Amérique latine : vivre après une dictature

Une dictature est toujours un évènement traumatique pour les individus et pour les sociétés. Plus ou moins meurtrière, une dictature repose toujours sur la contrainte, la peur et la douleur, qu’elle soit morale ou physique, infligée, endurée ou redoutée. De plus, fonctionnant selon le principe de l’imposition, contrairement à la démocratie dont le principe fondamental est le libre choix1.

La dictature comme tyrannie moderne

Saturne dévorant ses enfants - goya

La dictature fait irruption dans des « sociétés démocratiques » comme les qualifie Tocqueville2 » et d’autre part contre la fascination de la violence révolutionnaire et l’illusion de l’idéal absolu. Régime politique reposant sur l’usage ou la menace de l’usage de la force et suspendant les libertés publiques et individuelles, la dictature va s’emparer de toutes les sphères de la société, s’immisçant dans les modes de vie et de pensée de chacun, mettant en œuvre des politiques publiques dans tous les domaines, de l’économie à la culture.

Certaines périodes du 20ème siècle ont été prolixes en dictatures à travers le monde. Dans les années 30, une vague de régimes autoritaires s’abat en Europe et en Amérique latine pour la première fois depuis la fin des régimes monarchiques européens et des républiques oligarchiques latino-américaines. Coups d’États militaires ou coups de force politiques se multiplient : ainsi notamment, après la révolution bolchevique et le fascisme italien, l’Espagne a connu la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), la Pologne celle de Pilsudski (1929-1935), l’autoritarisme sévit au Portugal depuis le régime militaire en 1926 jusqu’au long épisode salazariste à partir de 1930-32, le nazisme s’est installé en Allemagne à partir de janvier 1933, la Roumanie connaît un régime extrêmement autoritaire et antisémite sous le gouvernement de Ion Antonescu (entre 1940 et 1944) ou encore, les anciennes monarchies japonaise ou grecque se durcissent considérablement sous l’influence d’acteurs adeptes du fascisme et du nazisme (Metaxás de 1936 à 1941 et  Yasuhito Chichibu notamment). En Argentine et au Brésil, des coups d’État inaugurent les premiers régimes autoritaires d’une longue série récurrente régionale. Même les pays les plus modernes et démocratiques de la région sont touchés comme le Chili de 1927 à 1932 et l’Uruguay entre 1934 et 1938.

Puis, tandis qu’en Europe la démocratie gagne du terrain, les années 70-80 vont constituer une nouvelle période d’expansion de l’autoritarisme dans le reste du monde : des nouveaux États indépendants d’Afrique et du Moyen-Orient à l’Amérique latine et à l’Asie. Si des régimes de type sultanique3» ou régime de juntes militaires.

Les dictatures latino-américaines

Toutes les dictatures de la région ne sont pas de type junte mais si l’on prend l’année 1976, seuls 4 pays sur les 20 que compte l’Amérique latine ne sont pas à proprement parler des dictatures (le Mexique étant cependant un régime de Parti-État hégémonique et la Colombie un système politique où des forces politiques et certaines parties du territoire sont exclues de la vie démocratique) et seulement 2 d’entre eux sont des démocraties libérales dignes de ce nom (séparation des pouvoirs, pluralisme politique, élections libres, respect des libertés publiques et individuelles) caractérisées même par des États providences redistributeurs : le Venezuela et le Costa-Rica. De l’Amérique centrale au Cône sud, des régimes autoritaires plus ou moins sanguinaires sévissent. Cela, depuis de longues années comme par exemple au Nicaragua de la dynastie Somoza ou au Guatemala, et encore depuis les années 50 à Cuba (1959) ou au Paraguay de Stroessner (1954-1989), depuis 1964 au Brésil, ou depuis ces années 70, décennie des dictatures de juntes, initiée par la Bolivie en 71, suivie par l’Uruguay et le Chili en 73, Le Pérou et l’Equateur en 1975, l’Argentine en 1976.

Certes, chaque dictature est spécifique, présentant une idiosyncrasie nationale, mais parmi le groupe le plus récent des dictatures « bureaucratico-militaires » ces régimes présentent au moins trois caractéristiques communes essentielles. Implantés dans des États modernes complexes mais souvent « mal développés » par des systèmes « étato-centriques[11. Concept proposé par Marcelo Cavarozzi, « Grandeur et décadence du modèle étato-centrique en Amérique Latine, Revue des CAL N°26, Paris 1997.],» de type populiste, ces pouvoirs collégiaux à forte composante militaire mais intégrés également par des civils, vont se donner trois objectifs principaux : 1. dépolitiser les sociétés (en éliminant physiquement plus ou moins radicalement les opposants), 2. libéraliser les économies, 3. « remoraliser » les individus (en les soumettant à des règles de vie répressives et inégalitaires). Pendant cette période, l’Amérique latine va en effet devenir le continent phare des régimes autoritaires appelés pudiquement « régimes forts » et préconisés par la Trilatérale (voir en particulier The Crisis of Democracy[12. Samuel Huntington, Michel Crozier , Joji Watanuki, The Crisis of Democracy, Ed.NYPU 1975.]).

