La Mort de Baudelaire, Le Figaro du 3 septembre 1867

La nouvelle de la mort de Baudelaire nous est arrivée hier assez vaguement.  On le disait fou.  Je courus chez le docteur Blanche.

–Allons, me dit l’excellent aliéniste, on prétendra encore que j’ai fait mettre cela dans les journaux !  Baudelaire n’est jamais venu ici. Un de ses amis, Asselineau, m’en avait parlé. Il m’avait même demandé quelles seraient mes conditions.  Je lui répondis que l’honneur de soigner les gens de lettres me suffisait.

Je n’en entendis pas davantage, et je partis à la recherche de la maison mortuaire. C’est à l’église indiquée pour les funérailles qu’on me donna ce renseignement.

Baudelaire est mort samedi à onze heures du matin chez le docteur Duval, rue du Dôme, près de l’avenue Saint-Cloud.  Il n’était pas précisément fou, mais à la suite de son accident de Bruxelles, il avait  complètement perdu la mémoire.  Il ne se souvenait même pas de son nom.

La paralysie le tenait cloué à son lit.  Il avait au côté une plaie toujours vive.  La douleur ne lui arrachait pourtant pas un cri.

Quand on s’approchait de lui pour le panser, il disait seulement Non ! non ! non ! puis il se laissait faire.  Jamais il ne se plaignait ni ne s’emportait.  Sa douceur excessive s’emportait encore quand sa mère s’approchait de lui.

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Madame Aupick a montré un courage surhumain.  Depuis trois mois elle a quitté sa petite maison de la Côte de Grace, à Honfleur, pour venir habiter à Passy, en face du docteur.  Elle passait des journées entières au chevet de son fils.  Elle l’a vu s’éteindre.  Elle n’a pas faibli pendant trois jours d’agonie.  Elle était encore là, dans cette chambre mortuaire, au pied du Christ, quand je me suis présenté à elle.

–Vous avez connu mon fils, me dit-elle. Vous l’avez aimé aussi, comme tout ceux qui l’ont connu. Donnez-moi la main !

Un ami d’enfance de Baudelaire, Monsieur Albert, a vieilli auprès de lui pendant trois mois.  Rien ne fait plus l’éloge du pauvre poète que d’inspirer de telles amitiés.  Il recevait aussi de visites fréquentes de Théodore de Banville, d’Asselineau, de Nadar, du Docteur Piogey, du peintre Manet.

On a voulu me le faire voir une dernière fois. Quand on a soulevé le voile qui lui couvrait le visage, j’ai vu son grand œil interrogateur tourné vers moi.  Il avait conservé dans la mort, comme dans la maladie, ce même regard étranger, chercheur, de l’homme qui vit dans les sphères fantastiques, et que poursuit sans cesse une vision.  C’est ainsi qu’il regardait, chaque fois qu’il montait sur les planches,  l’acteur Rouvière, cet autre insensé qui touchait souvent au génie !

On l’enterre aujourd’hui à onze heures.

Alfred d’Aunay

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