Les Balkans au carrefour des crises

Carte des Balkans

La crise ukrainienne consacre un changement de cycle historique majeur dont on peut mesurer dès à présent l’impact stratégique, impact qui pourrait bouleverser profondément l’agenda géopolitique et économique de ces prochaines années.

Mais avant de revenir sur les implications de ce bouleversement géostratégique inaugurant cette période inédite de l’histoire européenne, il convient de prendre toute la mesure du  changement de donne politique intervenue en Grèce. En effet, la venue au pouvoir de Syriza  est susceptible de peser sur l’avenir de la zone euro et plus largement, d’ouvrir un questionnement sur les objectifs et les instruments des politiques macroéconomiques de l’Union européenne, dans une conjoncture économique encore incertaine. Nul doute que ce changement d’équation politique dans un pays voisin de l’Europe balkanique, pourrait entraîner des recompositions politiques au sein des états voisins mais aussi sur un plus vaste plan régional, et international, d’autant qu’il faut tenir compte du poids croissant de la Turquie, notamment en tant qu’incontournable pays de transit gazier, mais aussi d’une forte implication de la Chine et de la Russie, tant sur le plan économique que géostratégique.

La combinaison des deux crises ukrainiennes et grecques vont peser sur le destin du continent européen au-delà du strict périmètre de l’Union européenne.

Bien que l’on puisse reprendre l’espoir d’un dénouement apaisé du conflit ukrainien, nul doute que cette crise, la plus intense qui soit survenue en Europe depuis la fin de la guerre froide laissera des traces profondes tant au sein de l’Union européenne, tiraillée par des tentations contradictoires, qu’au sein d’une l’Europe balkanique, marquée par le poids des alliances historiques anciennes et l’appartenance à l’OTAN.

Si l’on ne peut prédire l’issue de la crise grecque à ce jour, la proximité de ce pays avec les Balkans, les similitudes observées quant à l’état de la société et les politiques conduites parfois au nom de l’adhésion à l’UE est de nature à susciter un questionnement des sociétés balkaniques, caractérisées le plus souvent par un taux de chômage élevé et un poids de la dette sur leurs choix de gouvernance.

Si la Grèce, afin de restructurer sa dette totalement et partiellement, en venait à quitter la zone euro, pour procéder à une dévaluation de sa monnaie nationale recouvrée, nul doute qu’un tel événement agirait comme une onde de choc vis à vis des sociétés balkaniques.

Et même, dans une hypothèse moins radicale, de poursuite des négociations avec Bruxelles, un rapprochement d’Athènes avec Moscou et au-delà de la Chine s’opérant tant sur les dossiers stratégiques que financiers ne manquerait pas d’entraîner des évolutions et des recompositions politiques au sein même de l’Europe balkanique.

Le simple fait qu’un état européen puisse délaisser les institutions financières occidentales pour se rapprocher de nouveaux dispositifs d’allocation de ressources à l’instar de la banque d’investissement chinoise ou de nouveaux instruments procédant de la volonté des BRICS, rebattrait plus largement les cartes.

Si l’ambition européenne semble faire consensus aujourd’hui au sein des sociétés balkaniques, les modalités d’un tel projet pourraient connaître une inflexion radicale, à la lumière de ces deux crises conjuguées.

Grèce et Union européenne : l’heure des choix

Ainsi, bien que se dessine, sur fond de baisse du prix du pétrole, de dépréciation de l’euro, de taux d’intérêt faibles, d’étalement dans le temps de l’ajustement budgétaire, une tendance à la reprise économique de la zone euro, tirée par cette stimulation de la demande mise en œuvre, les pays de la zone monétaire n’en tireront pas tous le même profit, en raison d’une forte hétérogénéité observée tant en matière de compétitivité, de profitabilité, que de taux d’épargne.