L’Argentine peut servir d’archétype comparatiste, sinistre et outrancier. Disposición Final est le nom donné – par les responsables de la junte argentine eux-mêmes – à la liquidation d’un certain nombre de « subversifs » constituant à leur sens la masse critique permettant de « purifier » la société argentine dans le Proceso de reorganización nacional, autodénomination de la dictature destinée à en souligner le caractère à la fois transitoire et impératif. Pour les militaires et leurs alliés civils et religieux[13. La dictature argentine sous l’influence de Videla notamment est spécifique notamment en cela qu’elle développe en effet une idéologie relevant du national-catholicisme inspiré de la doctrine espagnole articulant étroitement ordre moral catholique et redressement national], il s’agissait en effet « de “discipliner une société anarchisée” et de “fonder un nouveau modèle économique” pour libérer l’Argentine des “plaies” l’empêchant d’atteindre son destin manifeste : le péronisme comme “populisme démagogique” imbattable dans les urnes, le syndicalisme en tant que facteur de pouvoir “exacerbé et irrationnel”, la bourgeoise “prébendière” […] et le virus “désagrégateur et internationalisant” de la gauche enkystée dans la politique, le syndicalisme et surtout la culture[14. Ceferino Reato, Disposición Final. La confession de Videla sobre los desaparecidos, Buenos Aires, Editorial Sudamerica, 2012, p. 13).»].

La décennie perdue de la dette

Tout d’abord, les choix économiques du démantèlement de l’État et d’un endettement massif qui permirent un enrichissement personnel considérable des hiérarques du pouvoir civico-militaire en Argentine, ne furent pas aussi radicaux dans les autres dictatures de cette époque dans la région. Pinochet qui optera seulement en 1975[15. Voir Eugenio Tironi, Pinochet : la dictature néo-libérale, Ed. L’Harmattan, Paris 1987.] pour le modèle ultra-libéral proposé par les « Chicago Boys », et en constatera l’échec dans les années 83-84, n’a pas déstructuré aussi profondément l’État chilien (il est à noter en particulier que les revenus du cuivre ne seront jamais privatisés) même si des pans entiers (éducation, santé, culture) des politiques sociales ont été drastiquement réduits.

Par ailleurs,  si on apprit fort tardivement, après son emprisonnement en Grande-Bretagne et son retour au Chili en mars 2000, l’existence de comptes bancaires secrets révélant un enrichissement personnel illégal de Pinochet, ces malversations n’ont en aucune façon atteint l’ampleur des détournements de fonds en Argentine. Au Brésil, la corporation militaire s’est incontestablement enrichie, notamment en devenant maître d’un complexe militaro-industriel encore très rentable aujourd’hui, mais l’économie nationale en a été également partiellement bénéficiaire. Et si les militaires brésiliens ont contacté une dette majeure (sans doute la plus démesurée) tout au long de leur présence au pouvoir, les dommages en ont été moins dévastateurs qu’en Argentine.

Cette question de la dette contractée dans les années 70 par les régimes autoritaires de la région a eu des effets à ce point négatifs que l’on a appelé les années 80 « la décennie perdue de la dette ». L’endettement global de l’Amérique latine qui était de 42 millions de dollars en 1972, est passé à 410 milliards en 1987, puis à 500 milliards en 1996 et 725 milliards en 1999 (145 pour l’Argentine, 240 pour la Brésil, 160 pour le Mexique). Car son augmentation est exponentielle dans l’engrenage des emprunts contractés à des taux usuraires pour faire simplement face au service de la dette.

A partir des années 70 en effet, encouragées par le FMI, les banques multinationales prêtent à des taux dérisoires mais variables, les pétrodollars qui engorgent leurs comptes (suite au choc pétrolier dû à l’augmentation importante du prix du brut par les pays membres de l’OPEP en 1971). Et les bailleurs ne sont pas regardants quant aux garanties des États et encore moins à leur caractère non démocratique. Ainsi, sous Pinochet, la dette extérieure est multipliée par 5 en 11 ans, sous Videla, elle est multipliée par 4 en 7 ans et sous le pouvoir militaire au Brésil, la dette passe de 3 à 14 milliard entre 1964 et 1974, puis de 14 à 50 milliard en 78 pour atteindre des sommets avec 104 milliards en 1982. Mais dès la fin des années 70, les taux vont augmenter brutalement et tandis que le capital ne peut être remboursé, les États sont piégés dans la spirale infernale des emprunts à répétition pour honorer le service de la dette.

