Cameroun : le sourire d’Einstein

Le Marché et ses acteurs n’en finissent plus de voir en Afrique le prochain théâtre d’opérations de la Croissance, cette fée maligne supposée répandre ses bienfaits sans discrimination autour d’elle. Une palissade de chantier enclot désormais ce qui était naguère la “Base Elf” au bord du Wouri, à Douala, et dans quelques mois, une cimenterie sur cette friche s’élèvera. Cet investissement stratégique du groupe nigérian Dangote créera de l’emploi et viendra remédier à la rareté du ciment sous nos cieux. Parole de partisans.  Dans le contexte actuel, c’est certainement une manière de bonne nouvelle qu’il conviendrait d’applaudir. Sans réserves ? Voire.  Le projet sera passé par quelques rebondissements administratifs et puis, finalement, il a obtenu le feu vert des services du Premier Ministre pour une implantation sur ce site.

Où est l’étude d’impact environnemental ?

Les habitants de la capitale économique du Cameroun y avaient inventé un espace de loisirs et il faisait bon venir là se détendre en famille, entre amis, ou seul(e), au bord du fleuve, détaché de la trépidation urbaine, pendant la pause du week-end aussi bien que les autres jours de la semaine.  Les communautés vernaculaires de l’estuaire ayant l’eau comme référent cosmogonique en partage, y célébraient jusqu’en Décembre dernier encore le Ngondo, une ancestrale cérémonie rituelle liant divination traditionnelle et allégeance réaffirmée aux génies aquatiques.  Ce sont là autant de parties prenantes qui se retrouvent ainsi brusquement dépossédées d’un double droit d’usage, ludique et culturel.  Pourtant, avant même tous les atermoiements qui ont fait couler de l‘encre et de la salive, il y a comme un hic de taille dans cette affaire : où est l’étude d’impact environnemental ?

Tout porte en effet à croire que ce préalable, désormais incontournable dans la réalisation d’une initiative industrielle de cette envergure, a été en l’occurrence carrément esquivé.  Qui plus est, une étude technique conduite en amont sous la houlette du Port aurait pourtant établi la non-pertinence d’une implantation en ce lieu de la nouvelle cimenterie. Alors quoi ?  On dirait bien que la perspective des retombées économiques et sociales immédiates de cet investissement, entre les salaires qui seront versés au personnel et les impôts qui seront payés à l‘Etat, a quelque peu obscurci la vigilance des divers départements ministériels impliqués dans ce dossier.  Or, il se trouve qu’au classement mondial de la performance environnementale rendu public récemment, le Cameroun est classé  112ème et arrive bon dernier de la zone CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale : Cameroun, Gabon, Tchad, Guinée équatoriale, Congo-Brazzaville et RCA).

“Mieux vaut prévenir que guérir” au pays du Castor

Ce manquement flagrant aux règles normatives encadrant l’investissement industriel est un scandale de premier ordre. Il montre à suffisance que le souci écologique demeure peu partagé dans la société camerounaise, des individus aux divers corps constitués, en passant par les administrations.  Les uns et les autres font impunément fi des préoccupations environnementales et des enjeux liés qui agitent la communauté mondiale depuis deux décennies déjà.  Cette attitude est parfaitement rétrograde et on voudrait se mettre au ban des nations qu’on ne ferait pas mieux. A cet égard, le piètre classement évoqué plus haut est un signal d’alarme strident qui devrait tirer les pouvoirs publics de l’attentisme dans lequel ils sont vautrés, et stimuler l’activisme vert dans une société vert-rouge-jaune encore en quête de sa fraction civile.

Une étude d’impact environnemental s’inscrit dans la perspective proverbiale “mieux vaut prévenir que guérir”. Réparer après-coup les dégâts environnementaux produits par telle ou telle industrie revient toujours plus cher à la communauté que de les anticiper et de mettre en place des dispositifs adéquats pour les contenir : ça se dit être proactif plutôt que réactif.  Outre les externalités physiques probables résultant donc de cette implantation, priver les habitants de Douala d’un espace récréatif n’est pas rien : où iront-ils désormais les samedis et les dimanches, ainsi que les jours fériés ? Boire un peu plus de bière encore en ville dans les abreuvoirs agréés ?  Où est-ce que le Ngondo et la foule considérable qu’il rassemble chaque année iront se tenir? Décembre arrive.  Le télescopage entre la stratégie de profit du groupe transnational Dangote et les usages avérés des parties prenantes à ce site, est tout simplement violent.