Si l’on prend la mesure de ces paramètres de manière réaliste, le dialogue difficile entre Athènes présentant une troisième liste de « réformes » axée notamment sur la fiscalité et le « groupe de Bruxelles » (trouvaille sémantique pour rebaptiser la troïka d’une formule acceptable), acquière une signification qui va au-delà des seuls enjeux économiques et budgétaires helléniques.

Si le gouvernement grec avait émis des signaux attestant de sa volonté d’en rabattre sur certains points de son programme, il semble que Tsipras, situé sur une ligne de crête, ne pouvait consentir à reprendre à son compte des réformes aussi emblématiques que celles des retraites et du marché du travail, au risque de casser le consensus populaire (et accessoirement la cohésion politique interne de sa majorité) sur lequel repose la crédibilité de l’actuelle coalition. Or, l’impossibilité pour Athènes de sacrifier à ces deux mesures phares, voulues par le groupe de Bruxelles, hypothèque l’accès au financement espéré.

Dès lors deux logiques s’opposent, la première est celle des dirigeants européens sincèrement convaincus que ces réformes structurelles sont des leviers de croissance potentielle, susceptibles de favoriser la compétitivité du pays, gage de l’apurement de ses dettes. La seconde réside dans la légitimité consacrée par les urnes qui rend le gouvernement grec comptable de ses choix économiques et politiques, face à une population meurtrie et attentive à la réalisation des engagements, à l’instar du relèvement du salaire minimum et de la revalorisation des retraites relevant de l’urgence sociale.

Après six années de récession, pour la Grèce a qui a perdu plus de 24 % de son PIB et connaît -selon les données statistiques d’Elstat un nouveau pic de chômage à 26,1% au quatrième trimestre 2014, soit 1,24 million de personnes dont 73 % de chômeurs de longue durée, hors du marché du travail, la poursuite des mesures d’austérité sous quelque étiquette que ce soit, imposées par les bailleurs de fonds internationaux en échange des plans d’aide résonnerait comme un renoncement susceptible de mettre en danger la paix civile hellénique. Telle est le cadre qui limite par avance le périmètre des compromis que les autorités grecques seraient en mesure d’assumer dans la négociation avec le groupe de Bruxelles. La marge de manœuvre à l’évidence n’est pas extensible à l’infini, de sorte que l’espoir d’un accord avec les créanciers semble s’estomper radicalement.

Il est difficile de prédire l’issue de cette séquence dont on mesure la complexité pour chacun des protagonistes, tenus pour des raisons différentes à ne point se dédire. Gardons-nous de pronostics hasardeux quant à l’ inéluctabilité d’un grexit, quoique cette option soit une des éventualités à prendre sérieusement en compte, d’autant que la BCE ayant  refusé à la Grèce de relever le plafond de ses émissions de dette à court terme pour couvrir ses besoins de financement, alors que le versement de l’aide internationale demeurait suspendu dans l’attente d’un accord entre le gouvernement grec et ses partenaires de la zone euro, a rajouté de la complexité à la complexité. Certes, la Banque centrale européenne décidait opportunément le jeudi 12 mars de lâcher du lest, en relevant de 600 millions d’euros le plafond de son financement d’urgence (ELA) des banques grecques, aux fins d’éviter l’asphyxie totale du système bancaire, mais il n’est pas douteux que l’absence d’accord constaté soit susceptible d’entraîner de graves conséquences, sur un système bancaire d’une extrême vulnérabilité. Dès lors, si la rencontre des autorités grecques avec l’Eurogroupe, programmée en juillet, s’avérait placée sous le signe d’un échec confirmé quant à l’obtention d’un compromis acceptable par les parties, nul doute que ce moment de vérité ferait date sur l’agenda européen, non sans  laisser des traces, non seulement pour la poursuite de l’expérience gouvernementale grecque, mais pour l’ensemble de la zone euro et au-delà pour les états membres de l’Union européenne.

Cette crise pourrait bien devenir un cas d’école emblématique, susceptible d’entraîner une remise en questions du fondement des politiques d’assainissement budgétaire.