Car entre 1975 et 1981, si la dette a permis de maintenir des taux de croissance annuelle de 8,6% en moyenne, les crédits ont servi essentiellement à financer les budgets de fonctionnement, plus rarement des projets d’infrastructure, presque jamais des investissements rentables à long terme. Durant la décennie 80, le continent consacre au payement des intérêts de la dette 30 à 35% du total de ses exportations chaque année. Des plans successifs de restructuration des dettes nationales seront alors mis en œuvre avec plus ou moins de succès, mais les États redevenus démocratiques vont traîner ce boulet encore longtemps et l’Argentine dont la dictature a eu la gestion la plus calamiteuse et scandaleuse, en paye encore aujourd’hui en 2014 les conséquences avec les « fonds vautours[16. Voir par exemple : «  Le combat de Buenos Aires contre les fonds vautours » article en ligne de L’Économiste du 23 juillet 2014] ».

Cette question économique est toutefois aujourd’hui sinon réglée du moins passe au second plan car la plupart des pays latino-américains sont entrés dans une nouvelle phase de développement et affichent des taux de croissance souvent aussi insolents que ceux de la Chine, ce qui leur permet de mettre en place des politiques publiques efficaces pour lutter contre la pauvreté (le Chili de la Concertación a réduit de plus de 50% la pauvreté dans le pays tout comme le Brésil de Cardoso à Lula, qui voit émerger de nouvelles classes moyennes basses de plus en plus exigeantes).

L’Amérique latine, continent record des inégalités

Au demeurant, le coût social des politiques économiques des dictatures constituent un héritage qui est loin d’être soldé par les régimes démocratiques actuels. Qu’ils pratiquent des réformes structurelles de long terme comme au Chili et au Brésil ou qu’ils vivent des crises à répétition comme en Argentine (à la fin dans les années 88-89 puis encore en 2001) ou en Bolivie avec les « guerres » de l’eau et du gaz (en 2000 et 2003), les pays de la région détiennent toujours le lamentable record du continent le plus inégalitaire avec le plus fort taux de l’indice de Gini (coefficient qui mesure l’écart des revenus). Et le Chili et le Brésil sont en tête de la région avec des taux avoisinant les 60%, l’Uruguay, qui fut exemplaire (excepté l’odieuse parenthèse de la dictature de 1973-1984 mais qui fut incapable d’imprimer vraiment sa marque dans le champ économique) en matière de démocratie et d’État providence depuis le tout début du 20ème siècle présentant quant à lui, le taux le plus bas de la région avec moins de 38% (0 étant l’égalité parfaite et 100 l’inégalité absolue).

Les grandes inégalités de la région ne sont bien sûr pas à mettre en totalité à la charge des dictatures des années 70. L’histoire oligarchique[17. Voir Alain Rouquié, Amérique latine. Introduction à l’Extrême Occident. Ed. du Seuil Col. Points, Paris 1998.] depuis les indépendances puis les défauts du développement populiste[18. Voir notamment Fernando Henrique Cardoso et Enzo Faletto, Dépendance et développement en Amérique latine, Ed. PUF, Paris 1978.] y ont toutes leurs parts respectives. De la même façon, les dictatures des années 70 ne sont pas seules responsables des difficultés dans la sphère de la vie politique qu’ont pu connaître les différents pays après les changements de régimes et parfois jusqu’à nos jours. Ainsi, les régimes autoritaires semblent souvent avoir gelé les rapports de forces des systèmes de partis antérieurs.

