Benedetto Croce et l’Allemagne

Singulière à cet égard a été la condition du peuple allemand, peut-être le mieux instruit et le plus ordonnément laborieux des peuples de l’Europe. De la nouvelle unité et de la nouvelle puissance à laquelle s’était élevée l’Allemagne, ce peuple se servit pour croître magnifiquement dans le domaine des industries, du commerce, de la science et de la technique, de la doctrine et de la culture variée ; et pourtant, s’il savait faire sortir de son sein une classe d’administrateurs et de bureaucrates capables et probes et une autre de militaires de valeur (bureaucratie et militarisme sont traditionnels en Prusse), il ne réussit pas à en former une d’hommes proprement politiques.  La rareté du sens politique chez les Allemands fut alors notée plusieurs fois par les Allemands eux-mêmes, qui s’étonnaient de cette lacune au milieu de l’excellence de tout le reste ; mais c’est plus tard seulement que l’on comprit la gravité de ce défaut et que l’on songea à le soumettre à une analyse et à une étiologie appropriées.

Ce qui abondait, à la place, c’était les savants et les professeurs, affectés de cet on ne sait quoi de limité et de naïf, et souvent de crédule et de puéril, dans le jugement des choses pratiques et des affaires publiques qui est le propre de leur intelligence et de leur mode de vie. Ces doctes goûtaient les attitudes et les paroles fortes de Bismarck, l’« oderint dum metuant » et le « Nous autres Allemands, nous craignons Dieu et rien d’autre au monde » du discours de 1888 ; dans leurs livres d’histoire ils glorifiaient les « durs hommes du sang » qui avaient, à les entendre, trempé l’Allemagne; ils contribuaient à entretenir sur les lèvres du philistin germanique ce qu’on appelait le « Sedanlächeln », le sourire de Sedan, le sentiment de la supériorité sur les autres peuples, le mépris pour les races latines en voie de déchéance ou déchues pour leur corruption morale, pour leurs misérables querelles parlementaires, jusqu’au mépris de l’Angleterre, pays d’un germanisme abâtardi, peuple de marchands et non de guerriers. Leur littérature abondait de théories sur l’Etat, à l’opposé de la parcimonie que l’on pouvait observer à cet égard chez les Anglais et de la pauvreté des Américains qui, comme l’écrit Bryce, n’avaient que faire de théories en cette matière et qui se contentaient de fonder leurs idées constitutionnelles sur la loi et sur l’histoire.

Benedetto Croce

Histoire de l’Europe au dix-neuvième siècle, Plon, 1959, page 282 (texte original de 1931)

Lire aussi : La difficile « Question allemande », sur https://www.contreligne.eu/2012/09/question-allemande-economie-euro-histoire-diplomatie/

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