Gabriel Chevallier, l’été 14, « La Peur »

« Le danger de ces communautés (les peuples), fondées sur des individus caractéristiques d’une même sorte, est l’abêtissement peu à peu accru par hérédité, lequel suit d’ailleurs toujours la stabilité ainsi que son ombre. »

Nietzsche

« Le feu couvait déjà dans les bas-fonds de l’Europe, et la France insouciante, en toilettes claires, en chapeaux de paille et pantalons de flanelle, bouclait ses bagages pour partir en vacances. Le ciel était d’un bleu sans nuages, d’un bleu optimiste, terriblement chaud : on ne pouvait redouter qu’une sècheresse. Il ferait bon à la campagne ou à la mer. Les terrasses de café sentaient l’absinthe fraîche et les Tziganes y jouaient La Veuve joyeuse, qui faisait fureur. Les journaux étaient  pleins des détails d’un grand  procès qui occupait l’opinion ; il s’agissait de savoir si celle que certains appelaient la « Caillaux de sang » serait acquittée ou condamnée, si le tonnant Labori, son avocat, et le petit Borgia en jaquette, cramoisi et rageur, qui nous avait quelque temps gouvernés (sauvés, au dire de quelques-uns), son mari, l’emporteraient. On ne voyait pas plus loin. Les trains regorgeaient de voyageurs et les guichets des gares distribuaient des billets circulaires : deux mois de vacances en perspective pour les gens riches.

Coup sur coup, dans ce ciel si pur, d’énormes éclairs zigzaguèrent: Ultimatum… Ultimatum… Ultimatum… Mais Ia France dit, en regardant les nuages amorcés vers l’Est :

« C’est là-bas que se passera l’orage. »

Un coup de tonnerre dans le ciel léger de l’Ile-de-France. La foudre tombe sur le ministère des Affaires étrangères.

Priorité ! Le télégraphe fonctionne sans arrêt, pour raison d’Etat. Les bureaux de poste transmettent des dépêches chiffrées portant la mention : « Urgent »

Sur toutes les mairies, on pose l’affiche.

Les premiers cris : C’est affiché !

La rue se bouscule, la rue se met à courir.

Les cafés se vident, les magasins se vident, les cinémas, les musées, les banques, les églises, les garçonnières, les commissariats se vident.

Été 1914

Toute la France est devant l’affiche et lit : Liberté, Egalité, Fraternité – Mobilisation générale.

Toute Ia France, dressée sur la pointe des pieds pour voir l’affiche, serrée, fraternelle, ruisselante de sueur sous le soleil qui l’étourdit, répète : « La  Mobilisation », sans comprendre.

Une voix dans la foule, comme un pétard : C’EST LA GUERRE !

Alors la France se met à tournoyer, se lance à travers les avenues trop étroites, à travers les villages, à travers les campagnes : Ia guerre, la guerre, la guerre…

Ohé ! Là-bas : Ia guerre !

Les gardes champêtres avec leurs tambours, les clochers, les vieux clochers romans, les minces clochers gothiques, avec leurs cloches, annoncent : la guerre !

Les factionnaires devant leurs guérites tricolores présentent les armes. Les maires ceignent leurs écharpes. Les préfets revêtent leurs uniformes. Les généraux rassemblent leur génie. Les ministres, très émus, très embêtés, se concertent. La guerre, ça ne s’est jamais vu ! Les employés de banque, les calicots, les ouvriers, les midinettes, les dactylographes, les concierges eux-mêmes ne peuvent plus tenir en place. On ferme ! On ferme ! On ferme les guichets, les coffres-forts, les usines, les bureaux. On baisse les rideaux de fer. Allons voir !

Les militaires prennent une grande importance et sourient aux acclamations. Les officiers de carrière se disent: «L’heure sonne. Fini de croupir dans les grades subalternes ! »

Dans les rues grouillantes, les hommes, les femmes, bras dessus, bras dessous, entament une grande farandole étourdissante, privée de sens, parce que c’est la guerre, une farandole qui dure une partie de la nuit qui suit ce jour extraordinaire ou l’on a collé l’affiche sur les murs des mairies.

Ça commence comme une fête.

Les cafés, seuls, ne ferment pas.