La question des systèmes de parti

C’est ce que l’on pouvait observer à la fin des années 80 – début des années 90 en Uruguay par exemple, où le Frente Amplio reprenait tranquillement son ascension régulière[19. Voir Renée Fregosi, « La déconstruction du bipartisme en Argentine, au Paraguay et en Uruguay » in JM. Blanquer, H. Quenquin, W. Sonnleitner et Ch. Zulello, Voter dans les Amériques, Ed. de l’Institut des Amériques  2005  (pp.127-136).] jusqu’à dominer la scène politique nationale tandis que les deux acteurs bipartistes historiques perdaient du terrain et se rapprochaient jusqu’à s’allier contre la nouvelle alternative progressiste. Au Chili, les forces socialistes et démocrate-chrétienne désormais alliées solidement faisaient à peu près jeu égal en 1989 tandis que la droite minoritaire se recomposait, l’ensemble à peu près dans les mêmes pourcentages qu’à la chute de l’Unité Populaire. Tandis qu’en Argentine, après la victoire électorale de l’UCR de Raúl Alfonín due en grande partie à un péronisme divisé et dirigé par un leader discrédité et sans charisme (Italo Luder), le Parti Justicialiste (virant à droite avec Menem, ou à gauche avec les Kirchner)  et son  « pluripéronisme[20. Voir Renée Fregosi, « Argentine : la trahison des élites », Revue Sociétal, n°47 Janvier 2005  (pp.105-109).] », retrouvait son rôle dominant face à un radicalisme très affaibli. En Bolivie, en Equateur ou au Pérou, les mêmes acteurs de l’instabilité politique qui prévalait avant les coups d’États des années 70 n’ont cédé le terrain à de nouveaux scénarios qu’au tournant des années 2000-2010 (2005 élection majoritaire au premier tour d’Evo Morles en Bolivie, 2006 élection de Rafael Correa en Equateur et 2011 Ollanta Humala au Pérou), bien après le retour à la démocratie (1978 en Equateur, 1980 au Pérou, 1982 en Bolivie).

Ainsi, pour ce qui touche à la vie politique, les dictatures ont eu des effets à peu près nuls quant à la restructuration des systèmes de partis nationaux. Seule la longue et très stable dictature chilienne (1973-1989) a produit une dépolitisation profonde de la société en général, la jeunesse ne retrouvant son dynamisme contestataire qu’à la fin des années 2000 (2006 mouvement lycéen des Pingouins revendiquant la gratuité de l’enseignement). Par contre les actions plus ou moins massives de répression des dictatures ont dévasté les corps et les consciences des victimes directes, et les inconscients sur trois générations, produisant des effets de mémoire qui deviendront avec le temps des enjeux politiques au présent parfois très déstabilisants.

S’agissant des dictatures et des graves atteintes aux droits de l’Homme qu’elles commettent, le rappel de Juan Linz et Alfred Stepan s’impose plus encore que dans tout autre situation : « un changement de régime politique affecte des millions de vies, agitant tout un spectre d’émotions allant de la peur à l’espoir. »[21. LINZ, J.J., Crisis, Breakdown & Reequilibration, premier volume des trois ouvrages publiés par LINZ, J.J. et STEPAN, A. sous le titre global The Breakdown of Democratic regimes, Ed. Johns Hopkins Press, Londres 1978.]. Eu égard aux traumatismes provoqués, le règlement de la question des crimes des dictatures n’est jamais satisfaisant.

Justice transitionnelle

Or, le traitement de la question du jugement des crimes des dictatures va  évoluer dans le temps, des années 80-90 jusqu’à nos jours où de nombreux cas fort anciens sont remis à l’ordre du jour, comme la dictature franquiste notamment, mais aussi le Processo  argentin malgré les jugements des années 85-86. Et globalement, on peut noter que les transitions à la démocratie ne débouchant sur aucun jugement devant l’histoire et/ou devant des juridictions nationales et/ou internationales, appartiennent désormais au passé. Par ailleurs, on constate aujourd’hui, d’une part l’apparition (ou la réapparition, si l’on remonte aux jugements de Nuremberg et de Tokyo) d’éléments de justice internationale, d’autre part, une multiplication extraordinaire des commissions de vérité à partir de la fin des années 90 et dans les années 2000.

Prisonniers

Le retour sur un passé totalement ou partiellement occulté est non seulement légitime mais sans doute nécessaire au travail de deuil et à l’affrontement des défis du présent et de l’avenir. Il n’est pas question par conséquent « de se demander  s’il faut ou non connaître la vérité sur le passé : la réponse, ici, est toujours affirmative. »[22. TODOROV, T., Les abus de mémoire. p.49. Ed. Arléa, Paris 2004.]. Mais face au scandale de l’oubli, le sentiment éprouvé n’est pas forcément « rancune, mais horreur : horreur insurmontable de ce qui est arrivé, horreur des fanatiques qui ont perpétré cette chose, des amorphes qui l’ont acceptée, et des indifférents qui l’ont oubliée. »[23. JANKÉLÉVITCH, V., L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité. p.62. Ed. du Seuil, Paris 1986.]. Il existe en effet plusieurs sortes de « buts qu’on cherchera à servir à l’aide de ce rappel du passé ». Soit on tendra à l’exemplarité pour constituer des catégories mentales génériques de l’inacceptable moralement, c’est-à-dire appeler le passé pour empêcher sa réitération au présent et à l’avenir. Soit on fera revivre ce passé pour une autre instrumentalisation, pour cliver la réalité présente entre bons et méchants irréconciliables, pour polariser radicalement la situation présente sur des enjeux actuels autres que ceux du passé mais que l’on assimile à ceux-ci.