Cette remarque pourrait être tempérée au regard des annonces faites par la BCE le 22 janvier 2015 confirmant sa conversion à l’assouplissement (quantitative easing) instaurant un programme d’actifs étendu, en vigueur depuis le mois de mars et courant jusqu’en septembre 2016, consistant dans des achats de titres obligataires privés et publics sur le marché secondaire, pour un volume de 60 milliards d’euros par mois, et mis en place selon un principe de proportionnalité à contribution de chaque gouvernement au système de la BCE, dans les limites indiquées par les banques centrales nationales, avec une prise en compte des risques couverte à 20 % par la BCE. Le montant total de cet assouplissement qui atteint 1140 milliards a surpris par son ampleur. Toutefois, on en soulignera les limites, car si le marché des titres peut être à l’évidence stimulé par une telle annonce, on peut en revanche douter de l’effet de richesse réel susceptible de dynamiser la consommation des ménages, faiblement dotés de portefeuilles de titres. En outre si la dépréciation souhaitable de l’euro par rapport au dollar constitue une bonne nouvelle, reste que nombreux sont les pays de la zone euro qui  font l’essentiel de leur commerce international au sein même de la zone monétaire.

Enfin, la coexistence entre ce train de mesures tardives de quantitative easing et le maintien de politiques budgétaires strictes n’est pas sans entraîner un questionnement sur les aspects contradictoires de la politique conduite par le directoire de la BCE. Le recours à un tel instrument d’assouplissement n’eût-il pas été plus pertinent alors que nous étions confrontés à une véritable crise de liquidités en 2008, et n’est-ce pas davantage par la variable monétaire que l’on devrait mobiliser pour juguler récession ou déflation ?

En ce sens la crise grecque nous ramène brutalement à la définition des choix et des priorités stratégiques, qui loin de relever de la spéculation intellectuelle abstraite, conditionnent le maintien de la cohésion et de la dignité d’une société blessée par des années de politiques conduites au nom du seul point de vue de l’assainissement budgétaire.

La posture de l’administration américaine dans les dossiers européens

A cet égard, il n’est nullement absurde de considérer que les crises grecques et ukrainiennes, bien que relevant de registres d’analyse distincts, doivent être envisagées sous l’angle d’une éventuelle interaction, tant il est vrai que la sphère économique et financière et la sphère géostratégique ne constituent pas à tout le moins des instances cloisonnées et totalement étanches. A preuve, le changement de ton de l’administration de M. Obama, qui après s’être faite dans un premier temps le chantre de la contestation des politiques d’austérité européennes et pris le parti de la Grèce semble désormais, s’inquiéter, par la voix de Mme Victoria Nuland,  des inclinations jugées trop favorables de la coalition conduite par Tsipras à l’égard de la Russie, confirmée par un déplacement à Moscou prévu le 8 avril. Cette crainte étatsunienne  évidemment ravivée par la constitution d’un front de pays membres de l’UE opposés à la prolongation des sanctions visant la Russie, comprenant l’Autriche, Chypre, l’Espagne, la Grèce, l’Italie et la Slovaquie, concerne au-delà des enjeux européens, la position de la Grèce dans et vis à vis de l’OTAN. Il semble donc que dans un contexte marqué par un effort louable de la France et de l’Allemagne pour créer les conditions d’une sortie de crise en Ukraine par la voie diplomatique et éviter  l’isolement de la Russie préjudiciable à la stabilité du continent européen, l’intervention de Mme Nuland vise à exercer une pression à l’endroit des membres de l’OTAN visant à les dissuader d’entreprendre un rapprochement en direction de Moscou. A cet égard, la Grèce se trouve placée au cœur des interférences des différentes crises actuelles, crise Etats-Unis/Russie, crise potentielle Etats-Unis, états européens tentés par un dégel diplomatique avec Moscou, crise de l’UE découlant de la politique de sanctions économiques à l’égard de la Russie, crise grecque avec sa composante financière et économique et la possibilité du grexit affectant la zone euro et pouvant conduire à un resserrement des liens avec Moscou, y compris sur le plan financier, crise interne éventuelle de l’OTAN, crise ukrainienne enfin.

