France, États-Unis, Grande-Bretagne… La crise des partis progressistes

La défaite d’Hillary Clinton est un exemple « idéal-typique » de la crise que traversent, depuis près de quatre décennies, les partis progressistes1. On y retrouve, condensées en un seul moment, toutes les séquences qui expliquent aujourd’hui le déclin de ce qu’il est convenu d’appeler le progressisme aux États-Unis comme en Europe. Face à une crise sociale et politique sans précédent, Hillary Clinton a pensé que le recours aux bonnes vieilles ficelles du progressisme sociétal lui assurerait la victoire. Elle s’est lourdement trompée. En communautarisant à outrance sa campagne, en caricaturant l’Amérique « périphérique », Hillary Clinton n’a fait que conforter les critiques adressées à son parti : celles d’être un parti élitiste coupé des réalités2 et ne comptant que sur le vote communautaire pour gagner les élections. Car à la vérité, aujourd’hui, les partis progressistes partagent un certain nombre de points communs qui les isolent toujours plus des évolutions sociologiques constatées dans tous les pays développés. Ce sont d’abord des partis qui se sont progressivement coupés de leur électorat populaire. Cela concerne bien sûr les ouvriers. Ce point est bien documenté par la littérature politique3. Aux Etats-Unis comme en France, les ouvriers se sont progressivement éloignés des partis démocrate et socialiste. Malgré la persistante pour certains partis progressistes de  liens très forts avec les syndicats, les ouvriers ont eu tendance à déserter ces partis. Aux Etats-Unis cette évolution se fait sentir avec l’élection de Ronald Reagan, elle ne cessera, dès lors, de s’amplifier. En France, la montée en puissance du Front national est concomitante avec les forts pourcentages de voix réalisés dans l’électorat ouvrier4.

La question des classes moyennes

Peut-être plus grave, est aussi le décrochage électoral de ces partis avec une partie non négligeable des classes moyennes. Alors même que les partis progressistes avaient su capter les aspirations des nouvelles couches salariées durant les années soixante dix et au début des années 80, ils vont peu à peu se couper de ces nouvelles couches, ne devenant les porte-paroles que des plus privilégiées d’entre-elles.  Ces évolutions ont le mérite de ne plus être niées ou minimisées, comme en témoigne le numéro spécial de la Revue Socialiste n°60 « Situation du socialisme européen » et ses différentes contributions qui évoquent, sans langue de bois, ces problèmes.

Ainsi et dès la fin des années 80, les caractéristiques de l’électeur type des partis progressistes vont se figer : c’est un électeur habitant dans les zones urbaines, appartenant à la classe moyenne aisée et qui dispose d’un niveau d’études supérieur à la moyenne. Cet électeur type va devenir aussi la force militante de ces partis et on souligne toujours, non sans raison d’ailleurs, que la première section socialiste en France est une section parisienne ! Au même moment où les partis progressistes conquièrent les centre-villes gentrifiés, ils perdent leurs bastions traditionnels, souvent de vieilles terres ouvrières et en France l’exemple du Nord-Pas-de-Calais/Picardie a valeur paradigmatique5. Les résultats dans l’Etat d’Ohio ont aussi valeur d’exemple.

Le reproche qui est aujourd’hui adressé à l’ensemble de ces partis est celui d’un décrochage très fortement ressenti entre d’une part, les aspirations des catégories qu’ils sont ou qu’ils étaient censés représenter et d’autre part, la priorisation qu’opèrent ces partis au niveau de leurs thématiques électorales et gouvernementales.

En d’autres termes, de larges fractions des catégories populaires et moyennes ne se sentent plus représentées par ces partis6. D’une certaine manière, les partis progressistes et c’est là un paradoxe tragique, apparaissent de plus en plus comme des nasty party, qualificatifs qui étaient réservés naguère aux partis conservateurs ! La popularisation, dans un sens très négatif, du  terme « bobo » en dit long sur l’image qu’ont, aujourd’hui, ces partis. Pas un débat, pas une prise de position sans que ce qualificatif ne soit utilisé pour délégitimer l’adversaire. Notons aussi la popularisation de ce terme (toujours dans son sens négatif) même dans des électorats plutôt favorables aux partis progressistes (les minorités ethniques par exemple).

