Vu des Etats-Unis : Comment Bruxelles est devenue une plaque tournante du recrutement djihadiste

La revue américaine The American Interest a publié en octobre un article sur la diffusion de l’islamisme radical en Belgique et à Bruxelles précisément, notamment dans le quartier de Molenbeek. Les évènements du 13 novembre lui donnent une résonance particulière et fort triste. Mais l’article est surtout intéressant parce qu’il parvient à combiner les facteurs, les causes et les hypothèses avec une précision qui n’est pas habituelle en France, sans compassion néo-tiersmondiste à la Plenel, ni culturalisme malveillant. Peut-être sous-estime-t-il, pour la France au moins, la force du mouvement d’intégration. Ndlr.


Au début du XXIe siècle, une kyrielle d’ouvrages et d’articles ont proclamé que le siècle américain avait pris fin, et que le nouveau siècle serait européen. Comme l’a récemment écrit Matthew Kaminski de la revue Politico, en 2000 beaucoup pensaient « qu’un continent libre, entier et prospère était à leur portée » et que « le siècle nouveau promettait souveraineté partagée, coopération pacifique, puissance douce (soft power) et justice sociale ». 1

Bruxelles représentait le type de cité post-nationale et multiculturelle en laquelle les bureaucrates espéraient que le continent tout entier allait se transformer. Dans un rapport intitulé Brussels, capital of Europe  (uniquement disponible en anglais), le philosophe et romancier italien Umberto Eco écrivait : « En présence d’une Europe multilingue, multi-religieuse et multi-ethnique, Bruxelles [est] le centre où les diversités, plutôt que d’être éliminées, sont exaltées et harmonisées.» En mai 2001, l’historien britannique Timothy Garton Ash décrivait Bruxelles comme un « lieu où des hommes et des femmes extrêmement sophistiqués et polyglottes venus des horizons les plus divers …réconcilient les intérêts et les modes de pensée nationaux avec la poursuite d’intérêts communs plus larges. »

Mais ces dix dernières années ont produit une accumulation de faits tendant à faire penser que l’expérience européenne du multiculturalisme est en danger. En Angleterre, en Allemagne, au Danemark et aux Pays-Bas, les partis au gouvernement ont explicitement rejeté le modèle du multiculturalisme en faveur de l’assimilation des immigrants. En mai 2005, les électeurs français et hollandais ont rejeté un projet de constitution européenne lors de référendums nationaux. Depuis 2008, la crise de la dette souveraine qui frappe les pays méditerranéens remet en question l’avenir de l’euro. En 2017, les Britanniques voteront pour décider s’ils se retirent de l’Union Européenne.

La Belgique, site de la capitale européenne, ressemble à un microcosme des problèmes rencontrés par le projet européen. Comme la Belgique, l’Union européenne est une construction multinationale artificielle, créée autour de tables de conférences. Officiellement, la Belgique est un pays bilingue, mais le flamand n’est presque pas parlé en Wallonie, non plus que le français en Flandre. « La division, écrit Theodore Dalrymple, ne serait pas plus grande si des barbelés séparaient les deux provinces ». En 2010, le parti nationaliste flamand, anti-immigration et anti-européen, est devenu le premier parti politique belge, soulevant ainsi la menace d’un éclatement de la Belgique. Aujourd’hui, les partis dominants en Flandre sont nationalistes et libéraux, tandis que le parti socialiste domine en Wallonie. Les tensions entre le Nord flamand et le Sud francophone font écho à la division, à l’échelle européenne, entre les Allemands et les Grecs. En 2014, la Commission européenne a averti la Belgique que le ratio de la dette publique par rapport au PIB allait atteindre 108% en 2016, et la Belgique a fait moins bien que l’Italie dans les stress tests de la Commission.

Rap Gangsta et prédicateurs djihadistes

Au-delà de ces clivages économiques et politiques, le plus inquiétant sont les anti-sociétés qui se développent dans les enclaves musulmanes belges autour du rap gangsta, de la criminalité et de l’islamisme radical. Sur la toile, les sites destinés aux touristes déconseillent aux visiteurs de s’aventurer dans les quartiers musulmans situés au Nord de la ville, surtout la nuit. « Il y a 20 ans, j’étais persuadée que les nouveaux Belges seraient vite assimilés », écrit Vander Taelen, parlementaire flamand membre du parti écologiste. « Mais maintenant il y a toute une génération, à Bruxelles, qui a grandit comme des ‘rebelles sans cause’. » Vader Taelen habite près d’un quartier musulman, où sa fille refuse de mettre le pied. « Elle a été trop souvent harcelée », écrit son père.