Cette accélération des différents processus n’épargne pas le dossier énergétique, placé au carrefour des enjeux géopolitiques et économiques, à l’instar du projet de gazoduc Turkish  Stream, (succédant au projet de South Stream abandonné par Moscou à la fin de l’année dernière), destiné à livrer du gaz russe en Europe. Ainsi selon le ministre grec de la Restructuration de la production, de l’Environnement et de l’Energie Panayotis Lafazanis, les autorités américaines exerceraient « une très forte pression » sur la Grèce, afin de dissuader ce pays de participer à la réalisation de ce chantier,  a annoncé le ministre lors d’une conférence de presse tenue à Moscou.

Et de conclure : « Nous considérons que tous les corridors doivent être ouverts pour la Russie », précisant que selon les autorités grecques Turkish Stream et le Gazoduc transadriatique (TAP) – le second projet ne pouvant selon lui répondre à la totalité de la demande gazière européenne, ne devaient pas être perçus comme des offres énergétiques concurrentielles.

Les enjeux énergétiques sont des enjeux géopolitiques

Dans un contexte géopolitique marqué par des tensions persistantes entre le bloc occidental, États-Unis et des évolutions contradictoires des Etats membres de Union européenne  face à la Russie, le projet South Stream, tel qu’il avait été conçu dans une période antérieure à la crise ukrainienne, est devenu l’un des enjeux de la crispation observée durant l’année 2014.

Chacun s’en souvient, les sanctions économiques avaient été l’occasion pour Bruxelles d’émettre en direction des États-membres de l’UE ou candidats de nouvelles conditions relatives à la mise en œuvre de South Stream, au motif de mettre les accords nationaux contractés avec Gazprom antérieurement aux nouvelles règles européennes, en conformité avec les dispositions du paquet énergie.

Il en résulta notamment en Bulgarie le gel d’un projet de gazoduc qui constituait pour certains États, à l’instar de la Serbie, une opportunité quant à leur développement économique. Nul doute que le dossier énergétique constitue un enjeu sous-jacent de la confrontation actuelle avec Moscou qui a conduit le Président Poutine à annoncer en fin 2014,  l’abandon du projet South Stream.

A l’évidence beaucoup d’observateurs étaient  en droit de penser que l’Union européenne veillerait à ne jamais rompre définitivement les ponts avec Moscou, en raison précisément de ses besoins énergétiques. Pour autant, force était de constater que la complexité des mécanismes décisionnels de l’Union européenne, conjuguée à la prééminence de la Commission sur cet enjeu ainsi que la poursuite d’une politique de sanctions ciblées sur la Russie, a fortement contribué à envenimer ce dossier.

A ce tournant géopolitique s’ajoute le fait que la Turquie évoquait en 2013 son adhésion possible au « Shanghai five »  l’Organisation de Coopération de Shanghai (regroupant la Chine, la Russie et quatre pays d’Asie centrale : Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizie et Tadjikistan). S’il fallait y voir une forme d’avertissement turque à l’endroit de l’UE, il est certain qu’Ankara pourrait désormais s’engager dans une nouvelle option consistant à mener parallèlement le projet Turkish Stream et le TANAP qui fait de la Turquie un incontournable pays de transit gazier.