Cette distanciation avec les réalités sociales de leurs pays respectifs, les partis progressistes le doivent aussi à leur incapacité à analyser en profondeur et surtout à comprendre les profondes évolutions qui ont affecté le capitalisme à partir des années soixante dix.Si dans un premier temps et dans le sillage du social-libéralisme blairien, quelques intellectuels, dont Giddens, avaient essayé de prendre en compte les nouvelles aspirations des classes moyennes marquées par un refus de plus en plus appuyé du Welfare State et l’affirmation de valeurs individualistes et d’autorité, ces mêmes intellectuels sont souvent passés à côté de la crise existentielle que cette classe moyenne commençait à subir et ce, dès la fin des années quatre-vingts. De ce point de vue, le social-libéralisme, qu’il soit de facture anglaise ou espagnole, se révéla incapable d’affronter les temps de crise.Le social-libéralisme espagnol se mua rapidement en sociétalisme caricatural et le social-libéralisme anglais ne comprit pas qu’adaptation au monde et au capitalisme ne signifiait pas capitulation ! La crise de 2008 ne les ramena pas au pouvoir, elle les en éloigna toujours un peu plus.

Les droits comme réponse ?

La seule réponse des partis progressistes consista à toujours plus accorder des droits individuels sans vraiment réfléchir à l’articulation entre l’octroi de ces nouveaux droits et la nécessité de repenser les fondements mêmes du vivre en société. L’articulation entre le niveau individuel et le niveau sociétal a été très souvent évacué. Marcel Gauchet dans une récente note de la Fondation Jean-Jaurès7 soulignait bien cette difficulté des socialistes français à penser cette articulation et les effets (pervers) que de telles politiques peuvent avoir. De surcroît, les partis progressistes vont être incapables de comprendre les réactions d’une bonne partie de leur électorat face à ce qu’il convient d’appeler l’insécurité culturelle. Les questions liées à l’immigration vont être soit occultées soit démonisées8. Les socialistes français vont ainsi continuer à promouvoir le vivre ensemble quand de multiples enquêtes révèlent que ce vivre ensemble n’est souvent qu’une illusion et qu’à la fracture sociale est venue s’ajouter une fracture ethnique et religieuse qui ne cesse de s’aggraver. Le multiculturalisme qui imprègne lourdement l’idéologie de ces partis est de plus en plus perçu comme une capitulation en règle devant des revendications religieuses toujours plus pressantes. L’irruption du « populisme » est étroitement corrélée à cette cécité des partis progressistes pour ces questions qu’ils relèguent dans la catégorie qu’ils veulent insultante de l’identitaire. La « droitisation » des sociétés dont on parle tant ne serait-elle pas, en dernier lieu, la conséquence de l’incapacité des partis progressistes à penser sereinement ces problèmes ?

Dans tous les cas, les mouvements populistes siphonnent toujours plus l’électorat populaire des partis progressistes accentuant leur gentrification et par là même leur myopie sociale. Ce n’est pas le moindre des paradoxes actuels de revoir apparaître des thématiques très voisines de celles de la lutte des classes, portées par ces mêmes mouvements et qui ciblent particulièrement les partis progressistes accusés d’être élitistes et coupés des réalités vécues par des millions de gens. Ainsi les partis qui, historiquement avaient toujours défendu les catégories populaires sont, tant sur leur gauche que sur leur droite, accusés de les avoir abandonnées et la virulence des propos est lourde de conséquences et n’augure rien de bon pour le futur. Incapables de satisfaire les demandes sociales de catégories entières du fait de la reconfiguration du rôle de l’Etat et du manque de ressources financières9, les partis progressistes doivent dans un même temps affronter de nouveaux défis pour lesquels ils n’étaient ni politiquement ni intellectuellement préparés.

Mais comment en est-on arrivé là ? Car si le constat est connu, les causes de cette crise sont rarement révélées. La première cause réside, selon nous, dans l’incapacité des partis progressistes à proposer un projet crédible face à la mutation du capitalisme du fait d’une certaine schizophrénie de ces partis par rapport à ce nouveau capitalisme et à ses conséquence. La seconde réside dans la transformation progressive de ces partis en machines électorales où le court terme éclipse toute préoccupation de long terme empêchant toute remise en cause salutaire.

Quel réformisme ?

