Tunisie : une société civile en formation de combat

La richesse historique de la Tunisie, sa tradition de tolérance religieuse et sa place distinguée et avant-gardiste dans le monde arabe en matière de réformes et de diversité ainsi que sa jeunesse éduquée ont fait que ce n’est pas par hasard que la première révolution populaire contre la dictature dans le monde arabe ait vu le jour dans ce pays.  C’est donc cette Tunisie indépendante, progressiste, ouverte sur l’extérieur mais soumise à un régime autoritaire qui a secoué le monde le 14 janvier 2011 par une révolution populaire qui a bouleversé les équilibres régionaux et fait des émules non seulement dans le monde arabe, mais également en Chine, en Europe, aux Etats Unis et en Afrique.

Une révolution de l’ère internet

La révolution tunisienne se caractérise par le fait qu’il s’agit de la première “e-révolution” de l’histoire, une révolution assistée par écrans. Les nouvelles technologies ont permis aux jeunes révolutionnaires d’affronter la dictature sur  l’ensemble du territoire national, en échangeant en temps réel des informations clé sur le positionnement des forces de l’ordre et en s’échangeant en temps réel des mots d’ordre sur les nouveaux lieux de rassemblement et de confrontation.

Les nouvelles technologies (sms, caméras intégrées aux téléphones portables, réseaux sociaux etc.) ont permis aux jeunes révolutionnaires de remplacer, dans une large mesure, les médias traditionnels, en filmant eux-mêmes grâce à leurs téléphones portables la violence de la répression qu’ils subissaient et les dommages qu’ils infligeaient aux symboles de la dictature.  En fin de journée, les révolutionnaires publiaient sur leurs pages web, leurs blogs et sur leurs comptes sur les réseaux sociaux (Facebook et autres) les vidéos qu’ils avaient filmées pendant la journée.

Les médias internationaux n’avaient plus à demander des autorisations aux autorités locales pour être sur le terrain ; le terrain venait à eux : il leurs suffisait de puiser, depuis leurs bureaux sur internet, les innombrables vidéos publiées par les révolutionnaires tunisiens et de les diffuser au journal de 20h.  L’effet multiplicateur et quasi instantané de circulation des vidéos devenait embarrassante pour le pouvoir en place, et faisait chuter sa crédibilité à une vitesse vertigineuse.

La récupération islamiste wahabite

La révolution tunisienne est dans une large mesure une révolution spontanée sans leaders et sans idéologie, mais fondée sur trois mots clés : travail, liberté, dignité, trois mots répétés lors de presque toutes les manifestations qui ont marqué le soulèvement populaire contre le régime en place.

La révolution tunisienne a été suivie par des élections dans une large mesure non démocratiques, dans la mesure ou très peu de contrôle a été exercé sur le financement des élections, ce qui a permis au parti islamiste de faire rentrer des fonds illimités en provenance du Quatar et d’Arabie Saoudite avec la bénédiction américaine. Ces fonds, qui n’ont obéi à aucune règle et à peu de contrôle avant la période électorale, ont travesti la volonté du peuple tunisien en transformant le débat d’idées en course pour l’achat des voix, et ont ainsi étouffé dans l’œuf cette première expérience démocratique. S’ajoute à cela la prise de contrôle par la force des mosquées, transformées en cellules électorales du parti islamiste.

L’alliance américano-wahabite a été perçue par une large partie de l’élite progressiste tunisienne comme ayant, dans une certaine mesure, contribué à l’arrivée en force des islamistes sur la scène politique. Les déclarations des plus hauts responsables américains et ceux des pays du Golfe Persique confortent largement cette perception, puisque l’administration américaine a même osé reconnaître publiquement avoir financé le parti islamiste tunisien.  Le soutien des Etats Unis à l’installation au pouvoir d’un pouvoir islamiste s’est vu également lors de l’interview, accordée au quotidien tunisien Assabah le 31 janvier 2012, par William Taylor, le coordinateur spécial américain de la transition au Moyen Orient.  De même, les chaines satellitaires du Qatar, « Al Jazeera », et de l’Arabie Saoudite, « Al Arabia », ont massivement soutenu les islamistes avant, pendant et après la campagne électorale.