 Ainsi, à l’initiative de la Russie, la Turquie, devient le vecteur d’un nouveau tracé. Il en résultera néanmoins pour Ankara des importantes répercussions au plan géopolitique,puisque la Turquie serait de fait tendanciellement arrimée à l’axe eurasiatique.  En revanche,  cette nouvelle donne n’est pas à l’avantage les dirigeants serbes qui se faisaient forts d’intégrer l’Union européenne tout en demeurant confortés par une alliance  maintenue  avec  Moscou,  les principaux bénéficiaires locaux de South Stream. En effet, dans l’hypothèse optimiste d’un ralliement de Belgrade  au nouveau pivot énergétique turc, le processus de négociation en vue de l’adhésion à l’UE pourrait connaître certaines turbulences et affecter la crédibilité des formations politiques serbes qui avaient fait de la perspective européenne leur horizon stratégique. Il n’est pas certain que les dirigeants serbes aient  évalué correctement l’ensemble des conséquences centrifuges de la crise ukrainienne.

Dans le schéma Turkish Stream, la Turquie serait amenée à jouer à terme un rôle déterminant   dans la mise en œuvre d’une stratégie eurasiatique qui lirait son destin aux nouvelles routes de la soie.  Si Ankara pourrait certes continuer à mettre en œuvre cette stratégie de soft power  dite de néottomanisme, reste que son association avec la Russie et la Chine pourrait entraîner des révisions au plan stratégique et militaire, pouvant aller jusqu’au retrait de l’OTAN. Acteur régional confirmé,  la Turquie s’inscrirait dans un jeu dont le spectre géopolitique s’avérerait  beaucoup plus vaste.

 Si l’annulation du projet « South Stream » a été douloureusement vécue par les dirigeants balkaniques concerné,  au  delà  du gazoduc TANAP, il se pourrait qu’un projet alternatif puisse permette de relier les reliquats du South Stream en effectuant un détour du tracé passant par la Grèce et la Macédoine (ARYM), requérant un certain nombre de rencontres entre les diplomaties turques, hongroises, et macédoniennes. Toutefois cette option doit être envisagée avec circonspection compte tenu de la fragilité de certains acteurs impliqués (Grèce et Macédoine (ARYM) et des points de tensions pouvant affecter la relation entre les différents états.  Au surplus, au-delà du dossier énergétique, on notera aussi une montée en puissance de la Chine, qui entend se positionner sur le créneau des infrastructures en programmant notamment, le projet de construction d’un chemin de fer reliant Belgrade à Budapest. Cette effervescence a partie liée avec les nouvelles routes de la soie, via le port de Thessalonique (point stratégique pour l’accès des marchandises chinoises en Europe) et Macédoine (ARYM), Belgrade et Budapest. Cette donnée qui s’inscrit dans un contexte de réchauffement des relations sino-russes, est à relier aux annonces faites par Pékin quant à ses projets d’investissement, à hauteur de 10 milliards de dollars, dans les pays de l’ex-Yougoslavie.

On notera ici, que ces initiatives s’inscrivent dans une conjoncture qui voit se préciser le projet chinois de constitution d’une banque d’investissement AIIB suscitant une vague d’adhésion au sein même de l’Union européenne, dont on devine les implications stratégiques pour l’avenir de la relation sino-américaine, que nous ne traiterons pas ici.

Hongrie et Serbie

Reste en pareil cas, à envisager les scénarios d’évolution de la Hongrie et la Serbie.

Pour la Serbie, la question demeure complexe notamment s’agissant de la normalisation  à travers  le  dialogue  entre  Pristina  et  Belgrade  appuyée  fortement  par l’Allemagne, demeurant le sujet épineux, conditionnant l’ouverture des nouveaux chapitres impliqués pour l’adhésion à l’UE, même  si  la  visite  récente de Federica Mogherini  à  Belgrade,  semble  avantageuse quant à l’ouverture des chapitres.

Toutefois, par un hasard opportun de calendrier, la présidence serbe de l’OSCE pourrait permettre à Belgrade de jouer un rôle central dans le suivi de la mise en œuvre des accords de Minsk 2, plaçant la Serbie dans un rôle stabilisateur, facilité  par sa position située à la charnière du continent européen, de la Russie et de la partie russophone de l’Ukraine.  Quant à la Roumanie et à la Bulgarie, elles sembleraient s’installer durablement dans le choix du  partenariat euro-atlantiste.