On ne peut rien comprendre à la crise actuelle si l’on ne veut pas saisir que les partis progressistes depuis Bad-Godesberg (et même avant) se sont épuisés dans des querelles idéologiques qui les ont enfermés dans des débats et alternatives binaires du type radicalisme versus réformisme et que ces débats n’ont pas toujours été précédés d’une analyse en profondeur des sociétés que l’on entendait gouverner. Une fois sa victoire définitivement acquise, le progressisme de facture réformiste s’est trouvé totalement décontenancé par l’irruption d’une nouvelle forme de capitalisme, celle qui émergera à la fin des années soixante dix. Pensé dans le cadre des trente glorieuses et dans le contexte socio-politique de l’après seconde guerre mondiale, le réformisme version sociale-démocrate en vint vite à penser que ces évolutions étaient inéluctables, qu’elles reflétaient des tendances lourdes des sociétés et que le mieux que l’on pouvait faire c’était permettre à chacun de pouvoir profiter à titre individuel de ces nouvelles évolutions pour ne pas seulement les subir. De ce point de vue, le social-libéralisme qui va peu à peu émerger va commettre une erreur de diagnostic qui s’avérera à long terme, tragique : celle de trop focaliser l’analyse sur le rejet par les classes moyennes d’un certain type de politique sans réfléchir en profondeur sur le fait, qu’à terme, le nouveau capitalisme menaçait ces mêmes classes moyennes.

Le sentiment partagé par beaucoup de ces partis du caractère inéluctable des évolutions constatées va déboucher sur l’apparition d’un concept qui va devenir, peu à peu, leur marqueur identitaire  : la modernité. Pour le progressisme contemporain, la modernité est d’abord révélée par son caractère technologique. La technologie a bouleversé les sociétés et a accru les possibles. Dans le sillage de Condorcet, le progressisme associe progrès technologique et progrès social. Ce primat technologique est vu comme favorable à l’épanouissement individuel accroissant toujours plus son autonomie et sa capacité à se mouvoir dans la société. Dans cette perspective, les nouvelles technologies de communication et de l’information sont perçues comme le moyen de cet « empowerment individualiste ». Elles sont aussi constitutives d’une nouvelle forme d’économie, l’économie de la connaissance où les flux d’informations, leur partage et leur renouvellement permanent permettent aux acteurs d’être toujours plus réactifs, créatifs et innovants. Ils peuvent ainsi inventer de nouvelles façons de vivre en société en maximisant les interactions au moyen d’inter-connexions quasi illimitées.

On comprend aisément, que dans cette nouvelle vision du monde, l’industrie soit souvent considéré comme une relique du passé, tragique méprise dont on n’a pas fini de payer les conséquences !

N’étant pas considérée comme un vecteur de reproduction, la technologie est regardée comme un facteur d’émancipation sociale. La modernité, c’est aussi et surtout une société où l’individu devient le seul référent et où la recherche du bonheur est d’abord et avant tout celle de l’émancipation de l’individu par rapport à toutes les contraintes censées peser sur lui. Etre moderne c’est ainsi vouloir éradiquer tous les legs sociétaux du passé qui contraignent les possibles tant en matière sexuelle que sociale. Pour le progressisme contemporain, nous somme entrés définitivement dans une société d’individus et la priorité absolue c’est d’affirmer les droits de celui-ci. Mais à la différence de leur lointain ancêtre des lumières, l’individu n’est plus un être abstrait et universel, il est doté de caractéristiques propres que la société se doit d’intégrer. Le principe de singularité remplace donc le principe d’universalité. Les caractéristiques ethniques, sexuelles etc. fondent la nouvelle citoyenneté. On ne comprendra rien à l’irruption du thème de la diversité si l’on ne saisit pas les causes qui ont permis sa soudaine éclosion. C’est l’agrégation des caractéristiques individuelles qui relevaient jadis de l’ordre privé  qui crée la société. Mais c’est au final une société de juxtaposition de groupes plus ou moins homogènes structurée autour de slogans éthiques « co-construits » qui en dernier lieu n’ont qu’une faible capacité intégratrice.

La complaisance du nouveau progressisme avec le nouveau capitalisme résulte du fait que pour le premier c’est justement l’émergence du second qui a permis à ce nouvel individualisme de s’épanouir. Le renversement avec le paradigme politique tel qu’issu des révolutions française et américaine est total. La société doit être au service de l’individu et non plus l’inverse. Pour que les individus puissent s’épanouir, il faut faciliter leur capacité à se saisir des biens économiques et culturels. La société est vue, dès lors, comme une super-agence dont l’objectif vise à maximiser le bonheur auquel a le droit chaque individu.

