1912-2012 : Les Dieux ont soif, Anatole France ou les bienfaits de l’aporie

Rien de moins favorable à sa postérité, pour un écrivain, que d’être assis entre deux siècles. Chateaubriand, certes, a su faire de cette chausse-trappe un piédestal.  Anatole France n’y a pas si bien réussi. Les quatre tomes de ses Œuvres qui s’alignent dans la Bibliothèque de la Pléiade, entre Faulkner et García Lorca, portent la reliure havane, signe distinctif de l’appartenance au XXe siècle. Est-ce l’attribution du prix Nobel en 1921, trois ans avant sa mort, qui a justifié ce rattachement ? Car François Anatole Thibault était né sous le règne de Louis-Philippe ; il avait sept ans au moment du coup d’État de Louis-Napoléon ; il s’était « formé sous le Second Empire », comme l’écrivait en 1914 Daniel Halévy, pour qui, quoique devenu « un maître » à peu près en même temps que Maurice Barrès, il n’avait « pu déployer que tard l’entière vigueur de ses dons ».

De fait, si le prix Nobel a récompensé avant tout le romancier, ses romans ont paru entre 1881 et 1914.  Les Dieux ont soif est l’un des derniers. Il a été publié d’abord en feuilleton dans la Revue de Paris, entre la mi-novembre 1911 et la mi-janvier 1912, puis en volume, chez Calmann-Lévy, à la mi-juin. Quelles raisons avons-nous de nous en souvenir et de souhaiter qu’on le lise encore, cent ans après ?

Un roman d’histoire

Les Dieux ont soif a toutes les apparences d’un roman historique. L’action commence en avril 1793 et s’achève en nivôse an III, c’est-à-dire fin décembre 1794 ou début janvier 1795, au moment où l’on s’apprête à retirer du Panthéon les cendres de Marat qu’on y avait portées en septembre précédent. Les personnages fictifs croisent ou aperçoivent des personnages réels, Robespierre ou Fouquier-Tinville.

Les historiens peuvent bien sûr dresser la liste des erreurs factuelles. On espère qu’elles n’atténuent pas, à leurs yeux, le charme que donne au récit l’habileté d’un écrivain né au bord de la Seine à peindre le vieux Paris, les maisons de la place Dauphine, devenue place de Thionville, où voisinent bourgeois et artisans, et à mêler ainsi noms anciens et nouveaux, quai des Morfondus et quai de l’Horloge, rue de Jérusalem et champ de la Fédération. Il n’est d’ailleurs pas besoin d’eux pour partager l’avis d’un obscur et docte inspecteur d’académie du Second Empire : « Quand on ouvre un roman historique, on s’attend à y rencontrer un mélange du fictif et du réel, et on prend plaisir à en faire soi-même le partage. » Ce plaisir, en l’occurrence, doit autant à la magie du style qu’au sens politique et moral de ce qui est raconté. Cette prose incomparable, admirée de Proust, est datée ? Sans doute. Sa fluidité, sa transparence peuvent plaire encore pourtant, on veut le croire.

Le roman des « buveurs de sang »

Mais ce qui doit d’abord attirer l’attention sur ce livre, c’est la manière dont il montre à quelles extrémités meurtrières la volonté d’ouvrir par la terreur le règne de la vertu a pu conduire des purs. Les Dieux ont soif : ce titre annonce le règne des « buveurs de sang ». Or celui d’entre eux sur lequel se concentre le regard est un bon fils, capable de partager sa ration de pain entre sa vieille mère et une femme rencontrée au coin de la rue, son nourrisson dans les bras. Bien qu’il n’ait pas le sou, Évariste Gamelin n’est pas exactement un prolétaire. Son créateur n’entend pas éclairer la Terreur à partir de ce qu’un marxiste désignerait comme les rapports entre capital et travail. La crise des subsistances, qui accentue la lassitude populaire après quatre ans de discours révolutionnaires, n’est une valeur romanesque qu’en tant que ressort dramatique.

« Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s’était rendu de bon matin à l’ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai 1790, servait de siège à l’assemblée générale de la section. » Tel est l’incipit du roman. Les révolutionnaires ont approprié à leurs délibérations des lieux de culte, il importe à l’auteur que ses lecteurs se le rappellent ; plus loin, il soulignera que les clubs ont « pris la demeure et le nom de moines dispersés ». Gamelin a vingt ans, « un visage grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine ». Son prénom suggère l’union d’Ève et d’Oreste, le héros qu’il honore sur la toile qu’il considère comme son « moins mauvais ouvrage », Oreste veillé par sa sœur Électre. C’est en le voyant dans son atelier qu’il vient à l’idée de Louise de Rochemaure, fille d’un lieutenant des chasses du roi, jeune veuve d’un procureur, plus sensible au charme du peintre qu’à la valeur de son ouvrage, d’user d’une influence non encore compromise pour le faire nommer juré au Tribunal révolutionnaire.

Dès lors, sa jeunesse et sa sincérité font de lui le serviteur zélé d’une justice d’autant plus expéditive que la défense de la République menacée accroît toujours le nombre et la variété des suspects. Pas de distinction de classe ni de sexe dans des charrettes où s’entassent, côte à côte, le ci-devant Brotteaux des Ilettes, épicurien sceptique qui gagne son pain en fabriquant des pantins et a toujours sur lui, dans la poche de sa redingote puce, une vieille édition de Lucrèce, le père Longuemare, ancien membre de l’ordre des Barnabites, que Brotteaux, quoiqu’athée, a abrité chez lui, et Athénaïs, fille de joie, qu’il a également prise sous sa protection, parce que voluptueux. Gamelin ne finira pas son chef-d’œuvre ; le sentiment de son devoir l’a trop détourné de son art.

Dans son roman Les Onze, où il a lui aussi créé un peintre et un tableau fictifs – François-Élie Corentin, « le Tiepolo de la Terreur », auteur du portrait de groupe des membres du Comité de salut public –, Pierre Michon s’en est souvenu, et il a fait grâce à l’artiste pour avoir su mettre son art au service de cette commande sans y sacrifier son humanité.

Sous la Terreur, le plaisir

Chez Gamelin, toutefois, la déshumanisation a une limite, celle du lit d’Élodie, sa maîtresse. Il y est d’autant plus assidu qu’il ne peut guère trouver le sommeil que dans ses bras. Dans son compte rendu du roman, le critique du Figaro, Francis Chevassu, loue l’auteur de s’être rappelé « à quelle frénésie atteignit la passion à cette époque où l’idée de la mort avive sans cesse la fureur du désir ». C’est encore trop céder à l’emphase. Les Dieux ont soif suggère ce que la sensualité peut avoir d’insatiable sans qu’il soit besoin d’y mêler la passion. Voilà ce qui sans doute, dans ce roman, est politiquement le plus incorrect.

S’il avoue dans l’un de ses articles pour Tribune, en octobre 1944, que ce livre lui a longtemps été cher, George Orwell déplore tout de même, chez son auteur, un « goût constant pour la pornographie ». Un autre admirateur de l’auteur et du livre, Milan Kundera, ne lui en fait pas grief. Dans Une rencontre, son dernier livre, où il lui rend hommage, il tient pour l’un des meilleurs chapitres du roman le dixième, la partie de campagne, où l’ami de Gamelin, le graveur Desmahis, faute de mieux, culbute dans le grenier une fille de ferme aussi large que haute. Il commente aussi les lignes qu’André Breton a signées dans le célèbre pamphlet des surréalistes « Un cadavre », à la mort d’Anatole France, en 1924 : « Que ce soit fête le jour où l’on enterre la ruse, le traditionalisme, le patriotisme, l’opportunisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de cœur ! » Kundera, que ce suprême reproche amuse, venant de Breton, n’en rend pas moins justice à sa lucidité. Et quel motif de scandale, en effet.

Pour combiner ainsi l’analyse d’une logique politique meurtrière et la suggestion de la résistance que la recherche la plus opportuniste du plaisir lui oppose avec succès, il fallait à France une audace où notre temps, si changé par rapport au sien, risque de ne voir que de la ringardise.  N’oublions pas qu’elle était aussi peu acceptable, alors, par la gauche que par la droite.

La gauche, l’affaire Dreyfus en avait fait pour Anatole France, sans retour, une famille politique d’adoption. Il a loyalement servi le bloc des gauches, mais pas au point de reprendre à son compte, à propos de la Révolution, ce mot de « bloc » que Clemenceau lui avait appliqué vingt ans avant que paraisse Les Dieux ont soif.