Une société civile qui s’est organisée

C’était sans compter sur l’existence d’une véritable société civile tunisienne organisée, enfin libre qui allait résister de toutes ses forces à la mise en place d’un régime islamiste wahabite dans le pays.

Contrairement à l’opposition politique faible, divisée et absorbée par ses propres luttes internes, la société civile tunisienne, composée d’innombrables associations de lutte pour les droits de l’homme et la citoyenneté, d’internautes, de bloggeurs, de syndicats, d’universitaires, d’artistes, d’intellectuels, d’associations et d’ordres professionnels, a été sur tous les fronts et de tous les combats contre la nouvelle dictature que les islamistes tentent, pour l’instant sans grand succès, de mettre en place.  Il faut rappeler que c’est cette même société civile qui a fait chuter l’ancien dictateur, et non pas les partis politiques qui étaient faibles et quasiment invisibles lors de la révolution.

La société civile tunisienne s’est non seulement transformée en rempart face à l’internationale islamiste et à ses milliards de pétrodollars, mais elle a également été le plus grand soutien matériel et moral de plus d’un million de travailleurs étrangers de toutes nationalités qui, démunis de tout moyens, ont fui la guerre en Libye pour se réfugier dans le sud de la Tunisie.

Le bras-de-fer avec le pouvoir

Sur le terrain, la lutte féroce contre les islamistes a connu divers champs de bataille, à commencer par l’université tunisienne, où les islamistes ont voulu imposer que les étudiantes portant la burqua soient admises à participer aux cours.  Les conseils scientifiques des universités, dont celui de la célèbre université des lettres Manouba, se sont réunis et ont décidé que les visages des étudiants devaient être impérativement visibles pour des raisons d’ordre sécuritaire et surtout pédagogique.  Le combat sur ce point continue dans les universités comme au niveau des tribunaux.

Les artistes défient chaque jour les islamistes en continuant à produire au grand public leurs spectacles et œuvres artistiques, dont la forme et le contenu sont aux antipodes de la vision de la société que les islamistes souhaitent imposer par la force et l’intimidation.

Le pouvoir islamiste a voulu fermer à toute manifestation l’avenue Habib Bourguiba, artère principale de la capitale tunisienne et symbole de la révolution.  La société civile s’est opposée à cette fermeture et, le 9 avril 2012, elle a été violemment réprimée par les forces de l’ordre.  Les images de la répression brutale par la police de manifestants en grande majorité pacifiques  a choqué un pays qui se croyait débarrassé, grâce à sa révolution, des brutalités policières. La vague d’indignation a forcé le Ministre de l’intérieur islamiste à s’expliquer publiquement devant l’assemblée constituante, et finalement à céder et rouvrir la fameuse avenue Habib Bourguiba aux manifestations. Victoire symbolique d’importance dans un pays ou chaque bataille gagnée pour les libertés compte et encourage à en livrer d’autres.

De même, les islamistes se sont mobilisés afin d’intégrer la Charia comme source de droit dans la nouvelle constitution en cours d’élaboration par une assemblée constituante élue.  En réaction, la société civile s’est mobilisée sur tous les fronts pour bloquer cette initiative : au niveau de la rue, des médias nationaux et internationaux, en organisant d’innombrables conférences et congrès, et après un bras de fer de plusieurs semaines, les islamistes ont fini par reculer, devant l’ampleur de la mobilisation  du camp adverse. Les islamistes ont été ainsi forcés à renoncer publiquement à l’introduction de la Charia dans la nouvelle constitution tunisienne. Ils tenteront certainement de revenir plus tard sur ce terrain par des portes dérobées.

Par ailleurs, les élus islamistes à l’assemblée constituante ont tenté de privilégier, dans le projet de constitution, la notion de complémentarité entre hommes et femmes, plutôt que la notion universellement consacrée d’égalité entre hommes et femmes.  La société civile n’a pas laissé passer cette « innovation » constitutionnelle. Une fois l’information confirmée, celle-ci a engagé à nouveau un bras de fer avec les islamistes et le combat en la matière est en passe d’être gagné.