Trop focalisés sur les tendances émancipatrices du nouveau capitalisme, les nouveaux progressistes se refusent à en voir les conséquences négatives ou destructrices, et même un auteur avisé comme Giddens dans Consequences of modernity semble surestimer les potentialités positives de la modernité. Ils mésestiment ainsi gravement le caractère ambivalent de l’adoption des nouvelles technologies sur les conditions de travail, l’isolement croissant des personnes et la destruction des liens sociaux que provoquent la mobilité professionnelle, la précarité ou le communautarisme. Ignorant les analyses prémonitoires d’un Christopher Lasch dans un livre marquant, La révolte des élites et la trahison de la démocratie (Champs, Flammarion 2010), les nouveaux progressistes plébiscitent en France, par exemple, la sociologie d’un Alain Touraine qui les valorise et les transforme en acteurs de la nouvelle historicité. Ils ne veulent pas comprendre, comme l’a bien montré Zygmunt Bauman notamment dans La vie Liquide (Pluriel, 2015),  que les sociétés post-modernes sont devenues aussi des sociétés liquides où le consumérisme est roi et où la perte des repères provoquent des dégâts psychiques et sociaux considérables.

Très largement bénéficiaires de cette modernité du fait de leur position sociale et de leur capital culturel10, les nouveaux progressistes, prisonniers de leur rhétorique « modernes versus réacs », font de l’adaptation à la modernité le seul critère de positionnement politique. Le fameux rapport du Think Tank Terra Nova en 2011, Quelle stratégie électorale pour 2012 ?, ne faisait, au fond, que théoriser cette façon de voir.

Un résultat inattendu

Ce nouveau logiciel politique qui évacue, de fait, la complexité du monde va produire un résultat inattendu : celui de transformer les exclus de la modernité en espèces de parias sociaux et leur faire porter la responsabilité de cette non adaptation. La généralisation du terme « beauf » ou des ses équivalents et le mépris social qu’il révèle, la traque permanente des reliquats de la réaction, l’ostracisation des autres façons de penser vont ainsi caractériser la pensée progressiste qui va vite s’identifier avec le politiquement correct. Lorsque Hillary Clinton compare les électeurs de Trump à un « ramassis de minables », elle ne dérape pas, elle est conséquente avec son logiciel politique. La différence c’est qu’elle le dit en public là où les autres se contentent d’ironiser en privé.

La paresse intellectuelle qu’entraine ce manichéisme d’un nouveau genre a eu une autre conséquence inattendue : celle de « ressusciter » des courants radicaux que l’on croyait disparus ou dans tous les cas marginalisés. De Podemos au Front de Gauche, le radicalisme fait un come-back qui ne cesse de surprendre. Son programme est tout aussi irréaliste que celui des partis progressistes mais il profite de leur incapacité à proposer des alternatives sérieuses.

La gauche dans son ensemble est ainsi entrée dans un cercle vicieux politique dont rien ne dit qu’elle en sortira prochainement. L’incapacité du social-libéralisme à proposer des solutions à la crise qui soient différentes de celles des partis conservateurs alimente une radicalité soit au sein des partis progressistes soit en dehors qui à son tour conforte les tenants de la ligne « adaptatrice ». Ce cercle vicieux politique a une conséquence : des défaites récurrentes aux élections et dans certains cas l’entrée dans un processus de marginalisation préoccupant11, voire de quasi-disparition, comme dans le cas du Pasok grec. Les deux courants ont pourtant un point commun : leur vacuité politique. Au delà des discours convenus, les nouveaux progressistes et les radicaux revigorés sont incapables de présenter des objectifs clairs et de répondre à des questions simples : à qui s’adresse-t-on et pour quoi faire ? Il est symptomatique de constater que ce sont très souvent les partis conservateurs qui parlent des classes moyennes et évoquent leurs problèmes. Le silence des partis progressistes sur ce sujet est très préoccupant.

