Chris Killip, What happened 1970-1990

Belle exposition au Bal, 6 impasse de la Défense à Paris (75018), du photographe britannique Chris Killip, avec deux ouvrages qui servent de fait de catalogues à l’exposition (“In Flagrante”, réédition de l’ouvrage de 1988, et surtout “Arbeit” paru en Allemagne en 2012).

Chris Killip, né en 1946 sur l’Ile de Man, est considéré comme l’une des principales sources d’inspiration de la photographie britannique contemporaine, et notamment du célèbre Martin Parr, par la qualité de son œuvre et par sa réflexion sur l’acte photographique. Il est aujourd’hui encore « Professor of Visual and Environmental Studies » à Harvard, ce qui doit être une haute charge.  Ce n’est pourtant pas la qualité de sa prose et de ses réflexions esthético-politiques qui peut impressionner. Elles sont banales et confuses, et la prose universitaire qui l’accompagne aggraverait plutôt la situation (voir les pauvres essais inclus dans In Flagrante et Arbeit). Ses photos en revanche suffisent à expliquer sa réputation, qui est grande et justifiée.

La fin d’un monde visuel

Avec une finesse évidente dans la composition et les rythmes visuels, Chris Killip montre la vie ouvrière dans le paysage industriel qui est né à la fin du XIXème siècle : puits de mine, chevalerets, ou chantiers navals de la Tyde dont il donne des images spectaculaires, telle celle qui rapproche dans le même cadre des habitations ouvrières et la coque gigantesque d’un cargo en construction, ou celle du chantier avec ses grues et ses hommes tout petits qui s’affairent. Images d’un monde que la désindustrialisation fera exploser.

Chris Killip prend ce monde à sa fin, dans une chronique attristante : les lieux de production seront remplacés, dans son cadre, par des terrains vagues en pleine zone industrielle ou alors par ces espaces naturels, campagne ou mer, où les miséreux essayent de ramasser du charbon, font des feux, parviennent encore à s’amuser à leur façon (ainsi, plate 14, plate 19, plate 38 de In Flagrante). Du premier registre, relèvent ces images de petits logements ouvriers ou de jardinets au milieu des usines ; du second, celles des blocs d’immeubles entourés de terrains vagues, où s’élèvent quelques panneaux publicitaires (plate 10 de In Flagrante). Hommes-machines d’abord ; massification-consommation ensuite. A la symbiose avec la grande industrie, succède le temps des grèves et des meetings de protestation, où l’on se déguise en cochon pour rire de la police (plate 40 de In Flagrante), ou la révolte punk qu’il photographie dans ses pogos mortifères avec ces punks qui n’ont plus de regard. Chris Killip trouve même le moyen d’incarner visuellement le célèbre « Eux et nous » qui marque la culture de la working class britannique selon la tradition sociologique (page 71 de In Flagrante) : d’un coté, le prolétaire un peu goguenard au petit matin, une mug à la main, sur le pas de sa porte ; de l’autre, au coin de l’immeuble, la police en tenue de combat.

“Eux et nous”

La force de Chris Killip est qu’il sait parfaitement montrer la classe ouvrière britannique de la fin des années 70, avec son allure, son chic qui la différencient, par exemple de son homologue français, et sa dignité. Chic vestimentaire notamment malgré la pauvreté : pauvreté du paletot élimé mais chaussures noires bien cirées et pantalon à revers (Plate 44 de l’ouvrage In Flagrante). C’est la classe ouvrière avant que la vie quotidienne, l’univers esthétique des milieux populaires aient été façonnés par les marques de sportswear aux usines délocalisées en Asie –  ce que montrera Martin Parr, en jeune héritier de Chris Killip, quelques années plus tard et en couleurs, au point qu’on pense parfois au mot de Pérec sur le « plagiat par anticipation » (Jubilee 1977 dans Arbeit). C’est aussi la classe ouvrière avant que l’immigration ne change son visage. Le monde de Chris Killip est celui des pauvres blancs de souche anglaise, au nationalisme sans nuance (cf. la barre d’immeubles avec son graffiti anti-irlandais dans Arbeit). Ce monde est probablement plus près du XIXème siècle que du nôtre.

Chris Killip ne dissout pas ses modèles dans leurs catégories sociales. Il leur laisse leur dignité naturelle, leur élégance. Ses photos de groupe, et particulièrement de figures paternelles ou de familles ouvrières, s’attachent aux personnages qui sont réunis, à leur façon de demeurer ensemble (page 81 de In Flagrante), de se parler ou surtout ne pas se parler (plate 24 de In Flagrante), ou encore de poser aimablement pour lui, comme autant de vrais personnages qui vivent leur existence propre, et non comme des types sociaux qui viendraient illustrer une thèse. D’où pour Killip, l’importance des regards, leur intensité, leur direction.

Cette inclination se retrouvait dans ses toutes premières photographies, très belles, prises sur l’Ile de Man au début des années 70 : même attention à ses modèles, pris dans la partie laborieuse de la population, et à leur esthétique spontanée – tenues vestimentaires ou attitudes corporelles empreintes d’une certaine allure, regards intenses.

Piotr Widelsky

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