En outre, de véritables obstacles demeurent sur le chemin de ce rapprochement stratégique entre Moscou et Ankara, touchant notamment les enjeux brûlants du dossier syrien, où la position turque diverge fondamentalement de l’approche de la diplomatie russe.

Ce changement d’axe énergétique  pose de nouvelles questions stratégiques quant à l’avenir de la région balkanique notamment en matière de rattrapage pour les états lésés par l’abandon de  South  Stream et l’implication complexe de la Grèce, dans un environnement marqué à présent par la prééminence de la Turquie.

On objectera à bon droit, qu’Ankara n’a pas tout misé sur le projet Turkish Stream. Ainsi, confirmant sa vocation de pays de transit, la Turquie a inauguré le mardi 17 mars à Kars, le chantier de gazoduc transanatolien (TANAP). Lorsque les travaux s’achèveront en 2019, ce tube de 2000 kilomètres acheminera du gaz depuis le gisement offshore de Shaz Deniz en Azerbaïdjan via la Géorgie et la Turquie jusqu’à la frontière avec la Grèce et la Bulgarie, pour se prolonger vers la Grèce et l’Albanie jusqu’en Italie, sous la dénomination de gazoduc transadriatique (TAP). Ce réseau doté initialement d’une capacité de 16  milliards de mètres cubes par an et partie intégrante du projet de « corridor Sud » a le soutien de Bruxelles, dans le cadre de la diversification des approvisionnements. Il devrait permettre de satisfaire, à terme 20 % des besoins de l’UE en gaz. Pour donner une échelle de comparaison, il faut savoir que le nouveau gazoduc Turkish Stream conçu pour approvisionner l’Europe méridionale et orientale en gaz russe en contournant l’Ukraine, serait doté d’une capacité de 63 milliards de mètres cubes par an et viendrait doubler le Blue Stream qui achemine déjà le gaz russe vers les foyers turcs, en passant sous la mer Noire. Le terminal de distribution serait installé à Ipsala, à la frontière turco-grecque.

Quel impact sur l’Europe Balkanique

Beaucoup de questions se posent quant aux positionnements respectifs de la Bulgarie, de la Croatie, de la Serbie, de la Hongrie et même de l’Autriche – alliances historiques et structurantes (Serbie–Russie), des  liens conjoncturels (projets d’adhésion à l’UE), les allégeances durables ( l’Otan)…

Au-delà  du volet gazier, on mesure bien que nous assistons à une véritable recomposition des équilibres géopolitiques.  L’Europe Balkanique, par sa position charnière demeure une plaque sensible où se réfractent des  enjeux aussi cruciaux, aux confins de la sphère économique et d’un environnement géopolitique  en pleine recomposition. Le fait majeur de ce qui apparaît comme un changement de cycle historique fondamental, réside  dans un infléchissement significatif de la politique étrangère de la France et de l’Allemagne relative à la Russie et la crise ukrainienne, consacrée par les accords dits de Minsk 2. Alors que ces deux Etats, acteurs historiques majeurs de la construction européenne témoignent de leur volonté commune de faire prévaloir un règlement politique de la crise ukrainienne, ce changement de donne fait apparaître une discordance de vue potentielle au sein de ce que l’on a coutume d’appeler le bloc occidental. Cette manifestation d’indépendance stratégique à l’égard de Washington ne s’est pas faite entendre, il convient de le souligner, sous les couleurs d’une Union européenne rassemblée sous la bannière d’une politique étrangère commune. Bien au contraire la crise ukrainienne a révélé au sein de l’Union, un vaste éventail d’orientations différenciées, des positions les plus crispées à l’endroit de Moscou, en passant par des positions inspirées par un pragmatisme économique inspirant une attitude conciliatrice, ou par un retour significatif au réalisme politique considérant l’option diplomatique, comme la seule manière d’envisager une sortie de crise maîtrisée, jusqu’à des positions pouvant aller jusqu’à l’affichage d’une sympathie plus explicite.