Les nouveaux radicaux se veulent plus proches du peuple mais évitent les questions qui fâchent celui-ci, notamment celles liées à l’immigration. Leurs mobilisations citoyennes et les thématiques qui les structurent intéressent plus les diplômés de l’enseignement supérieur que les chômeurs ou les exclus quels qu’ils soient. Les radicaux par un effet de vases communicants récupèrent les électeurs déçus des partis progressistes mais ils  vont rarement au delà. On sait que Podemos doit une partie de son succès au vote massif en sa faveur des diplômés de l’enseignement supérieur, diplômés qui portaient auparavant leurs suffrages sur le PSOE.

L’essor de ces mouvements doit être ainsi relativisé. Podemos, par exemple, est d’abord le fruit de la crise du PSOE plus que de celui de la crise économique, au reste la crise économique a amplifié la crise interne du PSOE, elle n’en est pas constitutive. Afin de répondre à l’accusation de crime de lèse-sinistrisme, les nouveaux progressistes recherchent de nouveaux marqueurs idéologiques et mettent toujours plus en avant un sociétalisme qui n’intéresse que peu de monde en vérité accentuant toujours plus leur distanciation avec les réalités sociales et les préoccupations des électeurs de leurs pays respectifs. Dans d’autres cas, comme dans l’exemple français, ils s’érigent, le temps d’une campagne, en pourfendeurs de la finance, ce qui est risible quand on connaît le rôle joué par  les socialistes français dans ce qu’il convient d’appeler la financiarisation de l’économie, rôle qu’a révélé un économiste américain12, peut-être un peu plus curieux que ses collègues français sur cette question très polémique.

Les difficultés de la refondation

Depuis maintenant la fin des années 80, les appels à la refondation se multiplient dans les partis progressistes mais cette refondation se fait attendre.

La vraie difficulté aujourd’hui est de sortir du débat stérile et sans issue qui oppose les tenants du social-libéralisme à ceux d’une ligne qui se veut anti-libérale. Les sociaux-libéraux doivent comprendre que le retour de la croissance n’est pas un sésame politique et encore moins un Eden économique, qu’en soi il ne règle en rien les problèmes sociaux générés par le nouveau capitalisme. Il en atténue certaines des conséquences, ce qui est toute autre chose. De surcroît, ce retour de la croissance ne change rien aux mécanismes qui font que la croissance profite toujours aux mêmes ce qui est une rupture fondamentale avec la période des trente glorieuses, par exemple. C’est un point qu’avait très justement soulevé Bernie Sanders lors des débats des primaires du parti démocrate. Aujourd’hui même dans les pays qui connaissent une croissance soutenue, l’insatisfaction des salariés reste forte car la compétitivité au niveau macroéconomique ne garantit plus une amélioration du bien être au niveau micro et on voudra bien se souvenir que Jospin avait été éliminé du second tour des élections présidentielles de 2002 alors même que la France avait connu, sous son gouvernement, une période de croissance assez exceptionnelle, même si elle avait ralenti à la fin de son mandat. De la même façon et en Allemagne si les « mesures Hartz » ont certainement rétabli la compétitivité de l’Allemagne, elles n’ont guère profité au SPD et très peu aux salariés allemands.

On pourrait dire la même chose pour Hillary Clinton. L’ère Obama a certes été marquée par une reprise économique non négligeable mais celle-ci n’a pas débouché sur une amélioration des conditions de vie des Américains, la fracture sociale ne s’est pas réduite bien au contraire. Pour parler comme Zygmunt Bauman, les partis progressistes devraient plutôt se pencher sur les processus de liquéfaction qui sont à l’œuvre dans les sociétés développées et s’intéresser à tous les types d’insécurité qu’ils génèrent et ce, sans a priori idéologique. Cela exige un diagnostic sans complaisance des sociétés mais à ce niveau les pesanteurs sociologiques le permettront-il ? Le discernement suppose une certaine distanciation par rapport à l’objet d’étude observé. Le problème de la crise économique actuelle est qu’elle est très sélective dans ses effets et ceux qui en souffrent le moins appartiennent aux catégories surreprésentées dans les partis progressistes. En d’autres termes, les « élus » de la modernité peuvent-ils être tant d’un point de vue théorique que pratique les porte-paroles des exclus ou des plus fragilisés?  Le veulent-ils13? Et le peuvent-ils ? Il faut prendre acte que les valeurs des catégories moyennes aisées et diplômées contrastent fortement avec celles des catégories populaires (ouvriers, employés) notamment dans leur rapport à l’autorité et à la nation. C’est une équation difficile à résoudre pour les partis progressistes lorsqu’il s’agit d’élaborer un programme. Sur des questions sensibles comme l’éducation et la sécurité, les clivages deviennent de véritables gouffres.

