réforme de structures, a été écartée.  La doctrine actuelle est en faveur de la coopération entre les niveaux actuels de territoire et l’expérimentation locale en matière de transferts de compétences, le tout avec réserves et proclamations qu’en tout état de cause, le gouvernement sera prudent. En d’autres termes : loi de rationalisation peut-être, mais hors sujet au regard des urgences de l’heure ; rien de sérieux, et en tout cas, rien qui dégagera des économies.  C’est là que les intérêts particuliers, ceux des élus et des cadres territoriaux qui font le PS, entrent en contradiction avec l’intérêt général. Le PS saura-t-il se faire violence ?

La deuxième étape serait de miser, sur le plan politique,  sur l’ouverture au centre,  qui reste en France une vraie transgression politique compte tenu de l’histoire du clivage Gauche-Droite : appel au gouvernement d’un premier ministre capable d’attirer les suffrages du centre et de s’abstraire des alliances électorales avec le Front de gauche ou les Verts, ce qui ne veut pas dire rompre avec la sensibilité écologiste, et ainsi formation d’un autre bloc électoral qui inclurait un centre jusqu’à présent ignoré – soit précisément ce que la stratégie Borloo veut éviter.  Par le centre, le Parti socialiste toucherait cette partie des classes moyennes qui ne travaille pas dans le secteur public, qui est attentive aux principes de bonne gestion économique et qui a une fibre européenne. Rien d’impossible.

Du simple point de vue numérique néanmoins, le compte n’y sera pas.  Les dernières présidentielles commes les précédentes, pour des raisons numériques évidentes, se sont jouées sur les suffrages obtenus dans les classes populaires. En 2007, elles ont donné un avantage à Nicolas Sarkozy, qu’elles lui ont refusé en 2012, votant à gauche ou à l’extrême-droite. Il peut y avoir des partis charnières dans les combinaisons parlementaires, mais il n’ya pas de groupe social charnière. Une élection se fait par grandes masses.

Le lien avec les classes populaires

Les élections à venir sont-elles jouées, et le Parti socialistes est-il promis à la défaite ? Le compromis social-démocrate, la recherche de voix au centre aggraveront-ils la rupture entre le Parti socialiste et les classes populaires ? Comment l’éviter ?

La solution ne consisterait pas à rechercher les suffrages des classes moyennes de préférence à ceux des classes populaires. Les deux cibles se complètent.  L’intérêt bien compris de la classe ouvrière, des employés des services à faible qualification et des jeunes de milieux populaires, aujourd’hui promis au déclassement ou au chômage sans fin, est au renforcement de l’industrie et à l’amélioration de la formation professionnelle, ce que vise le compromis social-démocrate ; ce n’est pas maintien de la fonction publique à son niveau actuel et la sanctuarisation des dépenses de santé.

Ces évolutions conduiraient en revanche à moins se focaliser sur les attentes des salariés du secteur public et des personnes âgées. Qui osera dire que la prise en charge de la dépendance n’est pas une priorité de l’heure si cela doit conduire à augmenter le niveau des cotisations sociales ?

De la même façon, le gouvernement aurait intérêt à relancer les pistes du rapport Gallois sur la représentation des salariés dans les conseils d’administration, en faisant valoir  l’exemple allemand, et à préconiser des négociations collectives d’entreprises ou de branches prenant en compte l’emploi industriel de moyen terme.  Ce serait envoyer un juste message sur le nouveau rapport capital/travail et montrer que le nouveau cours des choses n’est pas une concession sans contrepartie. Le compromis social-démocrate appelle de grandes réformes protectrices du salariat.  Exemples : il est extraordinaire qu’il ait fallu un surcroît de chômage en 2009 pour réaliser que l’Allemagne avait un régime efficace de temps partiel en cas de sous-activité (Kurzarbeit) – sujet dont les syndicats français auraient gagné à s’emparer ces dernières années. On sait aussi depuis plusieurs années que la formation professionnelle est en Allemagne plus efficace qu’en France, malgré l’importance des sommes mobilisées.

Cette stratégie aurait pour avantage d’extirper le Parti socialiste de l’alternative que lui présentent conjointement les tenants de la Gauche populaire et ceux de la Fondation Terra Nova : en forçant à peine le trait, être soit le parti des classes populaires, avec une dose de protectionnisme et un soupçon de xénophobie, soit celui d’un groupe qui rassemble diplômés des centres-villes et populations immigrées des banlieues.  Elle permettrait de capter à nouveau le vote populaire qui se porte aujourd’hui sur les candidats du Front national.

