Sauver les médias, disent-ils

Julia Cagé, économiste, s’est adjoint un juriste, Benoît Huet, pour son nouvel ouvrage sur l’économie des médias, et  les thèses défendues, si elles sont dans le fil de celles qu’elle exposait dans Sauver les médias. Capitalisme, financement participatif et démocratie (2015), y gagnent en précision et en maturité. Pour autant, elles peinent toujours à convaincre.

Le « bien public » du titre donne le registre et l’orientation de l’ouvrage. Le bien public, c’est en théorie économique standard,  celui qui peut être consommé par tous sans que personne y perde rien, celui qu’on ne peut s’approprier… C’est un bien qui doit logiquement être produit grâce aux financements non marchands, ceux de l’Etat ou de philanthropes, et soustrait à la logique de marché1. En langage courant, l’expression « bien public » est associée à une idée de haute valeur morale et de grande importance sociale.

Les auteurs examinent les solutions institutionnelles et juridiques qui aujourd’hui permettent à la presse et aux autres médias, avec un succès tout relatif, de s’émanciper de la logique marchande et de la captation par les grands intérêts capitalistes, intérêts dont on sait qu’ils sont en France puissants et peu nombreux – redoutable combinaison. Malgré la crise économique de la presse, la concentration de plus en plus marquée, « nous pensons, disent les auteurs, qu’il est encore temps de se batte pour des médias indépendants et de qualité mais qu’il est urgent d’aiguiser nos arguments. C’est à nous citoyens d’être aujourd’hui aux avant-gardes, de refuser la voie de la lâcheté comme celle du silence ». On ne peut disputer le point, ni l’urgence de la réflexion.

Le livre reprend les constats bien connus : la presse écrite voit ses chiffres d’affaires s’effondrer, faute de lecteurs, faute de recettes publicitaire, et des titres disparaissent dans presque tous les pays occidentaux. Les journalistes sont condamnés à des situations précaires, parfois contraires à leur déontologie professionnelle quand le publi-rédactionnel finit par devenir le vrai objet social du média qui les emploie. Les plateformes numériques évincent les médias des recettes publicitaires dont ils ont besoin, et ce dans une proportion qu’on ne pouvait imaginer il y a encore vingt ans. Les grands capitalistes, en France2, aux Etats-Unis,… acquièrent des journaux pour se créer un pôle d’influence, au détriment de l’indépendance des rédactions et de la qualité de l’information produite.

Le cadre légal français, notent les auteurs, est insuffisant à protéger les journalistes, simples salariés de sociétés commerciales, et les chartes d’indépendance des rédactions, heureuses dans leur principe, sont de peu d’effet. Il ne permet par exemple pas aux journalistes de contrôler les changements de propriétaires, seulement de faire jouer la clause de conscience si le nouveau propriétaire ou la nouvelle orientation ne leur convient pas. Même le droit d’agrément des nouveaux actionnaires, institué en 1944, peut être contourné à peu de frais.

Le constat est parfaitement juste, mais il n’est pas sûr que les réformes souhaitées, et notamment l’entrée des sociétés de journalises dans l’actionnariat des médias avec des prérogatives renforcées, aident à la solution des problèmes de financement qui plombent la presse.

Les auteurs reconnaissent, fait nouveau par rapport au précédent livre de Mme Cagé, que ce n’est pas la course au profit qui a mis dans cette situation la presse et les autres médias (mais eux à moindre titre). Personne ne gagne d’argent. La crise est structurelle, et les médias sont de fait devenus des entreprises à but non lucratif, à peu d’exceptions près.

La fondation et ses limites

Julia Cagé et Benoît Huet examinent les formes nouvelles de détention des médias, par le biais d’entreprises solidaires de presse d’information, de fonds de dotation ou de fondations, plutôt que par des sociétés commerciales. Ces entités à but non lucratif (ou peu lucratif) devaient permettre aux médias de s’émanciper des logiques capitalistes, celles de  la recherche de profits ou d’influence. Ils en soulignent les limitations réglementaires et relèvent très justement qu’elles sont parfois instrumentalisées par les intérêts capitalistes. Ce qui est dit de la gouvernance des fondations familiales et notamment de Ouest-France est bien vu3.

Le livre est intéressant quand il pointe les règles fiscales qui compliquent le fonctionnement de ces fonds, et suggère une réforme technique dont on se demande bien pourquoi elle n’est pas faite sans attendre, le « fonds de pérennité pour les médias » (encore faudrait-il – commentaire personnel – qu’il y ait un ministre de la culture).

La vraie nouveauté, c’est que les auteurs après avoir reconnu que les médias, à leur corps défendant,  étaient devenus des entreprises à but non lucratif, concèdent que ces formes nouvelles de détention, comme avant elles les sociétés coopératives ou les associations, ne sont d’aucune utilité devant cette réalité : quels que soient le propriétaire et le mode de détention du média, il sera toujours très difficile d’équilibrer ses comptes dans un contexte économique calamiteux. Ce réalisme est bienvenu4.

Que faire ?

De façon logique, Julia Cagé et Benoît Huet plaident pour que la logique libérale de ces organismes économiques que sont les médias soit corrigée par des règles qui restreignent les pouvoirs du capital – en d’autres termes, il faut socialiser la propriété5.

Il s’agirait d’abord de mettre en place un organe de gouvernance paritaire, composé pour moitié au moins de salariés, limitant donc les pouvoirs des conseils d’administration nommés par les actionnaires. Il serait aussi intéressant, disent-il, de faire participer les lecteurs ou les spectateurs à la gouvernance des médias, mais les difficultés juridiques et pratiques leur paraissent difficiles à surmonter (ce qui est vrai). Il faudrait enfin que les journalistes aient une forme de droit de véto sur la nomination des directeurs de rédaction et sur les changements d’actionnaires. Sur un autre plan, il faudrait obliger les médias à avoir un nombre minimum de journalistes professionnels salariés (et non pigistes), ce qui serait  la condition des aides à la presse ou de l’obtention de fréquences pour les médias audiovisuels. En tout dernier lieu, l’Etat devrait donner à chaque citoyen un petit pécule, dix euros, qu’il pourrait attribuer librement aux médias de son choix.