L’illusion scientifique de la politique

Un autre problème que doivent affronter les partis progressistes est celui de leur mutation organisationnelle et des conséquences qu’elle implique. Ce problème n’est pas nouveau et Roberto Michels dans son ouvrage inégalé sur les partis politiques avait révélé, dès 1911, les conséquences de la professionnalisation des partis ouvriers sur leur stratégie et la distanciation qu’elle opérait toujours plus entre les militants et l’oligarchie qui gouvernait ces partis.

Cette analyse est toujours actuelle et beaucoup des développements de Michels restent valables même si l’analyse des partis politiques a été renouvelée au milieu des années 90 par deux politistes américains, Katz et Mair14. Katz et Mair ont popularisé le concept de parti cartel : l’accès des partis au financement public a, en effet, profondément modifié la configuration organisationnelle des partis et ceux-ci sont désormais moins tributaires de leurs militants ; ils n’ont plus qu’un objectif : attirer le plus d’électeurs possibles afin de se financer auprès des pouvoirs publics. Dans cette perspective, les campagnes électorales tendent à devenir des campagne de marketing scientifiquement orchestrées où la bataille se joue souvent au centre. Les partis politiques deviennent ainsi des entreprises comme les autres où la conquête de la part de marché la plus grande devient l’objectif principal. S’ils ne sont pas forcément des partis cartels au sens où l’entendent Katz et Mair, les partis progressistes sont dans tous les cas en voie de cartellisation. Le parti démocrate américain est ainsi très souvent accusé de n’être qu’une machine électorale. Des auteurs comme Barboni ou Lefebve et Sawicki ont, pour le parti socialiste français, bien documenté cette mutation15.

Quelles que puissent être les causes de cette évolution, il est clair que beaucoup de partis progressistes ne disposent plus de la force militante qui était la leur jusque dans les années 70 et qu’ils sont devenus selon l’expression de Lefebvre et Sawicki des entreprises « de conquête de mandats électifs » où la fin (gagner ou conserver des postes de pouvoir) justifie tous les moyens. L’idéologie est vue comme un moyen comme un autre et n’a plus d’autre finalité que celle d’ajuster une offre avec la plus grande partie du corps électoral. On renonce de la sorte au long et fastidieux travail de conviction au profit de slogans accrocheurs qui visent simplement à séduire à un moment donné et pas forcément à convaincre. Du fait de la prégnance du raisonnement marketing, on n’appréhende plus la société dans son ensemble mais de manière très compartimentée. Les catégories sociales, les groupes sont vus comme de segments qu’il faut satisfaire le temps d’une élection. Dans cette logique du court terme, la réflexion politique n’a plus sa place ou est sous-traitée à des Think Tanks plus ou moins bien inspirés. Un des drames de la Troisième Voie réside dans le fait qu’elle n’est jamais su arbitrer entre court et long terme, réduisant des analyses souvent sérieuses à des slogans de spin doctors.

Mais cette façon de concevoir le travail politique engendre des effets pervers redoutables, comme le montre la récente défaite d’Hillary Clinton.  Le Parti Démocrate, plus peut-être que tous les autres partis progressistes, s’est fait le promoteur d’une approche scientifique du processus électoral très proche en vérité de l’illusion du Big Data.  Elle repose pour une bonne part sur une segmentation très fine du corps électoral suivant ainsi fidèlement les préceptes de la démarche marketing. Chaque segment jugé stratégique doit ainsi faire l’objet d’une attention particulière et de propositions spécifiques. Pour les démocrates, cela revient très souvent à favoriser les segments « minorités ethniques » ou « sexuelles » car ils savent que sans une forte mobilisation de ces segments électoraux ils ne peuvent l’emporter. Le problème de cette d’approche c’est qu’elle présuppose une condition : la neutralité comportementale des électeurs des autres cibles par rapport à cette sur-focalisation segmentaire, neutralité à l’intérieur du corps électoral partisan mais aussi de celui de l’adversaire politique dont on estime qu’il ne sur-réagira pas. De la même façon, cette approche surestime les réactions positives des électeurs des segments concernés par rapport aux tactiques déployées (voire l’échec de cette stratégie envers les milléniums et les femmes). Elle sous-estime ainsi le vécu historique des électeurs et leur capacité à évaluer le bilan d’une politique ou les contours d’une personnalité16.