La société civile a également obtenu que le Code du statut personnel qui porte l’essentiel des droits progressistes garantis à la femme tunisienne ne puisse être modifié par une loi ordinaire, mais par une loi nécessitant une majorité qualifiée des deux tiers.

De même, quand le Ministre des affaires culturelles a pris certaines positions qui vont à l’encontre de la liberté artistique, en fermant le célèbre espace culturel du Palais Abdelaya à la Marsa dont les œuvres étaient contestées par les islamistes pour de prétendues atteintes au sacré, la société civile a mené une compagne de dénonciation du ministre en question et l’a poursuivi en justice.

Les islamistes ont également invité en Tunisie des prédicateurs du Moyen-Orient connus pour leurs discours et leurs prêches extrémistes. La société civile n’est pas restée les bras croisés…  Elle a porté plainte contre ces prédicateurs et a manifesté à l’occasion de chaque événement organisé par ces derniers malgré les menaces et les risques.

Les journalistes et les médias, qui subissent une énorme pression, en majorité résistent et défendent ardemment leur liberté nouvellement acquise.  Les exemples qui ont frappé l’opinion publique sont la pression des islamistes contre la chaine de télévision privée NESMA TV, surtout après la diffusion du film PERSEPOLIS qui dénonce les méfaits de l’idéologie islamiste.  Malgré les pressions et après un combat au niveau des tribunaux, la chaine NESMA TV qui est devenue la bête noire des islamistes continue à diffuser ses programmes avec la même ligne éditoriale.

Le même type de pression s’est également exercé sur les chaines publiques de télévision qui ont été encerclées par des manifestants islamistes ayant pour objectif principal de les mettre sous la coupe du gouvernement islamiste.  Les journalistes des chaines publiques ont résisté ardemment à ces pressions avec le soutien déterminé de la société civile, de même que le quotidien historique « Assabah » dont les journalistes résistent actuellement courageusement à la tentative de récupération par le pouvoir.

Aider les démocrates tunisiens

En Tunisie, les batailles judiciaires touchant aux libertés individuelles et collectives n’ont jamais été aussi nombreuses.  Certaines ont été perdues ; d’autres plus nombreuses ont été gagnées par une société civile plus que jamais déterminée à protéger et à faire triompher les libertés individuelles. La richesse historique de la Tunisie est celle d’un pays habitué à travers l’histoire à la tolérance et à la diversité des cultures et des religions. Il sera donc difficile aux islamistes d’imposer rapidement, du jour au lendemain, un mode de vie monolithique et obscurantiste.

Les dernières élections qui ont suivi les élections du 23 octobre 2011 qui avaient amené les islamistes au pouvoir donnent d’ailleurs une lueur d’espoir puisqu’elles ont été toutes perdues par les islamistes.

Les islamistes ont tenté de prendre la tête de la puissante Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT), qui a eu un rôle décisif dans la chute du régime de Ben Ali, lors des élections de sa nouvelle direction,  mais le candidat islamiste a perdu avec un score sans appel. De même, lors des élections des syndicats des  enseignants. Le même scénario de défaite écrasante des islamistes s’est répété lors des élections des représentants des étudiants au sein des conseils scientifiques universitaires et lors de l’élection du Bâtonnier de l’ordre des avocats de Tunisie.

La société civile tunisienne est en réalité en première ligne d’un combat qui se joue à une échelle planétaire entre les forces de l’obscurantisme et les forces de la liberté et de la dignité humaine. Son succès ou son échec aura inévitablement des répercussions bien au-delà de la Tunisie, dans le monde musulman et dans les pays proches de l’Europe du Sud.  Le combat que mène, tous les jours et sans répit, la société civile tunisienne pour le triomphe des libertés individuelles mérite donc d’être mis en exergue et encouragé par toutes les forces vives de par le monde qui se reconnaissent en lui.

Hannibal

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