Parmi les nombreux pays qui connurent des transitions à la démocratie dans les années 70-80-90 à travers le monde, on peut établir grossièrement trois catégories en fonction de leur manière de gérer la question des crimes de la dictature dans la période qui suit. D’un côté les cas où la transition politique n’est immédiatement suivie d’aucune procédure visant à statuer sur les exactions de l’ancien régime, parmi lesquels  : l’Espagne et le Portugal, l’Équateur et le Pérou (des années 78-80), la Corée du sud, l’Uruguay, la Pologne, la Hongrie, le Bénin ou la Côte d’Ivoire. En général, ces situations correspondent à des changements de régimes où les responsables des anciens régimes sont très impliqués dans les transitions et conservent des positions de pouvoir dans les jeunes démocraties qui s’organisent progressivement.

D’un autre côté, les cas de procès exemplaires qui aboutissent ou non à des condamnations, limités à quelques grandes figures de premier plan du régime déchu et/ou de son appareil répressif : Grèce (1975), Centre Afrique (1979 et 1986) , Bolivie (1986), Paraguay (1989), Roumanie (1989), Allemagne (1991), ex-Yougoslavie (entre 1993 et 2010) , Irak (2006), Cambodge (2009-2014). Au Paraguay, bien que les tortionnaires et hauts responsables de la répression stroessniste aient été condamnés à juste titre, ces procédures relèvent davantage d’une action cathartique que d’une justice régulière. Ces actes visent à détourner des nouveaux maîtres du pouvoir et du système qui globalement demeure, l’aspiration populaire de revanche sur la dictature passée. C’est plutôt selon ce type de schéma que l’on peut analyser les changements de régimes en Roumaine et en ex-RDA.

Enfin, dans les cas de mise en place de commissions visant à établir une vérité historique nationale, d’une part, l’accent est mis sur les victimes auxquelles on reconnaît leur statut, des réparations symboliques et financières et d’autre part, on désigne les responsables et on organise des procédures judiciaires de plus ou moins grande ampleur. Au premier rang des commissions sur les dictatures nous trouvons bien sûr l’Argentine en 84-85 avec la CONADEP (« Commission nationale sur les personnes disparues ») et son fameux rapport intitulé Nunca más (« plus jamais ça ») rédigé sous la direction de l’écrivain Ernesto Sábato,  le Chili avec son processus en trois temps (« La Commission Nationale de Vérité et Réconciliation » (1990-1991) dite commission Rettig, « la Table de Dialogue » (1999-2000) et  (2002-2004) la « Commission« Commission Nationale sur l’Emprisonnement et la Torture », dite commission Valech) et l’Afrique du sud, avec sa « Commission de la Vérité et de la réconciliation » mise en place en 1995. Quant au second type de commissions relevant davantage de la repentance, on trouve notamment l’Australie et le Canada vis-à-vis de leurs peuples premiers[24. Amnesty International recense au moins 32 de ce type de commission entre 1974 et 2007, dans 28 pays, auxquelles on doit ajouter : les Îles Salomon (en 2008) et le Canada (en 2009).] Que des procès politiques ait eu ou non lieu au sortir des dictatures, des actes politico-judiciaires visaient à écrire et clore le chapitre de la dictature passée, comptant sur le temps pour cicatriser les plaies. L’apaisement des antagonismes violents au sein de la société ou le blocage de leur possible émergence constituent en effet une préoccupation centrale des gouvernements directement issus des transitions à la démocratie des années 70-80-90. Or, cette question du jugement des dictatures s’est révélée être dans tous les cas, une bombe à retardement : loin de s’apaiser, les passions renaissent au contraire et ouvrent de nouvelles perspectives politiques et de nouvelles dynamiques sociales. L’idée de justice verse alors à la fois dans une technicisation systématique[25. Tout un « business » des commissions vérité et réconciliation s’est mis en place dans les années 1990. Traduction de la bonne gouvernance en matière de règlement de la question des crimes d’État, faisant pendant à la standardisation des contrôles électoraux, la justice transitionnelle est devenue également une recette appliquée sans discernement, un passage obligé pour qu’un État reçoive le label démocratique. Voir FREEMAN, M. et MAROTINE, D., « Qu’est-ce que la justice transitionnelle ? ».] et dans une sorte de justicialisme tous azimuts.