Enfin, et c’est ce qui explique en partie l’échec d’Hillary Clinton, cette segmentation s’est faite au détriment de l’offre globale, du projet politique global. Hillary Clinton en parlant à des segments particuliers a donné l’impression de ne pas s’adresser au peuple américain dans son ensemble et ce, au delà de ses différences. De surcroît, excédés par son tropisme communautariste, les segments délaissés (ceux des classes moyennes et ouvrières blanches) ont soit boudé le parti démocrate, soit voté dans des proportions plus fortes pour Donald Trump. Le résultat c’est une défaite, là où tous les experts électoraux prédisaient une victoire. Le rétrécissement de la base électorale des partis progressistes et le fait qu’ils doivent compter de plus en plus sur les votes des minorités est lourd de conséquences. Cette stratégie accentue les processus de segmentation du corps électoral et par là même les phénomènes de polarisation sociologique et idéologique. Il débouche aussi sur la construction intellectuelle de majorités électorales improbables (cf Rapport Terra Nova de 2011) où l’on agrège des électeurs aux attitudes et valeurs très contrastées sur le seul rejet de l’autre. Les « latinos » par exemple son très réticents au sociétalisme du parti démocrate, ce qui explique, pour partie, la persistance, d’un vote républicain non négligeable (près de 30% aux dernières élections). En France, l’abstention des électeurs de banlieues aux dernières élections locales est souvent expliquée par leur mécontentement suite à l’adoption du mariage homosexuel.

La défaite d’Hillary Clinton doit être porteuse de leçons pour tous les autres partis progressistes. Elle révèle les limites de l’extrême professionnalisation des organisations politiques et de l’illusion scientiste de maîtriser toute la complexité des processus électoraux. Le recours au marketing électoral le plus sophistiqué ne palliera jamais l’indigence programmatique et les promoteurs de l’approche fondée sur le Big Data en politique devraient savoir que la définition du marketing a évolué. Aujourd’hui la création de valeur pour toutes les parties prenantes est au cœur de la démarche marketing.

Et si les partis progressistes se posaient cette question : qu’apportons nous de différenciant et de durable à la société ? Quelle est notre valeur ajoutée ? Répondre à ces questions serait déjà, dans l’état actuel des choses, une révolution !

Jean-Claude Pacitto

A lire

Parmi de très nombreux articles qui ont suivi cette défaite on lira celui de Molly Ball Why Hillary Clinton lost ? paru dans The Atlantic, article exhaustif qui fait le point sur les « causes internes » de la défaite d’Hillary Clinton.

