Histoire de la peinture française : le cas Fragonard

L’exposition au Musée Jacquemart-André consacrée à la peinture française du XVIIIe siècle et à ses maîtres, “De Watteau à Fragonard, les Fêtes galantes” , nous a donné l’idée de republier cette page d’une histoire de la peinture française parue dans les années 30. Elle concerne Fragonard et l’oubli dans lequel il tombe au début du XIXème siècle – il meurt en 1806. Les Fêtes galantes ne sont plus à la mode. Les temps ont été trop difficiles, et puis le Romantisme a changé les sensibilités. Hors Watteau, qui est un cas à part, il n’est pas dit que cette peinture puisse encore toucher, surtout en ce moment.  Ndlr


Il est dans une collection privée un portrait représentant un vieillard vêtu de noir assis sur une chaise, son attitude affaissée exprime une lassitude infinie, il y a quelque chose de douloureux et de résigné dans sa physionomie aux traits amaigris, l’on se sent en présence d’un être qui a beaucoup souffert et que les orages de la vie ont abattu, et devant cette déchéance physique, l’on ne peut s’empêcher d’être saisi de compassion, compassion qui se change en tristesse et en pitié quand nous apprenons que cet homme dont l’aspect nous a arrêtés n’est autre que Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), le maître de toutes les grâces, celui dont les œuvres sont un enchantement pour les yeux et un enivrement pour l’esprit, celui dont l’art, comme un vin capiteux, étourdit les plus sages, celui dont la gloire fut sans rivale et dont nous nous disputons à prix d’or les moindres dessins.

En cette année 1804, où il peignit son portrait, Fragonard, après avoir échappé à la tourmente révolutionnaire, n’était plus qu’une épave, l’un des derniers survivants d’une génération d’artistes honnie et méprisée ; il se prolongeait lui-même et assistait, impassible et muet, à la ruine, à la destruction de tout ce qu’il avait aimé et servi, calvaire intime dont le secret se devine dans son regard sans espoir et, dans son sourire mélancolique.

Cet homme est un revenant à cette date, l’on a piétiné son idéal et sa conception du Beau, une esthétique nouvelle est née, celle qui va régner pendant tout le Premier Empire, celle dont la Restauration secouera péniblement le joug avec le Romantisme, celle qui renaîtra avec Ingres et ne mourra qu’aux abords de notre XXe siècle.

Quand il fixa son image, Fragonard vivait petitement d’une situation au Muséum due à la générosité de David ; son fils, Evariste Fragonard, copiait platement les Grecs et les Romains de l’Ecole classique. Tout l’avait trahi, tout l’avait abandonné ; lui qui avait vécu pour l’art et l’amour, dont les yeux s’étaient rassasiés du spectacle de la vie, dont la palette avait prodigué des éclaboussements de couleurs exquis, lui, l’artiste spontané par excellence, le grand fantaisiste de notre peinture française, l’ennemi des règles et des contraintes, qui s’ébattait joyeusement et librement en des créations qui sont toute fraîcheur et toute jeunesse, il voyait l’avènement et le triomphe d’un art qui était aux antipodes de son génie, d’un art bardé de tous côtés par des préceptes et des lois intangibles, régis par les critiques et les philosophes, soumis à l’archéologie et à l’antiquité, sévère, grandiloquent, théâtral et froid, plein de mérites, mais, générateur, le plus souvent, d’ennui et de tristesse.

Avec Fragonard, Chardin, Lancret, Watteau et La Tour, nous étions dans une réalité élégante et parfumée, un peu factice mais de bon ton, enjouée et très française ; avec les néo-classiques, élèves de David, nous pénétrons dans les salles d’un musée ; une atmosphère froide y règne, rien ne doit y plaire aux sens, ici, point de mièvrerie, l’esprit seul est sollicité.

Alfred Leroy

Histoire de la peinture française (1800-1933), Alfred Leroy, Attaché au Musée du Luxembourg, Chapitre II L’art officiel et traditionnel en France, Editions Albin Michel, 1934.

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