Et l’on sent toujours cette odeur d’absinthe fraîche, cette odeur du temps de paix.

Des femmes pleurent. Est-ce le pressentiment d’un malheur ? Est-ce les nerfs ?

La guerre !

Tout monde s’y prépare. Tout le monde y va.

Qu’est-ce que la guerre ?

Personne n’en sait rien…

La dernière date de plus de quarante ans. Ses rares témoins, qu’une médaille désigne, sont des vieillards qui radotent, que la jeunesse fuit et qu’on verrait très bien aux Invalides. Nous avons perdu la guerre de 70, non sur notre valeur, mais parce que Bazaine a trahi, pensent les Français. Ah ! sans Bazaine…

Durant les années qui viennent de s’écouler, on nous a parlé de quelques guerres lointaines. Celle des Anglais et des Boers, par exemple. Nous la connaissons surtout à travers les caricatures de Caran d’Ache et les gravures des grands illustres. Le brave président Kruger a fait une belle résistance, on l’aimait, et nous souhaitions qu’il triomphât, pour embêter les Anglais qui ont brulé Jeanne d’Arc et martyrisé Napoléon à Sainte-Hélène. Ensuite la guerre russo-japonaise, Port-Arthur. Il paraît que ces Japonais sont de fameux soldats ; ils ont battu les célèbres cosaques, nos alliés, qui manquaient, il est vrai, de voies ferrées. Les guerres coloniales ne nous semblent pas très dangereuses.  Elles évoquent des expéditions aux limites du désert, des smalas pillées, les burnous rouges des spahis, les Arabes qui tirent en l’air des coups de leurs fusils damasquinés et détalent sur leurs petits chevaux en soulevant le sable doré. Quant aux guerres balkaniques, providence des reporters, elles ne nous ont pas troublés. Européens du centre, persuadés de la supériorité de notre civilisation, nous estimons que ces régions sont peuplées de gens de basse condition. Leurs guerres nous semblent des combats de voyous, dans des terrains vagues de banlieue.

Nous étions loin de penser à la guerre. Pour l’imaginer, il faut nous  reporter à l’Histoire, au peu que nous en savons. Elle nous rassure. Nous y trouvons tout un passé de guerres brillantes, de victoires, de mots historiques, animé de figures curieuses et célèbres : Charles Martel, Charlemagne, Saint-Louis installé sous un chêne au retour de la Palestine, Jeanne d’Arc qui boute les Anglais hors de France, cet hypocrite de Louis XI qui met les gens en cage en embrassant ses médailles, le galant François 1er : « Tout est perdu fors l’honneur ! », Henri IV, cynique et bon enfant : « Un royaume vaut bien une messe ! », Louis XIV, majestueux, prolifique en bâtards, tous nos rois trousseurs et cocardiers, nos révolutionnaires éloquents, et Bayard, Jean Bart, Condé, Turenne, Moreau, Hoche, Massena … Et par-dessus tout, le grand mirage napoléonien, où le Corse génial apparaît à travers la fumée des canons, dans son uniforme sévère, au milieu de ses maréchaux, de ses ducs, de ses princes, de ses rois écarlates, tout empanachés.

Certes, après avoir trouble l’Europe par notre turbulence pendant des siècles, nous sommes  devenus  pacifiques, en vieillissant. Mais quand on nous cherche, on nous trouve…

II faut aller à la guerre, le sort en est jeté ! On n’a pas peur, on ira ! Nous sommes toujours les Français, pas vrai?

Les hommes sont bêtes et ignorants. De là vient leur misère. Au lieu de réfléchir, ils croient ce qu’on leur raconte, ce qu’on leur enseigne. Ils se choisissent des chefs et des maîtres sans les juger, avec un goût funeste pour l’esclavage.

Les hommes sont des moutons. Ce qui rend possibles les armées et les guerres. Ils meurent victimes de leur stupide docilité.

Quand on a vu la guerre comme je viens de la voir, on se demande : « Comment une telle chose est-elle  acceptée ? Quel tracé de frontières, quel honneur national peut légitimer cela ? Comment peut-on grimer en idéal ce qui est banditisme, et le faire admettre ? »

Gabriel Chevallier

La Peur (1930), p. 15, éd. Le Dilettante

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