Dans Infiltrée parmi les islamistes radicaux, la journaliste belgo-marocaine Hin Fraihi rend compte de la prévalence de l’islamisme radical parmi les jeunes de Molenbeek, l’une des principales enclaves musulmanes de Bruxelles, surnommée le petit Maroc belge. Elle s’est aperçue qu’à Molenbeek les jeunes hommes parlent de finir en martyr à un point qui dépasse ce qu’elle a connu ailleurs, même en Israël. Dans un entretien, la journaliste déclare « qu’ils rêvent vraiment d’être les héros de leur propre conte ». « Certains, ajoute-t-elle, se voient déjà au paradis. Et oui, ils croient vraiment à ces vierges qui les attendent. » Fraihi rapporte que les jeunes musulmans de Molenbeek se réfèrent souvent aux Belges comme à des « incroyants » et se vantent de voler les Belges pour soutenir le Djihad mondial. En juin 2011, l’agence de publicité américaine BBDO a abandonné ses bureaux de Molenbeek en citant plus de 150 agressions commises sur le personnel par des jeunes du quartier.

Les juifs se sentent particulièrement visés. En mai 2015, l’ISGAP (Institute for the Study of Global Antisemitism and Policy) a rapporté qu’à Bruxelles, la majorité des étudiants musulmans interrogés étaient d’accord avec des énoncés tels que : « Les juifs incitent à la guerre et blâment les autres » et « Les juifs veulent tout dominer ». Moins de 10% des étudiants non-musulmans étaient d’accord. Ce genre de préjugés a conduit à des attaques atroces contre des juifs. En mai 2013, une jeune Belge de religion juive, Cindy Meul, a été frappée par deux voisins après avoir installé une mezuzah sur sa porte d’entrée. En mai 2014, un homme armé a ouvert le feu au Musée juif de Belgique à Bruxelles, faisant quatre victimes. Le meurtrier avait passé un an en Syrie avec des combattants djihadistes. En avril 2015, une compagnie d’assurances belge a refusé de renouveler le contrat d’assurance d’une école maternelle juive située dans le quartier européen de Bruxelles. L’assureur a fait valoir qu’au vu de la récente augmentation des attaques antisémites contre des organisations juives, le risque était trop important. « Sur la base des statistiques et du ressenti sur le terrain, il est évident que la situation des juifs n’a jamais été aussi mauvaise en Europe depuis la fin de l’Holocauste », a récemment déclaré  le chef du Congrès juif européen, Moshe Kantor.

Les tendances démographiques exacerbent encore l’impression d’une crise imminente. Comme dans les autres pays européens, la population musulmane de Belgique est jeune : 35% des Marocains et des Turcs installés dans le pays ont moins de 18 ans, contre 18% des Belges de naissance. Depuis 2008, le prénom masculin le plus donné à Bruxelles est Mohammed. D’ici 2030, la moitié de la population de Bruxelles sera musulmane. Un T-shirt qui a beaucoup de succès auprès des jeunes musulmans proclame : « 2030–Après c’est nous».

Centre de recrutement djihadiste

Pour les autorités belges, un des problèmes les plus difficiles est le grand nombre de jeunes Belges attirés par le Djihad en Syrie. Un rapport de l’ICSR (, basé à King’s College, Londres) estime qu’au moins 440 jeunes Belges sont partis combattre en Syrie. La probabilité qInternational Center for the Study of Radicalizationu’un jeune musulman belge devienne combattant étranger en Syrie est deux fois plus élevée que pour un Français, quatre fois plus élevée que pour un Britannique, et vingt fois plus élevée que pour un Américain. Malheureusement, la brutalité impitoyable de la guerre civile en Syrie produit un nombre croissant de jeunes qui, traumatisés et accoutumés à la violence, sont prêts à rapporter leur vision apocalyptique du monde dans leurs bagages de retour. Ceux qui sont volontaires pour commettre des actes terroristes seront mis en contact avec un réseau mondial de djihadistes.  Le politologue norvégien Thomas Hegghammer, du FFI (Institut de recherche norvégien pour la défense) a établi que,  entre 1990 et 2010, un ex-combattant, sur neuf rentrés en Europe, y devenait terroriste.

L’universitaire d’origine palestinienne Montasser Alde’emeh, qui a grandi dans un camp de réfugiés en Jordanie et vit actuellement à Molembeek, prépare une thèse sur les combattants djihadistes d’origine belge en Syrie. En juin 2013, il a passé quinze jours à Alep avec un groupe de Djihadistes belges. Il les décrit comme ayant l’air plutôt satisfait: l’État islamique leur donne l’impression d’appartenir à part entière à un califat, aussi fictif soit-il. « L’EI leur apporte ce que le gouvernement belge n’a pas su leur fournir—une identité, des structures », écrit Alde’emeh. Il cite leurs propos : « En Belgique, on s’ennuie. Ici il y a de belles rivières et on a des Kalashnikovs. Ici en Syrie, on est quelqu’un. » 2.