Construire un consensus autour des Droits de l’Homme

L’Argentine est sans doute encore une fois, le cas le plus marquant, emblématique, des effets de politisation de la question des droits de l’Homme. Aujourd’hui, les militaires sont hors jeu : ceux qui furent impliqués dans la dictature du Proceso sont morts ou à la retraite, souvent depuis longtemps et les jeunes générations de militaires ne veulent pas être mêlés au passé. De plus, depuis la crise de 2001, le haut commandement à fait savoir qu’il était désormais hors de question que les militaires se mêlent de politique, écartant définitivement toute tentation de coup d’État. C’est donc bien la société civile qui est concernée par la question.

Bergoglio et Videla

Alfonsín espérait pouvoir asseoir, c’est vrai, un consensus sur le double rejet tant de l’extrême droite nationale-catholique que de l’extrême gauche révolutionnaire, c’est-à-dire les deux options adverses mais toutes deux opposées à la démocratie représentative. Cependant cette double opposition aux révolutionnaires de droite et de gauche ne signifiait pas pour autant adopter une lecture de l’histoire mettant sur le même plan le terrorisme d’extrême gauche des années 70 et le terrorisme d’État, les attentats des groupes armés et les terribles atteintes aux droits de l’Homme de la dictature militaire entre 1976 et 1983.

Mais, contrairement à ce qui s’est produit au Chili ou en Uruguay, notamment, où la gauche a renoncé à l’option révolutionnaire à travers un aggiornamento de type social-démocrate, en Argentine, le fantasme révolutionnaire, populaire et justicialiste au sens premier du terme (axé sur un idéal abstrait, immédiat et total de justice sociale) n’a pas été purgé ni même relégué dans des franges non significatives de la population. L’aspiration maximaliste gauchiste[26. Voir Renée Fregosi, « La société civile, acteur « politique » de la construction de mémoire des dictatures. Le cas argentin dans une perspective comparée transatlantique » in MOGIN-MARTIN, Roselyne et FISBACH, Erich (sous la direction de),  Après la dictature : la société civile comme vecteur mémoriel. Ed. des Presses Universitaires de Rennes 2012.], sous de nouvelles formes, sera d’ailleurs réactivée à la chaleur de la crise de 2001-2002 puis instrumentalisée par les gouvernements Kirchner successifs. L’histoire officielle du kirchnérisme relève en effet non pas de l’histoire scientifique se fondant sur archives et témoignages et confrontant les mémoires concurrentes mais plutôt procède d’une mémoire militante.

Certes, tout pouvoir politique tend d’une façon ou d’une autre à donner sa vision de l’histoire nationale et il serait absurde de dénier au politique son droit à promouvoir une histoire officielle. L’histoire quant à elle, comme toutes les sciences sociales est à la fois objet scientifique et enjeu politique ; aux scientifiques de savoir se maintenir sur le fil du rasoir pour élaborer de la théorie en se tenant à bonne distance de l’idéologie. Loin de vouloir dénoncer une ligne politique, nous nous proposons simplement d’éclairer la stratégie kirchnériste en matière d’histoire nationale.

Dès les années 80 en Argentine, commence à se construire un mythe : « la théorie des deux démons ». Les promoteurs de cette prétendue théorie en attribuent la paternité à l’équipe d’Alfonín qui aurait selon eux, inventer cette métaphore de deux démons jumeaux censés symboliser le binôme « guerrillas urbaines/terrorisme d’État » durant les années 70. Cette accusation portée par les opposants à l’UCR (et à la démocratie représentative en général) dans une nouvelle mouvance « péroniste de gauche » répète même que « la théorie des deux démons a été instaurée en 1984 par la publication du rapport de la CONADEP »[27. BIETTI, L.M.,  « Memoria, violencia y causalidad en la Teoría de los Dos Demonios », Revue El Norte – Finnish Journal of Latin American Studies, No. 3, April 2008.]. Selon eux, cette théorie s’enracine dans l’idéologie de la dictature elle-même et est à l’origine de « l’impunité postérieure à la fin de la dictature militaire »[28. DALEO, G., « Pasado y presente de la « teoría de los dos demonios », Revue en ligne Cuadernos de ADIUC, 2 septembre 2003.].

C’est cette mémoire martyrologique que le président Kirchner choisira de privilégier,et en mai 2006, il donne son feu vert aux éditions universitaires de Buenos Aires (EUDEBA), pour une nouvelle édition du Nunca Más, avec une réécriture du préambule du rapport de Sábato. Ainsi, contrairement à ce qu’affirme par exemple Marina Franco[29. FRANCO, Marina, « La “teoría de los dos demonios”: consideraciones en torno a un imaginario histórico y a las memorias de la violencia en la sociedad argentina actual », MOLDEN, Berthold, MEYER, ¡Atención! Jahrbuch des Osterreichischen Lateinamerika- Instituts (Tome 12, pp. 267-286), Ed. Institut Autrichien pour l’Amérique Latine, université de Vienne, 2009.],  c’est bien plutôt l’apologie des guerrilleros des années 70 qui gagne sans cesse du terrain et non pas la prétendue théorie des deux démons qui serait la pensée hégémonique en Argentine.