Minsk 2 : retour au réalisme politique

Il est à souligner que les histoires et les géographies nationales pèsent trop fortement sur le positionnement des différents acteurs pour qu’advienne sur un dossier aussi sensible une position collective et homogène des Etats membres. C’est sans aucun doute une limite qui invite à faire prévaloir en ce domaine comme dans bien d’autres, un réalisme et une prudence de mise face à cette  volatilité des équilibres internes de l’attelage européen, exacerbée par la recomposition des équilibres sur la scène internationale. N’est-ce pas d’ailleurs cette retenue et cette forme de discernement fortifiés par l’expérience du pouvoir,  qui inspirait l’analyse de l’ancien Président de la République Valéry Giscard d’Estaing lors d’un entretien teinté d’un anticonformisme réjouissant, publié en mars 2015, par la revue Politique Etrangère ?

Citons-le : « il faut reconnaître que la transition ukrainienne a un aspect peu démocratique. Ce sont des clans dirigés par des oligarques qui mènent le jeu. Quant aux États-Unis, ils ont probablement soutenu et encouragé le mouvement insurrectionnel. Et, ensuite, ils ont pris la tête de la politique de sanctions visant la Russie – une politique qui a enfreint le droit international. Qui peut s’arroger le droit, en effet, de dresser une liste de citoyens à qui l’on applique des sanctions personnelles sans même les interroger, sans qu’ils aient la possibilité de se défendre et même d’avoir des avocats ? Cette affaire marque un tournant préoccupant …L’Ukraine telle qu’elle, elle n’est pas en état de fonctionner démocratiquement. Il faut donc qu’elle se réorganise. Je souhaite que la diplomatie française prenne le leadership européen de la recherche d’une solution politique en Ukraine. Cette solution pour l’Ukraine semble être celle d’une confédération multiethnique, sur le modèle suisse des cantons, avec une partie russophone, une partie proche de la Pologne et une partie centrale. Un système à la fois fédéral et confédéral, sponsorisé par les Européens et soutenu par les Nations unies. … »

Peu commenté, cet entretien rejoint les préoccupations exprimées à des degrés différents par des prises de position faites par Kissinger, Helmut Schmitt, Hubert Védrine sans oublier Gorbatchev, peu susceptibles d’être considérés comme entièrement acquis à la cause de Vladimir Poutine.

A cet égard, l’accord de Minsk signé le 12 février, comporte de nombreuses dispositions susceptibles de favoriser le retour à la paix en Ukraine. Il a été signé par des représentants de l’OSCE, de la Russie, de l’Ukraine et des présidents des républiques populaires de Lougansk et de Donetsk dans le Donbass (Est de l’Ukraine).  Les principales dispositions concernent le cessez le feu, des dispositions humanitaires, ainsi que des principes de réforme constitutionnelle de l’Ukraine visant à doter les territoires russophones de compétences substantielles.

L’OSCE, placée sous présidence serbe, devra contrôler l’application de ces mesures. Toutes les formations militaires étrangères et les mercenaires, doivent quitter l’Ukraine. Tous les groupes illégaux doivent être désarmés sous le contrôle également de l’OSCE. Il prévoit un dialogue dédié aux futures élections locales et la mise en place d’une nouvelle constitution ukrainienne fin 2015 avec un statut spécial pour les régions de Donetsk et Lougansk. Le droit à l’autodétermination linguistique serait garanti. Les magistrats seront désignés avec participation des autorités locales dans les districts de Lougansk et de Donetsk. L’Etat ukrainien favoriserait le développement économique de ces régions et la collaboration transfrontalière avec la Russie.

Reste à donner une traduction concrète aux engagements consentis par   les autorités ukrainiennes en matière de décentralisation et d’octroi d’un statut spécial au Donbass.

