Où sont donc les poètes-soldats de 14-18 ?

Le voyageur qui, avant de revenir à Paris, s’arrête à la grande librairie de la Gare Saint-Pancras, à Londres,  verra les piles de livres de poésie, bien en évidence – comme la poésie ne l’est plus jamais en France.  S’il s’approche, il s’apercevra qu’il s’agit de la poésie des années de guerre, celle de 14-18, et qu’elle est traitée par les libraires comme un produit grand public, dont on sait qu’il va plaire. Rien de tel en France pour la poésie de 14-18 : seuls existent, en grand nombre en ce moment, les romans, les carnets de poilus ou les livres d’histoire.
Pourquoi cette différence ? ndlr


Le centième anniversaire de la première guerre mondiale approche à grands pas.  Au cours des quatre prochaines années, différents aspects de cet événement historique majeur vont refaire surface et être examinés sous un jour nouveau. Il y a plusieurs décennies déjà que la figure du « poète-soldat britannique » existe comme une entité bien connue. Cette catégorie regroupe seize hommes dans le célèbre coin des poètes de Westminster Abbey. Évoquez la poésie de la guerre de 14-18 devant un universitaire ou un étudiant des États-Unis, de Grande Bretagne, du Canada ou d’Australie et il y a fort à parier que les noms de Wilfred Owen, Siegfried Sassoon et Robert Graves lui viennent aux lèvres ou qu’il se mette à citer les vers consacrés aux «coquelicots rouge sang » dans le poème emblématique In Flanders Field.  Rédigées sur les champs de bataille, leurs œuvres figurent régulièrement dans les manuels scolaires et les anthologies, comme le prouve l’exemple fameux du poème de Wilfred Owen, Dulce et décorum est que l’on a coutume de lire à la lumière de la fin tragique de l’auteur, tué au Canal de la Sambre à l’Oise, une semaine avant la signature de l’Armistice. Des romans populaires, notamment la trilogie Regeneration de Pat Barker (publiée entre 1991 et 1995), ont également contribué à ancrer dans la conscience collective cet archétype qu’est le poète-soldat britannique.

Poètes oubliés

​En dépit du fait que de nombreux poètes de grande renommée ont servi sous le drapeau français durant la Grande Guerre (que l’on pense à Apollinaire, Cendrars et Péguy), ils n’ont pas été encensés dans l’histoire de la littérature française comme l’ont été chez eux leurs alter ego britanniques. Lorsque des écrivains de la Première Guerre mondiale sont mentionnés ou font l’objet d’une commémoration, c’est au sein d’une catégorie plus générale, celle des « écrivains combattants », qui inclut des types variés d’hommes de lettres.

Contrairement à Westminster Abbey, qui honore un groupe restreint de poètes-soldats Anglais, le Panthéon accueille une série de plaques portant l’inscription « les hommages rendus  le 15 octobre 1927 aux écrivains morts pour la France » où les noms de 560 soldats sont gravés. Le modeste square des Écrivains combattants, inauguré en 1928 dans un recoin tranquille du XVIème arrondissement de Paris, est un exemple supplémentaire de l’usage officiel de cette catégyurquoi la France n’a-t-elle pas célébré la mémoire de son groupe emblématique de poètes-soldats ? Dans sa récente étude intitulée Poètes de la Grande Guerre : Expérience combattante, activité poétique, Laurence Campa affirme de façon répétée que « dans leur grande majorité, les poètes de guerre français restent aujourd’hui méconnus. Quant à leurs œuvres poétiques, comme souvent la poésie de cette période, elles ont été, à quelques exceptions près, progressivement négligées, puis oubliées au cours du XXe siècle »1.

​En vérité, la popularité des écrivains combattants a submergé le paysage littéraire français au cours de la Grande Guerre, ce qui a pu empêcher la création d’un groupe unifié de poètes comme ce fut le cas dans la tradition britannique, où les noms de Sassoon, Owen et Graves forment une catégorie identifiable. En raison des changements à grande échelle qui sont intervenus à la fin du dix-neuvième siècle dans le système éducatif français, ce fut la première fois qu’un nombre aussi considérable de soldats se retrouva sur le front en sachant lire et écrire, et en ayant préalablement cultivé une certaine familiarité avec la littérature. Le poilu ordinaire était invité à exprimer en vers les sentiments que la guerre lui inspirait, dans le but principal de défendre les intérêts de la cause nationale et de renforcer le patriotisme à l’arrière.  La portée et l’étendue de cette littérature populaire, publiée dans les journaux français, en volumes et dans les livres de colporteurs, eut pour effet de démocratiser la poésie et, plus concrètement, de confondre dans l’imaginaire collectif l’ensemble des combattants avec les poètes-soldats.  Des organisations telles que l’Association des Écrivains combattants, fondée en 1919, ont largement contribué à renforcer cette idée.