Cette réhabilitation puis cette exaltation du souvenir des terroristes Montoneros, cette héroïsation de la figure du combattant pur contre les démons va en effet se développer tout au long des 3 présidences Kirchner. Car Cristina va poursuivre absolument sur cette ligne la réinterprétation de l’histoire de la dictature. Cette ligne sera visible notamment à travers l’usage fait par Cristina de la commémoration de la guerre des Malouines. Car comme le note certains observateurs en Argentine, « la stratégie diplomatique de Cristina Kirchner est une tentative pour laisser sa marque dans les manuels d’histoire »[30. Voir notamment l’article de Martin Dinatale dans le quotidien La Nacion du 24 décembre 2011 intitulé « La Argentina apuesta al apoyo de la Union Europea ».]. La réactivation de la mémoire de ce conflit participe pleinement de « la vaste opération sur la mémoire historique en termes de reconstruction d’un « nouveau » récit du passé impulsé par le président Kirchner », comme le dit Vicente Palermo[31. PALERMO, Vincente, La sal en las heridas, (p.119) Ed. Sudamerica, 2007].

Cette ligne de combat politique va jusqu’à contester le chiffre même des victimes de la dictature établi de façon scrupuleuse cependant par la CONADEP et le Secrétariat des Droits de l’Homme qui en 2003 établissait aux à l’entours de 13 000 le nombre de morts et disparus sous le Proceso, sur la base de plaintes au pénal et de témoignages de proches. En revanche, les gouvernements Kirchner vont reprendre le chiffre mobilisateur de 30 000 victimes avancé par les ONGs sous la dictature et qui est devenu un étendard pour le Mouvement des Mères de la Place de Mai, mais qui s’avère sans véritable fondement. Ce négationisme du travail de la CONADEP ouvre alors la voie à un autre, celui de la Memoria procesista[32. Pour information sur ce nouveau mouvement, voir par exemple l’article du quotidien de gauche argentin Pagina 12 : “LOS ARGENTINOS POR LA MEMORIA COMPLETA” du 6 octobre 2006.] qui s’érige en défenseur de la dictature et nie son caractère criminel.

Certes, quant à la mémoire nationale, il existe toujours des mémoires particulières de groupes particuliers de la population. Ces mémoires peuvent être juxtaposées (histoires nationales des différents pays d’origine ou de régions d’origine en France, de différents groupes) ou conflictuelles (régime de Pétain : collaboration, résistance, suivisme ; guerre d’Algérie : Harkis, Pieds noirs, immigrés récents, seconde génération ; création d’Israël : juifs de différentes origines, populations s’identifiant aux Palestiniens, positionnements par rapport à la Shoah). Il n’existe donc jamais une mémoire nationale unanimement partagée car l’histoire est toujours un enjeu politique au présent, à un degré ou à un autre. Il n’y a pas une objectivité, une neutralité absolue de la science historique comme de toute science humaine et sociale. Et il est normal et souhaitable qu’il en soit ainsi en démocratie : que des positions différentes soient en concurrence à travers des procédures de choix réglées. La démocratie est la gestion pacifique des conflits y compris ceux de mémoire. Mais pour que ce conflit inévitable, voire sain, soit pacifique, il faut qu’il se fonde sur un  consensus large : une reconnaissance minimale de la base du dissensus second.

Conclusion

Dictateurs

La question de la mémoire des dictatures est alors également un enjeu politique plus global : concernant le consensus social général, l’acceptation du vivre ensemble et de la démocratie comme régime légitime. Pour ce qui concerne la mémoire des dictatures, le consensus minimal à construire pour ensuite vivre un dissensus pacifié consiste principalement dans la reconnaissance par tous des faits survenus. Ensuite, libre à chacun d’interpréter, de justifier, de critiquer, d’accuser.  Et c’est lorsque ce consensus sur les faits n’est pas posé convenablement que le conflits des mémoires remet en cause la démocratie elle-même comme régime légitime.

