Ce que la crise financière nous dit de la magistrature

Les tribunaux français, somme toute, ont été peu saisis des conséquences de la grande crise financière qui a commencé en 2007, et dans le lot, peu de litiges ont porté sur les techniques qui en ont été le cœur : la titrisation, les swaps et autres produits dérivés, ces techniques qui ont pour point commun d’assurer la dissémination des risques.

L’affaire Kerviel, celle qui a le plus intéressé les médias, n’est pas représentative de cette crise, pas plus que ne l’était l’affaire Madoff. Quand les comportements sanctionnés relèvent de la fraude, ils ne témoignent pas des déviances d’un système, seulement du peu de sérieux des contrôles. C’est quand les comportements ne sont pas illégaux, lorsqu’ils sont au contraire, sinon majoritaires, du moins considérés comme normaux dans une conjoncture donnée, qu’ils donnent la véritable nature de la situation. Bien peu, trop peu d’affaires de ce genre ont été portées devant les tribunaux français.

Deux affaires, pour le coup typiques des causes et des manifestations de cette crise, ont néanmoins marqué la chronique judiciaire : l’affaire dite des fonds « monétaires dynamiques », conçus et commercialisés par un groupe financier indépendant auprès d’investisseurs de toute sorte, et l’affaire des « prêts toxiques », proposés par de grands établissements de crédit aux collectivités territoriales et à certaines autres personnes publiques.

Dans l’affaires des « fonds monétaires dynamiques », les investisseurs en produits d’épargne collective ont découvert, mais trop tard, que les fonds auxquels ils avaient souscrits detenaient des actifs de titrisation compromis1.

Ces affaires sont éclairantes aussi pour ce qu’elles nous disent de la magistrature française quand elle est confrontée aux suites  d’une crise financière.  Il est légitime de parler ici de la magistrature, car dans ces contentieux civils et commerciaux, les décisions sont rendues par des magistrats professionnels, ceux de l’ordre judiciaire, et devant les tribunaux de commerce par des juges bénévoles choisis dans le monde des affaires – et non pas par des jurys, qui incarneraient de façon plus topique le Peuple français au nom duquel la justice est rendue. Les décisions rendues en illustrent les réactions. Les tribunaux dans ce type d’affaires, cela désigne de fait le groupe humain qui les fait fonctionner, avec son histoire et bien sûr sa diversité !

La dimension judiciaire

Dans l’affaire des fonds « monétaires dynamiques », l’Autorité des marchés financiers, qui n’est pas une juridiction de l’ordre judiciaire mais une quasi-juridiction de nature administrative, prononçait le 18 juin 2009 deux condamnations contre les entités du groupe financier responsables de la conception, de la gestion et de la commercialisation de ces fonds. Condamnations claires mais relativement modérées, jugeaient certains commentateurs, et publiées opportunément par la Commission des sanctions en plein milieu de l’été 2009.

Saisis au sujet des mêmes fonds par des investisseurs mécontents cette fois, les tribunaux de première instance ont refusé dans la plupart des cas de condamner les deux entités en cause, considérant, en substance, que le « devoir de conseil » reconnu en droit à la charge du professionnel envers l’investisseur non professionnel, n’avait pas été méconnu eu égard aux faits de chaque litige.  Ce devoir de conseil est reconnu en droit positif depuis plusieurs années. Il permet de rechercher la responsabilité du prestataire de services, établissements de crédit ou gestionnaires d’actifs. Les tribunaux l’ont donc très souvent écarté. Certes, dans une décision particulièrement sévère mais très isolée2, la Cour d’appel de Paris infirmait, le 18 mai 2011, l’un de ces jugements de première instance, avec des attendus nets, voire brutaux, d’autant plus étonnants qu’ils comportaient aussi une critique implicite de l’Autorité des marchés financiers, dont la Commission des sanctions avait su se montrer, comprenait-on, quelque peu miséricordieuse. Peu de décisions judiciaires, trop peu, sont de ce type.  L’affaire commence à dater, la prescription est acquise, et il est peu probable que les tribunaux auront encore à en connaître.