La Belgique est un pays divisé, sans culture commune, et pour les immigrés cela complique encore la recherche d’une identité. En Belgique, les Flamands, les francophones et les germanophones vivent côte à côte, soigneusement séparés les uns des autres dans leurs communautés linguistiques et culturelles respectives. De plus, les musulmans ont l’impression de ne pas être représentés politiquement. Les responsables politiques belges ont résisté aux efforts des musulmans pour que l’arabe devienne la quatrième langue officielle du pays. Pendant longtemps, les musulmans votaient pour les sociaux-démocrates flamands, un parti qui a des vues libérales sur l’immigration, mais aussi sur des sujets de société tels le féminisme, les droits des homosexuels et l’euthanasie. Mais, en 2010, les sociaux-démocrates ont voté pour l’interdiction de la burka et, en 2014, le parti a soutenu une loi controversée légalisant l’euthanasie pour les enfants et adolescents, texte auquel presque tous les chefs religieux musulmans se sont opposés.

À Bruxelles, ni les mosquées turques ni les mosquées marocaines n’ont été d’une grande utilité pour construire des liens avec les jeunes en situation de vulnérabilité. Au contraire, ces jeunes sont souvent islamisés par des prédicateurs salafistes qui offrent leur vision apocalyptique des disfonctionnements de la société moderne sur Internet. À cet égard, l’État islamique mène une campagne particulièrement efficace sur les réseaux sociaux, en offrant à des jeunes la possibilité de prendre part à une lutte apocalyptique prophétisée voici 1 400 ans. L’un des hadiths (paroles du prophète) préférés de l’EI décrit la Syrie comme la terre où doit avoir lieu une bataille épique entre des armées musulmanes, qui mènera le monde à sa fin. L’EI recrute des combattants étrangers dans ses rangs grâce à un mélange habilement dosé d’images de terreur (crucifixions et décapitations) et d’images du bonheur domestique de combattants jouant avec des chatons ou d’épouses djihadistes exhibant fièrement les plats qu’elles ont préparés.

Les deux axes du plan belge de lutte contre le terrorisme sont la surveillance policière d’un côté et une répression sévère des recruteurs djihadistes. Le 15 janvier 2015, la police a effectué des perquisitions contre des groupes islamistes dans neuf habitations à Molenbeek, empêchant ainsi des attaques terroristes imminentes contre des commissariats de police et des institutions juives. Cette même nuit, des islamistes équipés d’armements militaires ont ouvert le feu sur la police dans la ville de Verviers, située sur la frontière avec l’Allemagne. Deux suspects ont été tués au cours de la fusillade. L’enquête qui a suivi a permis de découvrir des armes lourdes, des explosifs, de faux uniformes de policiers et des walkies-talkies.  Le 8 juin 2015, la police a arrêté seize autres suspects à l’occasion d’une autre série de perquisitions anti-terroristes.

Le 11 février 2015 à Anvers, à l’issue du procès anti-terroriste le plus important à ce jour en Belgique, le tribunal a condamné quarante-cinq membres du groupuscule salafiste Sharia4Belgium pour leur participation à une organisation terroriste. Seulement sept d’entre eux étaient présents devant le tribunal. Les autres sont en Syrie, et certains sont peut-être déjà morts. Il est évident toutefois que ces mesures répressives seront insuffisantes à arrêter la progression du mouvement djihadiste. Condamné à douze ans de prison, Fouad Belkacem, le dirigeant de Sharia4Belgium, a déclaré : « En prison, tout le monde est contre le système. Les infidèles comme les musulmans. Il y a du travail à faire. Ce sera formidable. » Les trois-quarts des condamnés détenus dans des prisons belges sont d’origine immigrée, et beaucoup sont mûrs pour la radicalisation.

Le gouvernement belge soutient également divers programmes de prévention à l’intention des jeunes les plus vulnérables, en s’inspirant de techniques développées pour aider les jeunes à quitter les gangs. Ces programmes rassemblent amis, mentors, imans modérés et personnel de sécurité pour identifier les jeunes à risque et les intégrer dans la communauté. Montasser Alde’emeh est impliqué dans la mise en place de certains de ces centres. Il pense que l’accès à une meilleure connaissance de l’Islam devrait aider les jeunes Belges à revoir leurs vues extrémistes. Lorsqu’il rencontre des jeunes endoctrinés par l’interprétation radicale de la Sharia prônée par l’EI, il engage des discussions théologiques avec eux pour les aider à arriver à une perspective plus modérée. Il encourage les jeunes à se faire des amis et à trouver du travail afin de se construire une vie dans la société belge. « Grâce à mes efforts pour aider ces jeunes à canaliser leurs frustrations, j’espère arriver à les empêcher de se faire du mal, et de faire du mal aux autres », explique-t-il.