Clef dans cette entreprise, le soutien des principaux syndicats ouvriers, CGT et CFDT au premier chef.  Sera-t-il marchandé ou au contraire endosseront-ils le nouveau cours de la politique économique ? Cela peut être leur intérêt. Ils sont les mieux placés pour constater les conséquences de la désindustrialisatinon et le peu d’efficacité des luttes syndicales.  Leurs mandants méritent mieux. Risquons une hypothèse : le pouvoir actuel fait aujourd´hui ce qu’une bonne partie du monde syndical appelait de ses voeux sans l’avouer, et parfois sans se l’avouer, inquiets devant le déclin industriel, le niveau du chômage et la tentation xénophobe qui s’observe dans les classes laborieuses.

Autre clef de cette entreprise :  une communication qui mettrait en valeur les bénéfices de ce compromis social-démocrate pour les classes populaires, soit la co-gestion, le rôle nouveau des syndicats, la mise en place d’un régime de temps partiel et de formation professionnelle efficace (réforme de l’ apprentissage par exemple),…

Le rôle du sociétal

En tout cas, le sociétal ne pourra suffire à gagner les prochaines élections. Avec la reconnaissance du mariage homosexuel, il est probable que le pouvoir socialiste marque un point dans l’opinion, quoi qu’en disent les milices cléricales. En France heureusement, le cléricalisme est honni, et bien au delà des libres penseurs et des athées.  Il faut se féliciter que l’Etat donne un cadre juridique aux formes nouvelles de famille sans se faire juge des comportements privés. Il semble d’ailleurs que les électeurs américains qui ont choisi B. Obama contre M. Romney et son conservatisme moral, aient voulu envoyer ce message précis, entre beaucoup d’autres 3. Quant à l’intérêt de l’enfant, du scandale des internats irlandais à celui des prêtres pédophiles, l’Eglise catholique aurait gagné à s’en soucier avant. On imagine que le célèbre abbé Cottard, sorti de prison, a été manifesté contre le mariage gay.

Mais le sociétal ne suffira pas au Parti socialiste.  Aucune élection nationale en France, depuis 1995 au moins, ne s’est décidée hors du triangle de fer : chômage-insécurité-immigration. Les thèmes de l’écologie, aussi importants soient-ils pour l’avenir, n’ont jamais réussi à marquer le débat.  Si elle veut se maintenir au pouvoir, la Gauche de gouvernement doit donc mobiliser sur un terrain fondamental, la réforme du rapport capital/travail et la reprise de la création d’emplois, et créer un bloc électoral qui valide son orientation, par convergence des classes moyennes et des classes populaires.

Serge Soudray

A lire

Gérad Grumberg, Telos, L’aggiornamento socialiste, une nécessité absolue http://www.telos-eu.com/fr/politique-economique/laggiornamento-socialiste-une-necessite-absolue.html

Roger Cohen, Get out of our bedrooms : http://www.nytimes.com/2012/11/09/opinion/roger-cohen-none-of-your-business.html?_r=0

Et aussi

La Gauche populaire au risque de l’ouvriérisme  :

https://www.contreligne.eu/2012/06/la-gauche-populaire-au-risque-de-louvrierisme/

Notes

Notes
1Le terme de “social-démocrate” est probablement faux eu égard à l’histoire et surtout à la sociologie de la social-démocratie ; il s’agit au moins autant de la résurgence du Parti Industrialiste dont Alfred Thibaudet décrivait la centralité dans l’histoire des idées politiques en France et le modernisme en matière de relations sociales (Les idées politiques de la France, 1932, p. 176, rééd. Robert Laffont)]. C’était, le concept en moins, la solution préconisée par l’influent et avisé Jean-Louis Beffa[2. Jean-Louis Beffa, La France doit choisir, Le Seuil, janvier 2012
2Obscurantisme et incompétence des Verts qui, à  la différence de Greenpeace, délaissent de fait le dossier du nucléaire, préoccupant dans une mesure que les lobbys dissimulent à l’opinion, parce qu’ils ont obtenu une victoire idiote et malvenue sur le gaz de schiste et différents avantages matériels pour leur parti.
3C’est le point de vue défendu par R. Cohen, le chroniqueur du New York Times.
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