Une partie de la droite, et non la plus modérée, indulgente à son pessimisme, lui savait gré de son attachement à la tradition, comme l’a bien montré Guillaume Métayer. En 1887, dans l’un de ses articles pour le journal Le Temps non repris dans les volumes de La vie littéraire, France écrivait, contre Taine, ces mots dont Mona Ozouf s’est souvenue à propos : « J’aime la Révolution parce que nous en sortons, et j’aime l’ancienne France parce que la Révolution en est sortie. »  Cette droite s’est réjouie de le voir peindre la « fureur tranquille » avec laquelle les jurés du Tribunal révolutionnaire, la fête de l’Être suprême à peine finie, expédiaient les accusés de la « grande conspiration des prisons ». Cela ne pouvait pourtant pas lui faire oublier que l’Église n’avait guère alors d’adversaire plus décidé.

L’éternel retour ?

Anatole France se plaît à ne pas conclure. Au moment où son livre paraissait à Paris, il a donné à une revue viennoise une nouvelle qui était une variante du chapitre VI ; les noms et les activités des personnages y sont changés et la conclusion qu’il tire de leur histoire explicitée. La nouvelle s’achève sur ce commentaire des actes de l’artiste ciseleur qui remplace ici Gamelin : « Cet homme est incompréhensible. Tous les hommes sont incompréhensibles. »

Il est permis au moraliste de trouver cette chute un peu courte ; mais l’amateur de roman doit-il s’en plaindre ? Relire Les Dieux ont soif au moment où il voyait certains journaux se réjouir des exécutions sommaires de collaborateurs a fait concevoir à Orwell l’idée d’une anthologie qui réunirait uniquement des scènes d’exécution.  Elle montrerait à coup sûr, pensait-il, qu’aucun auteur jamais n’avait décrit une exécution capitale « en approuvant la chose », à la différence des récits de bataille.  L’impression d’horreur qui domine devant « le couteau ensanglanté », France en effet la communique à ses lecteurs plutôt deux fois qu’une, parce qu’elle doit suffire à leur édification.

L’un des lecteurs a priori les plus en sympathie avec Anatole France, Jean Jaurès, n’a pas dissimulé aux lecteurs de la Revue de l’enseignement primaire – le choix d’adresser ce compte rendu aux instituteurs est évidemment significatif – son désaccord avec cette vision désenchantée du monde.

Il s’inquiétait de voir le romancier, quoique gagné, en apparence ou en surface, aux idéaux du socialisme, pencher en fait vers une sombre vision des « temps futurs », celle de « l’histoire sans fin » sur laquelle s’était achevée, en 1908, L’Île des pingouins, l’un de ses livres qui méritent le plus d’être relus aujourd’hui.  Jaurès, on le comprend, ne voulait rien céder à « la désolante pensée d’un “retour éternel” qui ramènerait en cercle, indéfiniment, les mêmes tentatives, les mêmes déceptions et la monotonie insipide des recommencements ».  Le chapitre final des Dieux ont soif ne commente pas plus le destin de Gamelin que celui des victimes de son fanatisme.  Il montre Élodie jetant au feu la bague qu’Évariste lui avait offerte, où la figure de Marat est déjà effacée.   Avec la légèreté des bulles de savon que soufflerait un enfant khmer dans une rue de Phnom Penh, un matin du printemps 1979.

Jean-François Chanet

 À lire

Anatole France, Les Dieux ont soif, introduction, notes et annexes par Pierre Citti, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2003, 317 p.

Anatole France, Œuvres, édition par Marie-Claire Bancquart, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 4 tomes, 1984-1994. Les Dieux ont soif et L’Île des pingouins figurent dans le tome 4.

Pierre Michon, Les Onze, Verdier, 2009.

George Orwell, Essais, articles, lettres, vol. III, 1943-1945, édition établie par Sonia Orwell et Ian Angus, traduit de l’anglais par Anne Krief et Jaime Semprun, Paris, Éditions Ivrea, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1998.

Milan Kundera, Une rencontre, Paris, Gallimard, 2009, coll. « Folio », 2011.

Guillaume Métayer, Anatole France et le nationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, Paris, Éditions du Félin, 2011.

Mona Ozouf, Les aveux du roman. Le dix-neuvième siècle entre Ancien Régime et Révolution, Paris, Fayard, coll. « L’esprit de la cité », 2001.

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