L’islam et l’avenir de l’Europe

La lutte pour développer une culture civique commune qui puisse être adoptée par la population immigrée est un problème qui affecte la plupart des pays européens. Les attaques du 11 septembre aux Etats-Unis, les attentats perpétrés dans les transports en commun à Londres et à Madrid, l’attaque de Toulouse contre une maternelle juive et le massacre de Charlie Hebdo illustrent de manière dramatique le terreau fertile qu’est devenue l’Europe pour les mouvements fondamentalistes islamiques. Pour le sociologue français Olivier Roy, en Europe, le radicalisme islamique va main dans la main avec l’occidentalisation. Typiquement, le terroriste musulman d’origine européenne se radicalise (« renaît ») après avoir largement profité du style de vie occidental, avec alcool et petites amies. Olivier Roy soutient que les musulmans traditionnalistes, ceux qui pratiquent une religion populaire dotée de liens culturels et linguistiques forts avec les diverses cultures musulmanes, ne sont pas tentés par l’extrémisme. De même, Francis Fukuyama considère que « l’on se méprend profondément sur l’idéologie islamiste si on la voit comme une affirmation des valeurs ou de la culture traditionnelle musulmane ». Bien au contraire, le radicalisme djihadiste contemporain est une religion « déterritorialisée », coupée de son contexte traditionnel.

Les plus optimistes sur l’avenir de l’Europe prédisent que la jeunesse musulmane finira par s’adapter à la culture qui l’entoure et à devenir porteuse des principes libéraux qui lui auront été impartis par l’Occident moderne. Dans son ouvrage The Islamic Challenge, l’universitaire Jytte Clausen, de l’université de Brandeis, exprime l’espoir que les musulmans européens, comme les communistes européens avant eux, finissent par adopter le pluralisme démocratique. De même, dans Fitna, Gilles Kepel décrit un scenario optimiste dans lequel « les jeunes musulmans européens sont et seront un jour les vecteurs internationaux d’un projet démocratique (…) pour participer de plain-pied à la civilisation universelle dans ses dimensions les plus dynamiques et créatives », tout en rejetant l’extrémisme, ainsi que la violence et le chaos qui s’ensuivent. Les réfugiés qui fuient des théocraties meurtrières seront peut-être à l’avant-garde de ce mouvement. La main tendue d’Angela Merkel aux réfugiés syriens en a fait une héroïne en Syrie, et encourage les réfugiés en Allemagne à s’intégrer dans la culture allemande. La journaliste Kirsten Grieshaber, de l’Associated Press, rapporte qu’en Allemagne les réfugiés musulmans sont nombreux à fréquenter les églises luthériennes et à demander le baptême.

À l’opposé, une vision plus négative de l’avenir de l’Europe met l’accent sur les ghettos où vivent la plupart des musulmans européens et sur la délinquance qui y règne. En Europe, l’État-providence a installé les jeunes musulmans dans le chômage permanent dans des pays qui les nourrissent et les hébergent, mais avec dédain. Le niveau élevé du salaire minimum, les charges sociales et la rigidité des protections mises en place par le droit du travail font que les économies européennes ne sont pas suffisamment dynamiques pour créer assez d’emplois de premier niveau dans le secteur des services. De plus, les pratiques de discrimination à l’emploi sont largement répandues. En février 2015, une étude sur les agences de travail flamandes a montré que les deux-tiers d’entre elles respectent le désir de leurs clients de ne pas engager de personnel de nettoyage d’origine immigrée. En France, l’universitaire Jean-François Amadieu a établi qu’un candidat de patronyme maghrébin recevait en moyenne trois fois moins de réponses positives à ses demandes d’entretien qu’un Français de souche avec un CV équivalent.

