Relire Claude Nicolet : la République est gallicane

Les débats actuels sur la laïcité, décevants et heurtés, nous ont donné l’idée de soumettre à nos lecteurs une belle page de l’historien Claude Nicolet, dans “L’idée Républicaine en France (1789-1924)”, en complément du propos de Louis Dumont dans “Homo Aequalis” que nous avions repris le mois dernier. Le gallicanisme est une dimension plus importante que l’on croit, et un concept peut-être plus pertinent et plus éclairant, en ce moment, que celui de laïcité. Ndlr ——-

Mais ce n’est pas la foi dans une transcendance ou dans l’avènement du socialisme par la fin de la lutte des classes, qui est véritablement gênante : l’exemple des protestants, celui des socialistes français, même marxistes, avant 1904, le prouvent également. Déistes et même chrétiens d’un côté, marxistes de l’autre, trouvaient sans difficulté une action et un langage communs que symbolisera le Bloc des gauches. Les vraies difficultés commencent dans les deux cas, et symétriquement, avec ce que l’on peut appeler l’ultramontanisme. Ce n’est pas Dieu ou la doctrine marxiste qui font difficulté : la République se situe ailleurs. Ce qui fait difficulté, c’est très précisément le moment où la République se trouve en présence d’organisations qui prétendent ôter à leurs adhérents une part plus ou moins considérable de leur liberté individuelle, de leur liberté d’appréciation. Un républicain français peut en somme penser ce qu’il veut, pourvu qu’il pense par lui-même.Ce que la République ne peut tolérer, non par fantaisie, mais par sa nature même, c’est aliénation anticipée de sa liberté de conscience par un individu au profit d’une quelconque autorité, spirituelle ou temporelle. Ce que Ferdinand Buisson dit des Églises et des dogmes dans la phrase que j’ai souvent citée me paraît le cœur de la question. Ce n’est pas avec certaines convictions que la République est incompatible, c’est avec la manière dont l’individu acquiert ces convictions.

La République est le régime, et le seul, qui assure et garantisse à tous la pleine liberté de conscience et la pleine liberté d’expression, y compris pour ceux qui cherchent à la modifier ou à la détruire. Si elle garantit donc à ses adversaires non seulement leur existence physique, mais leurs droits imprescriptibles de citoyens, elle ne peut cependant admettre dans la communion spirituelle des « républicains » ceux qui ont fait acte d’allégeance ailleurs. Encore une fois, il ne s’agit pas du contenu des opinions, mais du renoncement à avoir une opinion à soi.

Si l’on y réfléchit, c’est donc au plus intime de la conscience que passe cette ligne invisible qui, une fois franchie, détruit et dissout le lien social que voulait établir la République. De même que si un peuple aliène volontairement sa liberté, il cesse à l’instant d’être un peuple (comme l’avait dit Rousseau), de même un individu qui aliène par avance sa pensée à une autorité ultramontaine – cette fois je prends le mot dans un sens métaphorique –, abdique sa qualité de républicain. La République est gallicane. »

Claude Nicolet

L’idée républicaine en France, Claude Nicolet, Tel Gallimard, p. 503, éd.1994

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