La situation économique de l’Ukraine demeure en outre catastrophique, La monnaie locale s’étant effondrée et les réserves de change tombées au plus bas. Le redressement de l’Ukraine et la stabilité du continent européen appelle à l’évidence à faire prévaloir une option rationnelle qui passe par le maintien de la neutralité du pays et un transfert de compétences poussé en direction de la partie russophone du territoire.

Cet accord, en dépit de ses limites et des difficultés à le mettre en œuvre à l’heure où les tensions vont en s’exacerbant entre décideurs ukrainiens  apporte un espoir. La France en convainquant Mme Merkel, oscillant entre pragmatisme et intransigeance sur le dossier ukrainien de s’inscrire dans cette tentative de sortie de crise a pris une initiative salutaire.

Dans ce contexte de radicalisation consacré par une détérioration flagrante des relations entre Etats-Unis et Russie d’une part et par une distension relative des liens continentaux entre certains  Etats membres de l’union européenne et Moscou d’autre part, l’Europe balkanique (incluant ici Balkans  occidentaux  et  orientaux) se  trouve   placée dans une situation complexe tant sur le plan politique qu’économique. Face à la montée des tensions, sur  fond  de la politique de  sanctions  décrétée par  l’Union  européenne  à l’égard  de la  Russie  appelant celle-ci en retour à mettre en œuvre un embargo  sur les produits  alimentaires,   voici donc des états balkaniques désorientés entre ordres géopolitiques et  leurs intérêts économiques spécifiques.

Retrouvant un passé tumultueux marqué par les guerres, les nations balkaniques semblent subir une fois encore ce changement de donne géopolitique générateur de désordre et de fragmentation, y compris au plan régional.  Certes, nul ne peut ignorer l’intensité de l’engagement européen affiché par les états balkaniques, ni remettre en cause la vocation à intégrer à l’Union européenne  affichée par plusieurs états régionaux. Il n’empêche, sans dévaloriser aucunement la solidarité à l’égard du continent européen forgée par la longue histoire qu’on peut émettre certaines réserves sur le fait qu’une telle démarche faiblement coordonnée et souvent subordonnée à des enjeux de politique intérieure faisant de cette option l’instrument d’un rattrapage économique  national ne satisfasse pleinement aux nécessités d’un équilibre balkanique  d’ensemble alors  que  les  multiples pressions  internationales et politico-économiques  vont en s’exacerbant. Il  convient  de penser à ce  stade  à un modèle de développement économique concerté et coopératif    vers une  approche  régionale  autour  d’enjeux   communs  (énergie, infrastructure, sécurité collective, transports  maritimes,  stratégie contre le   terrorisme,  lutte  contre  la  criminalité  et  la piraterie…)  où la Turquie, la  Russie,  la  Chine et  une partie  de la  Méditerranée  seraient  des  acteurs  notables  afin  de  concevoir une stratégie   adéquate  aux  nouvelles  recompositions  géopolitiques.

La situation incertaine de la zone euro et de la gouvernance économique de l’UE à l’heure de la crise grecque devraient convaincre les dirigeants de l’Europe balkanique de réfléchir sur les conditions de leur développement et de leurs destins, solidairement.

Les incertitudes qui pèsent sur l’avenir de la Grèce, s’agissant de la restructuration de sa dette et d’une rupture possible avec les institutions européennes ne manqueraient pas d’entraîner des répercussions sur l’ensemble de la zone euro et l’Europe balkanique.  A cet égard, l’ancrage et la montée en puissance de la Russie et de la Chine, devenant des partenaires économiques et stratégiques incontournables.

L’ensemble des bouleversements esquissés ici, l’impact des enjeux économiques et géopolitiques complexes et nouveaux sur les équilibres internes des états et la stabilité régionale de l’Europe balkanique inviterait plutôt les états balkaniques à resserrer leurs liens, afin dé définir une feuille de route concertée en adéquation avec leurs besoins et leurs atouts communs.

Arta Seiti

Arta Seiti est chercheur en géopolitique, balkanologue

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