Mais pour bien des jeunes musulmans, l’impression de dislocation culturelle est plus douloureuse encore que l’aliénation économique. Ainsi, Ian Buruma rapporte que statistiquement les immigrés marocains de deuxième génération souffrent dix fois plus de schizophrénie que les Européens de souche vivant dans des situations économiques comparables. Comme le dit Junes Kock, un Danois converti à l’islam : « Nous les musulmans, nous n’avons vraiment pas besoin de votre aide pour nous traîner dans cette triste culture occidentale où les jeunes souffrent d’un vide existentiel capitaliste qui cause dépressions et addictions généralisées… et un taux alarmant de suicide. » Même le philosophe athée Michel Houellebecq, pour qui l’islam est la religion « la plus bête du monde », admet qu’il voit des avantages dans l’expérience de la conversion à l’islam.  Theodore Dalrympe, lui aussi sévère critique de l’islam, reconnaît que dans bien des cas les petites filles musulmanes qui arrêtent l’école à 12 ans finissent pourtant par dépasser de beaucoup les autres filles du même âge, par leurs manières, leur attitude et leur intelligence.

Par opposition aux musulmans américains, qui sont généralement aisés et bien intégrés et ont un bon niveau d’éducation, les musulmans européens de deuxième et troisième génération se sentent plus étrangers à la culture européenne que ne l’étaient leurs parents et grands-parents. Les jeunes musulmans européens trouvent de plus en plus souvent leur dignité dans des communautés musulmanes fermées qui rejettent la culture environnante comme étant « la terre de l’incroyance ». La plupart de ces jeunes réislamisés adoptent des traditions islamiques pacifiques ou quiétistes telles que le mysticisme soufi, le sectarisme tablighi ou le salafisme piétiste.

D’autres encore adoptent les idées de Tariq Ramadan, mêlant mondialisme, socialisme et islamisme. Une petite minorité d’entre eux passent du sectarisme à la violence, tentant d’échapper à leurs dislocations culturelles en participant à une lutte cosmique qui explique leur rage et leur impose une obligation de revanche. Mais pour tous ces jeunes, leur identité première est musulmane et non européenne. Les pays européens semblent incapables de construire une identité nationale capable de rattacher la jeunesse musulmane à une culture démocratique commune, comme le credo américain le fait avec ses immigrants. Garton Ash se demande si l’attitude et le comportement des millions de musulmans et de non-musulmans en Europe peut encore changer à temps pour éviter une catastrophe. « Je crains que non, écrit-il. Il est minuit moins cinq—et c’est la dernière chance. »

Une réponse compassionnelle, organisée et sans concessions à la guerre civile en Syrie aurait pu promouvoir les bénéfices de la civilisation européenne auprès du monde musulman et modifier la perception que l’Europe est hostile à l’islam. Mais l’Europe a gâché cette opportunité. En 2011, Européens et Américains ont demandé le départ de Bashar Assad, mais ils n’ont pas eu la volonté d’appuyer leurs demandes par la force militaire, même lorsqu’Assad a franchi les lignes rouges établies par l’Occident. En l’absence d’une action efficace de l’Europe ou des États-Unis, la Russie et l’Iran interviennent maintenant en Syrie d’une façon qui va presque certainement exacerber la crise des réfugiés. L’incapacité de l’Europe, aux plans politique, économique et culturel, à absorber les millions de réfugiés qui vont encore déferler sur ses côtes, signifie qu’un  nombre plus grand encore de jeunes gens vont se languir de désespoir dans des camps de réfugiés, en Europe ou au Moyen-Orient. Ces individus seront de plus en plus vulnérables et susceptibles de radicalisation sous l’influence d’idéologues capables de leur offrir l’espoir d’une fin apocalyptique aux systèmes politiques et religieux qui les ont abandonnés.

Robert Carle

Cet article, publié en octobre 2015 dans la revue américaine The American Interest, a été traduit par Françoise Torchiana.

Robert Carle est professeur de théologie à King’s College à Manhattan. Il contribue régulièrement à Society, Human Rights Review, Public Discourse, World, Academic Questions, Touchstone, The Federalist et Reason.com.

Notes

Notes
1Kaminski cite notamment le futurologue Rifkin dont un ouvrage, publié en 2005, estimait que « la vision européenne de l’avenir est tranquillement en train d’éclipser le rêve américain » et que « l’Europe dominera le XXIème  siècle ». De même, T. R. Reid, le correspondant du Washington Post, prédisait-il dans un essai également paru en 2005 que l’euro allait remplacer le dollar comme monnaie de réserve. « L’euro, écrivait-il, est plus que de l’argent. C’est aussi une déclaration politique—le message quotidien dans le porte-monnaie de chacun que la coopération a remplacé le conflit dans le continent entier. »
2Sur Alde’emeh, voir aussi article du Monde sur http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2015/08/26/belgique-un-chercheur-sur-la-trace-des-jeunes-djihadistes_4737032_3214.html?xtmc=sharia4belgium&xtcr=1, ndlr.
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