L’invention formelle au front

​Au même moment, l’oeuvre poétique de figures déjà bien établies dans le monde littéraire, comme Apollinaire et Cendrars, n’était que rarement analysée en relation avec les circonstances matérielles de sa production : les tranchées.

La Première Guerre mondiale a éclaté au milieu d’une période particulièrement complexe dans l’histoire littéraire française, lorsque différents types d’expérimentations dans le domaine de la versification (notamment celles que menaient le Symbolisme et le Dadaïsme) coïncidaient avec un retour au classicisme.  En raison de ce malheureux concours de circonstances, les réponses esthétiques au conflit ont considérablement varié dans leurs approches respectives. De nombreux poèmes de guerre sont restés prisonniers d’une esthétique résolument traditionnelle, fusionnant classicisme et patriotisme dans la majesté de leurs strophes. Au contraire, des expérimentations poétiques telles que les Calligrammes d’Apollinaire, si féconds en images, ou la prose poétique d’un Cendrars dans J’ai tué, ont cherché à bousculer de façon radicale les notions préconçues de forme et de contenu. Le travail d’Apollinaire, de Cendrars et d’un certain nombre d’autres poètes a été immédiatement introduit dans la continuité de l’histoire littéraire, mais une attention minime a été accordée au contexte biographique de sa production et à l’engagement politique de ses auteurs.  Aujourd’hui, leur poésie est non seulement traitée comme un artefact des tranchées, mais elle est reléguée dans un oubli relatif où seule l’importance de sa contribution au modernisme est examinée.

​Il suffit pourtant de lire Anthem for Doomed Youth d’Owen en parallèle avec J’ai tué de Cendrars (ces deux textes ont été écrits en 1917-1918) pour remarquer combien l’oeuvre de Cendrars était novatrice pour l’époque.

Avec une tonalité élégiaque, le sonnet d’Owen pleure sur ces jeunes hommes qui « meurent comme du bétail ».  En revanche, la poésie en prose de Cendrars transgresse les normes culturelles et littéraires en décrivant avec franchise et froideur cet acte tabou : tuer un autre homme sur le champ de bataille.  À des années lumières en avance des strophes mélancoliques d’Owen, Cendrars condense progressivement les phrases de son texte, s’affranchissant des règles et des coutumes pour ne plus rédiger que des fragments, de sorte que le point culminant suggéré par le titre est rendu sur un ton agressif et crispé : « Et voilà qu’aujourd’hui j’ai le couteau à la main…  Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés, prêt à bondir dans la réalité…  Je vais braver l’homme.  Mon semblable.  Un singe.  Œil pour œil, dent pour dent »2.  Au lieu de pleurer les victimes, ces phrases fragmentées mettent en scène le tueur, une position radicale aujourd’hui encore.

​C’est un rôle de contre-exemple provocateur que doit jouer le groupe encensé  des  poètes-soldats britanniques. Des relectures fructueuses d’oeuvres modernistes telles que J’ai tué sont rendues possibles lorsque leur place au sein de la guerre est ouvertement reconnue.

Espérons que durant les années de commémoration qui nous attendent, la poésie française qui fut produite du fond des tranchées aussi bien que les poètes-soldats qui l’ont créée, sauront se détacher du groupe plus large des écrivains combattants morts pour la patrie.

Nichole Gleisner​

Traduit de l’anglais (USA) par Benjamin Hoffmann

Nichole Gleisner, écrivain, traductrice, habite à New Haven, Connecticut. Elle s’intéresse à la littérature de la Grande Guerre, qui a été le sujet de sa thèse en 2011 à Duke University.

Notes

Notes
1Laurence Campa, Poètes de la Grande Guerre. Expérience combattante et activité poétique (Paris : Éditions Classiques Garnier, 2010), 14.
2Blaise Cendrars, J’ai tué (Paris: Éditions Georges Crès et Cie, 1919), 20.
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