Les élus du peuple ont une énorme responsabilité dans ce champ.  La vigilance institutionnelle, quant au respect des prescriptions en matière d’investissement industriel, est de leur ressort.  Dans leur circonscription électorale, le député et le maire doivent faire office de veilleurs et de garants du code de bonnes conduites ayant trait au développement durable.  C’est même sur ce terrain et dans cette perspective que leur mandat sera interpellé et mis à l’épreuve dorénavant.  Pour sûr, les électeurs eux-mêmes ne sont pas en reste de cette posture exigeante.  Tout le monde est concerné et  à tous les niveaux : il y va de conscience individuelle et collective aussi bien.  Le ponce-pilatisme usuel n’est absolument pas de mise ici.  Entendue au sens de Michel Serres, la Négligence d’aujourd’hui affectera demain : est-ce bien cela que les Camerounaises et les Camerounais veulent pour la postérité de notre si beau pays ? Lui léguer un milieu invivable, inhospitalier, car parfaitement dévasté par le cynisme industriel avec la complicité des bureaucraties corrompues d’aujourd’hui ? La crapulerie en col blanc a déjà commis suffisamment de dégâts odieux dans le pays de Castor (sobriquet du premier docteur en économie d’Afrique noire et guérillero, Osende Afana, tué dans le maquis le 15 mars 1966).

Les voies polluantes du 19ème siècle occidental

Le futur sera vert ou ce ne sera pas le futur : il est temps qu’on se le dise en se regardant droit dans les yeux.  L’Afrique n’a pas à reprendre les voies polluantes du 19ème siècle, par où l’Occident est lui passé avec le mythe mobilisateur du Progrès, pour produire durablement de la prospérité dans une perspective équitable.  Pour la première fois en effet dans l’Histoire depuis la Traite, l’opportunité de renverser la vapeur se présente à elle, et il s’agit de la saisir comme on prend un taureau par les cornes.  Dans l’économie globalisée, être un pays vert sera une vertu objective et un puissant facteur d’attractivité pour des investisseurs responsables au sens de l’ISO 26000 qui fixe le cadre normatif de cette éthique bridant le capitalisme et ses dommageables excès.  Le développement propre est une perspective qui passe par une profonde révision des mœurs locales et l’avènement d’une intelligence autrement collective des enjeux et des défis interpellant la communauté globale des bipèdes à volumineux cerveaux.

La postérité de la révolution des Lumières qui inaugura et lança la civilisation en cours passe par une saison d’inflexion truffée d’interrogations épineuses, mais porteuses de renouvellement : l’un ne peut pas aller sans les autres et il va falloir que tous les esprits se sentant concernés s’y fassent.  Des révisions s’imposent sous toutes les coutures, pour la plupart déchirantes.  Car il va falloir renoncer au confort mental que procuraient des certitudes installées, et un savoir désuet qui sera sous peu patrimoine classé pour avoir servi ce que de droit, devra céder le pas à des représentations inédites de la réalité, plus pertinentes au 21ème siècle pour une action correctrice.  La Grande Réfutation des récits universalisants d’hier déroule présentement les siens sous un éclairage postcolonial et produit ses énoncés à elle que des observateurs attentifs battent à leur tour en brèche.

La roue de cette dialectique tourne autour d’un moyeu partagé par les diverses parties en présence dans cette lice : la disjonction et le tiers-exclu, sa séculaire raison épistémologique et socle de la logique aristotélicienne de non-contradiction – dont il convient dorénavant de s’extraire pour ne pas mourir franchement idiot et se donner les moyens de penser la complexité intrinsèque du réel, en vue de réinventer le monde sur une autre base.  Mais quel prix devra encore la Terre payer et nous avec, avant que cette transition de phase critique s’achève et nous introduise pour de bon dans un nouveau monde ? Nous que les agents du Lucre prennent trop souvent pour des canards sauvages. 

Une filiale locale du groupe français CFAO propose aux pêcheurs nigérians d’acheter au Cameroun voisin des moteurs de hors-bord à deux temps interdits de vente dans leur pays, car réputés trop polluants. Faut-il vraiment chercher l’erreur ? Einstein disait déjà, tout sourire et en substance, que notre plus gros problème, c’est la raideur mentale dans laquelle nous nous confinons.

Lionel Manga

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