Abel Quentin, Le voyant d’Étampes

Est-ce bien un roman anti-woke que livre Abel Quentin, comme le dit la critique embarrassée de Libération, ou plutôt une satire qui s’attache à bon escient aux plus sinistres plaisanteries du moment, l’« appropriation culturelle » et la « cancel culture », et pour autant, sans verser dans le ressentiment réactionnaire ? Critique embarrassée parce que ce roman est bon et souvent drôle, alors qu’on ne connait aucune œuvre woke qui ne soit triste  et pleurnicharde – à preuve les mauvais opus d’Edouard Louis, devenu une icône woke après un premier livre réussi.

Certes, ce roman s’inscrit bien dans la lignée des derniers Houellebecq (et La carte et le Territoire plus que Soumission), mais sans la charge réactionnaire ni les obsessions sexuelles fastidieuses de ce dernier ; et surtout  Abel Quentin et son personnage ressentent de la sympathie, une certaine sympathie,  pour le mouvement contestataire qui a saisi une bonne partie de la jeunesse universitaire, là où les personnages de Houellebecq en restent à la détestation brute, de cela comme du reste. Satire acide, composée de tout ce qui fait époque, Le voyant d’Etampes ne tombe pas dans la caricature grotesque, facile, comme en rêverait un lecteur de Valeurs Actuelles.

Un anti-héros

Ce personnage, c’est un professeur d’histoire à la retraite, après une carrière sans éclat terminée à l’université de Saint-Denis : normalien non agrégé, qui ne devient pas professeur en titre… Il veut consacrer son dernier livre, celui qui lui apportera la célébrité qui l’a toujours fui, au poète américain Robert Willow, ce poète communiste qui  en 1953 quitte Washington et son milieu familial pour le Paris des existentialistes, Saint-Germain-des-Prés et Jean-Paul Sartre, avant de s’isoler à Etampes pour écrire des vers dans le style de Péguy et mourir dans un accident de voiture.

Pour n’avoir pas assez souligné que Willow était noir, porteur de tout le malheur de la communauté noire, pour avoir seulement indiqué en passant ce fait censé être consubstantiel à l’être humain concerné, le vieux professeur fera l’objet d’une chasse à l’homme, et pas seulement sur Twitter et Facebook, auxquels du reste il ne comprend rien. On l’accusera d’avoir occulté ce qu’était réellement Willow, et surtout de s’être emparé d’un écrivain noir que seul un biographe noir aurait dû étudier.

Le vieux professeur, dont la vie privée est à l’image de la vie professionnelle, ne pourra pas compter sur son ex-femme, ni sur sa fille, qui s’éloigne de son père sous l’influence de sa compagne, militante intersectionnelle de type vindicatif. Il ne pourra non plus compter sur son ami de jeunesse, avocat d’affaires à la réussite envers de sa propre médiocrité, ni sur son éditeur ou ses collègues de Saint-Denis. A des degrés divers, tous veulent éviter les ennuis et surtout tiennent à ne s’aliéner personne dans les nouvelles tendances qui l’ont emporté à gauche, drôlement nommée ici la « Famille ». Il lui restera la bouteille et les souvenirs de sa jeunesse anti-raciste quand il participait à la création de SOS Racisme, son defining moment – du moins le croyait-il.  L’histoire finit mal.

On jugerait cette histoire abracadabrantesque s’il n’y avait eu scandale, l’an passé, quand un traducteur gay ou non binaire, on ne sait plus, mais en tout cas un traducteur blanc, s’est mis en tête de traduire les vers de la jeune poétesse noire, Amanda Gorman, prononcés lors de l’investiture de Joe Biden, et toutes sortes d’histoires du même tonneau depuis dix ans (la dernière, ici). Le procès en appropriation culturelle n’est pas une invention de romanciers réactionnaires.

Second degré et provocations

Comme dans les meilleurs pages de Houellebecq, le langage quotidien, le langage militant ou le langage managérial sont épinglés et ridiculisés. Le livre abonde en formules heureuses et, comme toute bonne satire, en situations cocasses1, avec une bonne dose de second degré et ce qu’il faut de provocations.

Sans que cela tourne au cours d’histoire, les années existentialistes, la période 80-90 et bien sûr la période actuelle sont décrites, jugées avec une précision cruelle. Il est étonnant qu’un romancier de 35 ans puisse atteindre cette maturité dans le propos, ce mordant.

On sent que le romancier est du côté de son personnage principal quand celui-ci explique que Willow a voulu fuir le matérialisme américain et la condition noire puis, en France, fuir le conformisme des existentialistes et leur complaisance pour le communisme – bref, fuir toutes les déterminations collectives. Contre l’esprit grégaire, le roman prend le parti de l’individu, du simple particulier, tels le vieux professeur Jean Roscoff ou le poète Robert Willow.  Ce n’est pas malvenu dans ces temps de groupes et de militants bornés.

Stéphan Alamowitch

Abel Quentin, Le Voyant d’Étampes, Les Editions de l’Observatoire, Prix de Flore 2021

Notes

Notes
1On regrettera que l’éditeur n’ait pas mieux fait relire le texte et suggéré quelques coupes. Un line editor aurait parfois été utile.
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