Toutefois, les dictateurs « voudraient fouiller dans les consciences (…) ; c’est qu’ils ont la terreur du levain de la liberté qu’ils savent exister partout, insupprimable ; même là, surtout là, où en apparence ils ont réussi à faire le silence et la mort[33. Comte Sforza, Dictateurs et dictatures de l’après-guerre,  (p. 237) Ed Gallimard, Paris 1931.] ». Car, « à partir du moment où ces valeurs [celles de la démocratie] sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l’ont été ou le seront encore en Occident-, ells exercent une sorte d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie[34. Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisme, (p.59) Ed. Mille et une nuits,  Paris 2001.]. » [35. Voir Renée Fregosi, « Penser la complexité politique », dans Mélanges en l’honneur de Jean-Claude Colliard. L’État, le droit, la politique. Sous la direction de Guillaume Sacriste et Jean-Philippe Dérosier, Ed. Dalloz, Paris 2014.].

Renée Fregosi

Directrice de recherche en Science politique

l’IHEAL-CREDA-Paris 3 Sorbonne Nouvelle

Présidente du CECIEC (Centre pour la Coopération Internationale et les Échanges Culturels)

Notes

Notes
1Selon la distinction de Karl Popper entre « sociétés ouvertes et sociétés fermées » : voir La société ouverte et ses ennemis, Ed. du Seuil, Paris 1979.], une dictature s’émancipe de tout contrôle citoyen et peut verser sans frein dans la corruption et l’incurie économique. Ainsi au sortir des dictatures, les nouveaux régimes démocratiques doivent affronter des situations critiques voire dramatiques d’un point de vue humain, social, politique et souvent aussi économique et financier. Ce qui distingue en premier lieu dictature et démocratie relève du régime politique : la dictature est une autocratie c’est-à-dire le pouvoir d’un seul (ou d’un petit groupe) sur l’ensemble de la société et si elle se pare souvent des apparences de la démocratie en mettant en scène des élections[2. Voir notamment Guy Hermet, Alain Rouquié, Juan Linz, Des élections pas comme les autres. Ed. PUF, Paris 1978.], la dictature est l’antithèse de l’élection libre[3. Des procédures garantissent des élections libres et fiables (free and fair) : pluralistes, concurrentielles et ouvertes,  du libre choix des candidatures à l’égalité des partis à la libre expression, du secret du scrutin à la visibilité du décompte des voix, du contrôle des registres électoraux par l’opposition à l’indépendance de la justice. Voir en particulier Robert Dalh, Poliarchy, Ed. Yale University Presse, New Haven & London 1977.] qui définit en premier lieu la démocratie (pouvoir du peuple de choisir ses gouvernants)[4. Selon la définition devenue canonique de Joseph Schumpeter, dans le chapitre 22 de Capitalisme, socialisme et démocratie (Ed. Payot, Paris 1946 pour la traduction française): « la méthode démocratique est le système institutionnel, aboutissant à des décisions politiques, dans lequel des individus acquièrent le pouvoir de statuer sur ces décisions à l’issue d’une lutte concurrentielle portant sur les votes du peuple. »].  La dictature est en effet un régime autoritaire moderne[5. Comme le souligne de façon novatrice à l’époque, Hermann Kantorowicz : « Dictatorships », Revue Politica, Vol.1 n°4 Cambridge août 1935 (pp.470-488).], au sens où elle se réfère paradoxalement à la démocratie pour s’y opposer de fait mais en prétendant  vouloir la protéger, l’améliorer ou la rétablir, ou encore la mettre en œuvre dans sa « vraie » forme. Contrairement à la tyrannie antique, à la monarchie absolue ou aux régimes aristocratiques, la dictature a pour vis-à-vis et référence incontournable (car posée par l’histoire), la démocratie[6. voir notamment Renée Fregosi, chapitre 3 « Dictature et démocratie : ambivalences et paradoxes croisés » (pp.75-99), de Parcours transnationaux de la démocratie. Transition, consolidation, déstabilisation. Ed. Peter Lang, Bruxelles 2011.
2Alexis de Tocqueville, L’ancien régime et la Révolution. Ed.Folio Histoire, Paris 1989.] : des sociétés qui ont posé les principes d’égalité entre ses membres et de liberté des individus. Mais comme le signale encore Tocqueville, ces sociétés peuvent connaître les « pires despotismes » si elles ne se prémunissent pas contre d’une part, l’atomisation, l’égoïsme et la « servitude volontaire[8. Selon le terme de Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Ed. Mille et une nuits, Paris 1997.
3Selon la typologie de Juan Linz, Régimes totalitaires et autoritaires. Ed. Armand Colin, Paris 2006.], patrimonialiste, très personnalisés font flores en Afrique (Idi Amin Dada, Bokassa, Mobutu, Nguema, Bongo…) où les États sont souvent embryonnaires, un nouveau type de régime autoritaire fait son apparition notamment en Amérique latine (avec des variantes également en Turquie, au Pakistan, en Algérie ou en Birmanie) : les régimes « bureaucratico-militaires[10. Idem.
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