Conclusion qu’il est possible de tirer de ce premier volet judiciaire : la magistrature répugne à se placer sur le terrain du « devoir de conseil ». C’est en vain, le plus souvent, que les investisseurs soutiennent qu’ils ne sont pas professionnels de la Finance ni ne sont des opérateurs dits « avertis »3, et que leurs prestataires leurs devaient donc un conseil contre les dangers du produit financier qu’il leur proposait.  Selon la plupart des décisions, les établissements financiers ou les gestionnaires d’actifs concernés soit n’avaient aucun devoir de cette sorte car les investisseurs étaient avertis, soit avaient bien prodigué le conseil requis.

Les tribunaux parviennent à l’une ou l’autre de ces conclusions par une analyse étonnamment rapide, sommaire des faits, sans considération du contexte et surtout sans procéder ensuite au déplacement de concepts auquel la crise financière auraient dû conduire. L’« opérateur averti », celui auquel on ne doit aucun conseil quand on est une institution financière, est apparu à l’occasion d’opérations boursières classiques, non dans ce qu’est devenue la Finance des années 2000, avec ces institutions qui concevaient, sciemment parfois,  des produits financiers viciés dans le seul but de les céder à des investisseurs incapables de les comprendre, et précisément parce qu’ils étaient incapables de les comprendre – bref, tout un système.  A la lecture des décisions, le lecteur est aussi frappé par l’absence de références aux travaux d’économistes et au contexte financier – quand le contexte n’est pas invoqué à la décharge du professionnel de la Finance sur le mode « mais comment aurait-il pu savoir que ….? ».

Disons-le : dans cette première série de litiges, la magistrature a souvent fait le choix du retrait, quand les normes de droit, et le devoir de conseil en particulier, permettaient des décisions plus incisives,

Faut-il y voir un refus du « paternalisme judiciaire », de l’immixtion du juge dans le contrat qui viendraient protéger à mauvais titre, au mépris de la sécurité juridique, ces investisseurs qui n’avaient qu’à mieux réfléchir avant de contracter, eux qui sont d’abord victimes de leur goût de la spéculation ? C’est effectivement une tradition du droit civil, la tradition libérale vieux jeu, mais elle est quelque peu ancienne désormais. Est-ce la complexité technique des contentieux financiers qui dissuade le juge de prendre un parti trop marqué ? Probablement pas : pour ces contentieux, à Paris au moins où les professionnels de la Finance ont souvent leur siège et où ils sont poursuivis, il existe des chambres spécialisées qui n’ont besoin de personne pour comprendre ce qu’est un produit dérivé ou comment fonctionne un fonds d’investissement.

Comme un vœu de pauvreté conceptuelle

L’affaire des « prêts toxiques » aux personnes publiques paraît témoigner de la même pauvreté conceptuelle. Pour une décision qui admet la suspension des remboursements au nom de la possible illicéité du prêt (ordonnance de référé, Paris, 24 novembre 2011, confirmée en appel, le 4 juillet 2012), que de décisions ternes, pauvres !

Trois jugements du tribunal de grande instance de Nanterre (8 février 2013) en donnent une illustration frappante : le département de la Seine Saint-Denis était, notent-elles, un « emprunteur particulièrement averti », ayant une longue pratique des prêts complexes, et la banque DEXIA n’avait à son égard aucun devoir de conseil. Et le jugement de continuer : Le département a conclu le contrat « en toute connaissance de sa nature, de son mécanisme de fonctionnement et de risque de hausse du taux d’intérêt générés par l’évolution des marchés financiers ». En revanche, « il ne peut être reproché à la Banque de ne pas avoir anticipé une évolution défavorable des indices de référence sur les marchés financiers dont il n’est pas établi ni d’ailleurs prétendu que la Banque aurait eu connaissance mais se serait abstenue d’informer son cocontractant ».  Où l’on suppose donc aux personnes publiques une habileté dans la prévision et dans l’estimation des risques supérieure à celle des professionnels de la Finance qui  conçoivent et commercialisent les produits financiers !

