Michel Corvo et le baron Houellebecq

Où classer Michel Houellebecq, cet auteur à succès, lauréat du Prix Goncourt, habitué des plateaux littéraires, provocateur débraillé en parka tenant souvent une cigarette allumée entre le deuxième et le troisième doigt ? Tantôt les critiques le font figurer parmi les classiques français : Zola, Baudelaire ou Balzac. Tantôt ils le situent en compagnie des enfants terribles, « trash », à l’image hyper-médiatisée, de notre époque : Frederic Beigbeder, Virginie Despentes ou Bret Easton Ellis. Personne n’avait songé jusqu’à présent à le comparer à Frederick Rolfe. Et pourtant, il y a tout lieu de croire que le baron Corvo a exercé une influence déterminante et durable sur l’auteur de La possibilité d’une île.

Celui qui a joué le rôle de « passeur » c’est le poète, Michel Bulteau, éditeur de la Nouvelle revue de Paris, qui a été le premier à publier les poèmes de Houellebecq. Celui-ci, sous l’influence de Bulteau, découvre Le Désir et la poursuite du tout et tombe sous le charme de ce livre à la fois magique et rancunier. Houellebecq découvre un frère qui partage aussi bien sa misanthropie que sa misogynie. Les deux auteurs se construisent une identité littéraire autour de pseudonymes – Rolfe/Corvo, Thomas/Houellebecq – et d’alter egos romanesques comme le George Arthur Rose et le Nicholas Crabbe de Rolfe ou les protagonistes blancs, masculins, célibataires et moroses de Houellebecq.

Le Français comme l’Anglais flirtent avec l’image du vieux conservateur ronchon au discours atrabilaire et provocateur. Tandis que Rolfe affiche son catholicisme « médiéval », Houellbecq se montre favorable à certaines doctrines de la droite catholique traditionnelle en France ; ses provocations anti-islamiques trouvent leur sens plutôt dans ce contexte que dans celui de la « laïcité à la française ». Pourtant, chez les deux auteurs, cette façade apparemment grincheuse et réac ne parvient pas à cacher la grande simplicité et l’extrême sensibilité qui se trouvent derrière. Dans une image célèbre, Rolfe – sous les traits de Nicholas Crabbe – se compare au début du Désir à un crabe que le lecteur est invité à disséquer afin de découvrir la chair tendre et la masse de nerfs utlra-sensibles qui sont à peine protégées par la dure carapace extérieure. Dans La Carte et le territoire Houellebecq va encore plus loin que Corvo, devenant « un gigantesque polype » – autrement dit, de la chair sans aucune armure protectrice.

Si nos deux écrivains sont aussi grognons que sensibles, c’est parce que, au fond, ils aspirent à cet amour parfait, cette fusion idéale entre deux êtres, que Platon a promu dans son Banquet. De ce dernier texte, Rolfe a tiré le titre même de son chef-d’œuvre, Le Désir et la poursuite du tout ; son protagoniste, Crabbe, poursuit le mythe platonicien de l’androgyne à travers sa relation avec Zilda/Zildo. Ce que personne ne semble avoir remarqué jusqu’à présent, c’est que Houellebecq y fait référence à la fin de La Possibilité d’une île. Ici un clone post-humain découvre le passage de Platon où Aristophane évoque sa théorie de l’amour : …« Je me souvenais, surtout, des dernières phrases : ‘Et la raison en est que notre ancienne nature était telle que nous formions un tout complet. C’est le désir et la poursuite de ce tout qui s’appelle amour.’ » La référence est on ne peut plus explicite.

Au miroir de Corvo, Houellebecq se révèle être autre chose qu’un croisement monstrueux entre Balzac et Lovecraft ; plutôt un véritable nostalgique, désabusé mais fidèle, du paradis perdu.

Russell Williams

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