Photographies :  Robert Michels (1876- 1936), Anthony Giddens

Notes

Notes
1Il faut préférer le qualificatif progressiste à celui de socialiste ou social-démocrate pour deux raisons : c’est le qualificatif qu’emploient volontiers les représentants de ces partis et ensuite, parce que la rupture opérée tant dans la pratique que dans l’idéologie par rapport aux anciens partis socialistes nous semble trop importante pour rattacher ces partis au socialisme en général ou à la social-démocratie en particulier. Cette rupture historique qui ne préjuge d’aucun jugement de valeur de notre part doit simplement être actée. Pour le Parti Démocrate américain, cette dénomination pose moins de problème eu égard au fait que ce parti s’est toujours positionné comme « progressiste » et qu’il s’inscrit dans une autre histoire politique.
2Dans un article publié dans The Atlantic en 2016 et intitulé The secret shame of middle class americans, Neal Gabler révélait que 47% des américains, à la question « comment paieriez-vous une note de 400 dollars pour une urgence ? », répondaient qu’ils seraient obligés d’emprunter ou de vendre quelque chose. Ce résultat se passe de commentaires.
3Pour une discussion intéressante sur ce thème voire le dialogue entre Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa dans La Gauche et le peuple, Flammarion, 2014. Pour un aperçu d’ensemble, l’étude de Line Rennwald Partis socialistes et classe ouvrière, ruptures et continuités du lien électoral en Suisse, en Autriche, en Allemagne, en Grande -Bretagne et en France, PUS, 2015, est commode. Sur la notion de « peuple de gauche », l’ouvrage utile de Laurent Bouvet Le sens du peuple, la gauche, la démocratie, le populisme, Gallimard, 2012.
4Sur la « gentrification » du Parti démocrate un récent ouvrage de Thomas Frank, qui au delà de son aspect polémique, n’est pas inintéressant, Listen liberal. Or, what ever happened to the party of the people, Metropolitan Books. Sur cette évolution un autre ouvrage de Thomas Frank Pourquoi les ouvriers votent à droite ? Agone, 2013.
5Sur la sociologie des adhérents du parti socialiste, l’étude de Dargent et Rey, Cahier du Cevipof, n°59, 2014. Sur ce phénomène aussi, l’ouvrage intéressant d’Anne Clerval Paris sans le peuple, la gentrification de la capitale, La Découverte, 2016 et l’ouvrage de Smith et Williams Gentrification of the city, Routledge, 2010.
6Cette désaffection se fait aussi sentir dans la fonction publique où la propension à voter à gauche est étroitement corrélée au statut, ainsi, en France, seuls désormais les fonctionnaires de rang A expriment une préférence majoritaire pour la gauche, Les fonctionnaires face à l’élection présidentielle de 2017, Cevipof 2016.
7La gauche au défi de la société des individus, Fondation Jean-Jaurès, 2016.
8Sur cette question l’ouvrage courageux de Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Fayard, 2015. Sur le caractère contre-productif des stratégies de diabolisation, l’ouvrage de PA Taguieff, Du diable en politique : réflexions sur l’anti-lepénisme ordinaire, éditions CNRS, 2014.
9Ashley Lavelle associe, d’ailleurs, déclin électoral de la social-démocratie et déclin de la croissance, le second empêchant toute politique de redistribution ou de déploiement des services publics, The death of social-democracy : political consequences in the 21th century, Aldershot, 2008
10René Cuperus fait très justement remarquer que le clivage Fortement diplômés/ non ou faiblement diplômés devient explicatif des fractures politiques tant au sein des partis progressistes que de la société dans son ensemble et que le mépris des diplômés (fortement) pour les non ou faiblement diplômés explique en partie l’essor du populisme. René Cuperus, Comment les partis politiques populaires ont (presque) perdu le peuple, pourquoi devons nous écouter le réveil du populisme, Revue Socialiste, n°60. On en veut pour preuve, à chaque scrutin d’importance, la lourde insistance des journaux progressistes à révéler la part des non diplômés ou faiblement diplômés dans le succès des options jugées non raisonnables.
11Sur le déclin électoral de la social-démocratie, voir l’article de Pierre Martin dans Commentaire n°143, Le déclin des partis de gouvernement, p.543-554, 2013.
12Rawi Abdelal (2006) Writing the rules of global finance, France, Europe and capital liberalization, Review of international political economy, vo.13 (1), p.1-27, Propos amplifié dans son ouvrage de 2009 The rules of globalization : the construction of global finance, Harvard University Press.
13Au parti socialiste et comme le révèlent Lefebvre et Sawicki, cette question n’a jamais été tranchée, Rémy Lefebvre et Frédéric Sawicki (2006) La société des socialistes, Editions du Croquant. C’est vrai aussi dans l’ensemble des partis progressistes. C’est une question évoquée dans les périodes qui suivent les défaites électorales mais qui s’estompe après les périodes de reconquête.
14Roberto Michels (1971) Les partis politiques, Champs Flammarion, et Richard S Katz et Peter Mair Changing model of party organization and party democracy : the emergence of the cartel party », Party Politics, 1 (1), 1995.
15Thierry Barboni (2010) Les changements d’une organisation. Le parti socialiste entre configuration partisane et cartellisation (1971-2007) Thèse de science politique, Université Paris 1. Rémy Lefebvre et Frédéric Sawicki (2006) La société des socialistes, opus cité.
16Hillary Clinton avait déjà subi les attaques de Bernie Sanders qui n’avait cessé, lors des débats des primaires, de révéler son rapport ambigu à l’argent. Si aux Etats-unis gagner de l’argent n’est pas un handicap pour un homme politique, profiter d’une charge publique pour le faire en est un !
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