Avec ces raisonnements, les tribunaux ne réalisent pas qu’ils se refusent à protéger la personne publique concernée, elle dont la direction financière est une cocaïnomane dopée à l’endettement spéculatif, mais qu’ils exonèrent le trafiquant qui met la substance en circulation, sciemment, sans être capable d’en mesurer le risque4.

Comme la solution devenait socialement inacceptable, le tribunal condamne la banque pour avoir manqué à la forme réglementaire du devoir d’information en matière de crédit, l’indication dans l’acte de prêt du coût économique véritable de l’emprunt (le taux effectif global ou TEG). Dans ce cas, semble-il, il avait été communiqué au département un mois après la conclusion du contrat, et non simultanément. Le tribunal remplace donc la clause d’intérêt, qui mêlait vrais taux et différences de change yen/dollar, par le taux d’intérêt légal, bien plus bas. Ce débat sur le TEG aurait pu appeler une autre solution, et d’ailleurs la banque a fait appel. Dans un litige opposant le même département à la banque DEPFA, un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 25 mars 2014 va dans le même sens : évacuation de tout débat sur le devoir de conseil, qui n’est même pas discuté, et censure de la clause d’intérêt au profit du taux légal car le TEG n’avait jamais été communiqué, cette fois.

Nulle discussion, dans ces décisions, des méthodes de commercialisation, forcenées, que plusieurs ouvrages récents ont décrites, à commencer par l’excellent Dexia, une banque toxique, de Catherine Le Gall et Nicolas Cori (éd. La Découverte 2013). Le plus souvent, il n’est pas non plus tenu compte du principe de droit administratif qui interdit aux collectivités locales de spéculer, en vertu de circulaires du 15 septembre 1992 puis du 25 juin 2010, au nom d’une définition très restrictive de ce qui est spéculatif et de ce qui ne l’est pas. Ce type de prêts n’est pas jugé spéculatif ! Cette définition de la spéculation avait probablement un sens avant la financiarisation des économies entamées dans les années 2000, avant l’essor des produits dérivés et de la titrisation – plus aujourd’hui.  Là encore, les tribunaux saisis se sont refusés à la réinterprétation des concepts.

Le fait qu’il s’agisse en l’occurrence de collectivités locales et de fonds publics, à la différence de l’affaire des « fonds monétaires dynamiques », n’a pas été suffisant pour commander une jurisprudence plus ambitieuse, plus inventive.

C’est ainsi que les magistrats saisis refusent volens nolens de trancher en considération de ce qu’a été la crise financière, soit une gigantesque dérive du système bancaire et financier dans lequel le fonctionnement normal des institutions a consisté à disséminer sciemment un risque non évalué, au nom d’une gestion intelligente du risque financier – le leur. Ne reste alors qu’à ergoter sur les particularités d’une relation contractuelle, le degré de sophistication de l’investisseur, la clarté d’un document plus ou moins critique, les points de forme, … bref, ne reste qu’à séparer les comportements privés de ce qui les raccroche à un système

Plus profondément, rejetant le devoir de conseil, retenant une conception étriquée de ce qui est spéculatif, laissant ainsi de côté le débat de fond, les tribunaux refusent d’incarner une forme de réponse sociale à la crise financière. Ils ne se croient pas socialement autorisés à se prononcer. La situation paraît différente aux Etats-Unis, pays où la magistrature se considère précisément comme une réponse sociale de premier ordre, mais aussi en Allemagne et en Italie. Choquons les professeurs de droit : c’est parce qu’il souhaitent rejeter le débat de fond, le considérant comme étranger à leur juridiction, que les tribunaux, trop souvent, rejettent les arguments tirés du devoir de conseil ou retiennent une conception étriquée de ce qui est spéculatif et interdit. La fin commande les moyens.