Les limites habituelles

Ces propositions bien intentionnées sont peu convaincantes. Elles témoignent surtout d’une confiance excessive dans les solutions institutionnelles.

Ainsi, même si l’idée mérite d’être explorée, la demande de parité entre actionnaires et journalistes dans les organes de gouvernance : comment feront les sociétés de journalistes (ou les sociétés de lecteurs qui s’y adjoignent parfois) pour participer aux tours de table quand il faudra couvrir des pertes ou financer des investissements ? Leurs prérogatives de quasi-actionnaires peuvent devenir autant d’obstacles à l’entrée de capitaux frais.

Par ailleurs, Julia Cagé et Benoît Huet veulent limiter l’influence des intérêts capitalistes et des annonceurs dans la production de l’information ; on les suit sans réticence, et le législateur pourrait être plus incisif, par exemple en rénovant le droit de la concurrence dans le secteur des médias, en sanctionnant plus sévèrement le publi-rédactionnel et les rédactions sans journalistes. Mais ils ne se posent jamais la question de la captation des médias par des coteries de journalistes idéologisés au mépris de leur déontologie professionnelle – ce que l’on voit à droite, sur les chaines d’information du groupe Bolloré6, et à gauche, au New York Times ou dans certaines rubriques du Monde. Leur présupposé, c’est que les journalistes sont nécessairement les preux chevaliers de la qualité de l’information – présupposé qui admet de nombreux contre-exemples. Cela dit, la question de la régulation des contenus est très compliquée philosophiquement et juridiquement, et dans l’optique libérale de l’auteur de ces lignes, le mieux est de ne rien faire, et de laisser le public (le marché) décider !

L’autre faiblesse  de l’argumentaire de Julia Cagé et de Benoît Huet, c’est qu’ils se préoccupent peu de ce qui pourrait relancer la presse et les autres médias : le renouvellement des concepts et des formules. Ces dernières années ont vu des nouveautés intéressantes de nature à diversifier et rajeunir le lectorat des médias, certaines liées au numérique, d’autres non (Mediapart, Le 1, Zadig, le groupe So Presse…). Au lieu de pleurer sur le sort des legacy media, mieux vaut se féliciter qu’il y ait des entrepreneurs de presse, au sens le plus large, et de nouvelles idées. Le succès de la plateforme éditoriale Substack, aux Etats-Unis et tout  récemment, est probablement le signe que les producteurs de contenu de qualité ont encore de beaux jours devant eux. La destruction créatrice n’est pas étrangère au monde des médias !

Cette préférence des auteurs pour les solutions institutionnelles globales, pour le Grand Soir de la propriété des médias, leur interdit de donner une vraie valeur à ce qui pourrait être plus immédiat, plus efficace aussi pour la qualité du « système médiatique » dans son ensemble.

On pense au secteur public (France Télévision et Radio France), à peine abordé dans l’ouvrage, dont le renforcement serait un contrepoint heureux aux logiques purement commerciales. Des médias publics forts et irréprochables, c’est un  gage de résilience du système et de bon fonctionnement de contre-pouvoirs. On pense aussi au Pass Culture nouvellement lancé, tardif et confus mais qui pourrait aider à recréer un lien entre la jeunesse qui ne lit plus et les médias d’information générale. On pense aussi au lien qui pourrait être fait entre les médias de qualité et certains secteurs non marchands de l’économie, soucieux de la qualité et de l’indépendance de l’information, par exemple au titre de leur responsabilité sociale d’entreprise. Ceci peut rejoindre la proposition des auteurs qu’il soit créé des « fonds de pérennité », mais sans son accoutrement socialisant.

Dernier point (au risque de dissoudre notre propos dans des généralités) : jamais les auteurs ne mettent en cause, dans la crise des médias actuelle, la crise de l’éducation secondaire et supérieure, la baisse de niveau, et le déclassement des enseignants, mal payés et maltraités. Une politique culturelle inventive commencerait par se demander s’il n’y a pas là, en priorité, un lectorat à reconquérir.

Stéphan Alamowitch

Avocat au Barreau de Paris,

Maitre de conférences à l’IEP de Paris (Séminaire “Economie et régulations des médias”)

L’Information est un bien public. Refonder la propriété des médias de Julia Cagé et Benoît Huet. Le Seuil 2021

Notes

Notes
1L’expression n’a pas vraiment de sens juridique.
2Arnaud, Pinault, Bolloré, Weill, Kretinsky, Beaudecroux… On oubliera Lagardère, illustration parfaite des méfaits du principe dynastique.
3Voir à ce sujet notre article Libération, la foi l’espérance, la charité sur le transfert de Libération dans le périmètre d’un fonds de dotation.
4Réalisme nouveau qui marque aussi l’analyse du crowdfunding, forme rêvée d’appel au peuple qui se révèle toujours décevant. L’association de Mme Cagé, Un bout du Monde, l’a mesuré tout récemment.
5Et de citer Thomas Piketty pour lequel, disent-ils dans une note de bas de page, il faudrait « étendre à toutes les entreprises  (et pas seulement les plus grandes le principe de parité salariés-actionnaires dans les organes de gouvernance, tout en plafonnant les voix des actionnaires les plus importants dans les entreprises de grande taille ».
6La régulation de l’audiovisuel en France, est faible, très faible…
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