Souveraineté limitée

Ce type de décisions paraît donc quelque peu « en retrait » par rapport à la gravité des questions. Ce retrait est d’autant plus embarrassant que l’Etat, vers lequel les personnes publiques avaient commencé de se tourner et qui a préconisé la voie de la médiation par opposition à celle des recours contentieux, se trouve désormais partie prenante dans le débat en tant que garant de la banque DEXIA. Pour celles-ci, il n’est pas d’un grand secours en ce moment5, allant jusqu’à imaginer une solution baroque comme la validation rétroactive des pseudo clauses d’intérêt assortissant les prêts toxiques. On connait les protestations des représentants de collectivités locales et surtout celles du président de la Fédération hospitalière de France.

Concluons : reconnaitre à la charge des professionnels de la Finance, de façon plus nette, un devoir de conseil dès lors qu’il s’agit des produits financiers nés de la dérive des années 2000, ou bien considérer que ces produits étaient illicites s’agissant de personnes publiques qui ne peuvent spéculer, ce serait départager des intérêts sociaux, et la magistrature en France ne s’en sent pas le droit.

L’observation n’est pas nouvelle : les tribunaux de l’ordre judiciaire pratiquent la modération quand sont à trancher des questions économiques à fort potentiel politique, si bien que c’est aux Etats-Unis, pays où les tribunaux ont spontanément une haute idée de leur rôle et une conception extensive de leur compétence, que se règlent souvent des affaires françaises, du litige concernant les indemnités de départ d’un ex-dirigeant de Vivendi au scandale du LIBOR aujourd’hui.

Ce droit d’intervenir clairement au nom du bien public, le Conseil constitutionnel s’en est emparé dans sa sphère de compétence : sa décision du 29 décembre 2013 a considéré, en substance, que la validation rétroactive, globale, des contrats de prêts dépourvus de TEG (ceux qui sont décrits ici) portait une atteinte injustifiée aux droits des personnes morales ayant souscrit un emprunt. Ce faisant, le Conseil se saisit de la difficulté et donne une appréciation qui contredit frontalement celle du gouvernement – ce qui témoigne d’un sens tout différent de sa propre légitimité.

Il est bien dommage en définitive que les tribunaux judiciaires ne se croient pas autorisés, non seulement à juger formellement au nom du Peuple français, mais aussi à se faire les interprètes du bien public.  Il ne s’agit pas d’agir de façon arbitraire et superficielle, mais de tirer argument des travaux sur la crise financière et sur le système qui l’a rendue possible, crise aujourd’hui bien documentée.

Stéphan Alamowitch

Stéphan Alamowitch est avocat spécialisé en droit financier.

Notes

Notes
1Actifs de titrisation qui reflétaient souvent des prêts dits « subprime » faits aux Etats-Unis.], d’où des pertes en capital inattendues pour des placements de trésorerie, censés être sans risque. Dans l’affaire des « prêts toxiques », les collectivités locales, les hôpitaux publics, … ont compris, eux aussi un peu tard, que les clauses atypiques des contrats de prêt qu’on leur avait proposés supposaient un jeu sur les produits dérivés de taux et de change, une spéculation de tous les instants, aux résultats désormais catastrophiques[2. « Les emprunts structurés à risque correspondent à des produits financiers très attractifs parce qu’ils proposent des taux d’intérêt bien plus intéressants que le marché, mais ils comportent une « deuxième phase » qui se déclenche au bout de quelques années et comprend une part de risque importante, liée à l’évolution d’indices, de monnaies… d’objets spéculatifs totalement déconnectés de la réalité de celui qui emprunte et qui n’aurait sinon aucune raison d’y être confronté. », Le Monde du 11 avril 2014, Comment les hôpitaux sont aussi touchés par les « emprunts toxiques » ?
2Elle avait été précédée par une décision du tribunal de commerce de Bayonne du 19 juillet 2010.
3 Envers les professionnels de la Finance et les autres opérateurs avertis, la banque et le gestionnaire d’actifs n’ont pas d’obligation de conseil, précise la jurisprudence.
4Et qui se garde bien de la consommer lui-même ou de la vendre aux grandes entreprises qui, elles, auraient su en déceler le danger.
5En admettant qu’il l’ait jamais été : les résultats de la médiation Gissler, le haut-fonctionnaire nommé comme médiateur en novembre 2009, sur les litiges en cours sont assez piètres.
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