Comment la Silicon Valley peut déstabiliser le Parti démocrate

Bien des choses ont été écrites au sujet de la division de plus en plus nette au sein du Parti républicain entre le monde des affaires, les “corporations” d’un coté, et de l’autre le Tea Party.  Néanmoins, à cause de l’influence croissante des entreprises de haute-technologie au sein de leur propre parti, les Démocrates vont à leur tour devoir se poser la question des oppositions d’intérêts majeures et complexes avec le monde des affaires.

Gagner à leur cause les dirigeants des plus grandes entreprises high tech a été une vraie victoire pour les Démocrates, du moins au départ. Ce n’est pas seulement parce que ces dirigeants représentent une source de financement considérable ; c’est aussi parce que certains d’entre eux ont apporté une expertise cruciale au Parti démocrate, expertise dont les Républicains ont mis longtemps à se représenter l’intérêt. Il y a toujourse eu des personnes fortunées pour soutenir les causes libérales, au sens américain, et progressistes, que ce soit par par conviction ou par intérêt personnel, mais l’élite économique de la Silicon Valley, hors Hollywood, pourrait bien être la première classe capitalistes à s’identifier aussi complètement aux progressistes.

La nouvelle alliance

Cette alliance entre les dirigeants de la high tech et les Démocrates est relativement nouvelle.  Dans les années 70 et 80, les positions politiques des leaders de la Silicon Valley correspondaient plutôt au centre du Parti républicain. Mais la nouvelle génération d’oligarques est très différente des traditionnelles « tête d’oeuf » qui faisait l’ordinaire de la Silicon Valley. Plus branchés médias et moins dépendants  de la production industrielle, les nouveaux patrons sont moins portés à réclamer des politiques de développement des infrastructures et des politiques de soutien des affaires, ce que réclamaient souvent les entreprises plus traditionnelles. Elles tendent également à avoir des opinions plus progressistes sur le mariage homosexuel ou sur le changement climatique, en résonance avec le canon du Parti démocrate de l’époque Obama.

Dans ce processus, la baie de San Francisco, en particulier le couloir Silicon Valley-San Francisco, est devenu l’une des régions les plus solidement progressiste des Etats-Unis. Les entreprises dominantes de haute-technologie, la plupart établies dans cette zone, envoient plus des quatre-cinquièmes de leurs contributions aux candidats démocrates.

Cette alliance avec la  high tech est d’ailleurs en train de créer pour le Parti démocrate un pool de candidats potentiels, estampillés Business, qui comprend par exemple le co-fondateur de Twitter, Jack Dorsey, qui a affirmé qu’il se présenterait un jour aux élections pour la mairie de New York, même s’il réside aujourd’hui à San Francisco.

Ces « oligarques high tech » vont inévitablement renforcer la prépondérance médiatique dont jouit le Parti démocrate. Ainsi, ces deux dernières années, Chris Hughes, entrepreneur high-tech et allié d’Obama, reprendre la vénérable New Republic, tandis que Jeff Bezos d’Amazon, a acheté le Washington Post.  Plus important encore, des firmes high tech pro-démocrates telles que Microsoft, Yahoo ou Google dominent désormais le business de l’information en ligne, alors que d’autres telles que Netflix ou Amazon investissent avec détermination dans les secteurs  de la musique, du cinéma et de la télévision.

Cette nouvelle alliance avec les firmes de la high tech comportent de nombreux avantages pour le Parti démocrate, mais elle menace aussi les soutien traditionnels du Parti – les minorités ethniques, les syndicats et le secteur public – qui doit s’essayer à une synthèse électorale qui concilie sens du progrès social, sensibilité aux questions d’environnement et de vagues instincts libertariens. Ce secteur économique, qui enregistre plutôt de mauvaises performances sur le plan du droit social et de l’équité, pourrait s’avérer problématique pour les Démocrates qui mettent en avant les conflits de classe comme tactique principale.  Malgré son enracinement dans la contre-culture et ses penchants progressistes branchés, la Silicon Valley se révéle tout aussi féroce et cupide que n’importe quelle autre meute capitaliste. Les journalistes de la gauche branchée devront changer de point de vue sur la Silicon Valley quand ils auront compris qu’ils sont devenus les propagandistes d’une nouvelle élite capitaliste et d’inégalités outrancières.

Sujets de discorde

La protection de la vie privée est un problème qui devrait diviser les “liberals” et autres progressistes des dirigeants de grandes sociétés high tech. Traditionnellement, les premiers sont aux avant-postes quand il s’agit de protéger les données à caractère personnel.  Mais désormais, les sociétés du secteur font tout, et avec l’appui des Démocrates, pour bloquer les règles protectrices de la vie privée qui pourrait préjudicier à leurs profits en Europe et chez elles aux Etats-Unis.

Un autre inévitable point de départ du conflit  concerne les syndicats, groupe qui constitue le cœur de l’électorat progressiste. Le venture capitalist Mark Andreesen a récemment déclaré qu’ « il ne semble pas y avoir de place» pour les syndicats dans l’économie moderne car les gens « se mettent sur le marché eux-mêmes avec leurs compétences ». Ainsi, Amazon a combattu les syndicats aux États-Unis, et  même en Europe où ces derniers jouent pourtant un rôle plus important.

Figures de l’égalité ? Les fervents défenseurs de la Silicon Valley parlent de « glorieux cocktail de prospérité » qu’ils auraient concocté. Néanmoins, ils ont été très longs à s’occuper du vaste gouffre social qui existe sous leurs pieds, et n’ont d’ailleurs pas même cherché à le combler.

Beaucoup d’employés qui constituent le cœur de firmes telles que Facebook et Google apprécient leurs nombreux services (repas de qualité, service de gardes d’enfants, services ménagers) qui ont pour but de créer, comme un cadre de Google l’a affirmé, « le lieu de travail le plus heureux et productif du monde ». Mais la réalité est moins plaisante pour d’autres travailleurs dans les services à la clientèle ou dans la vente, notamment dans les Apple stores, et même encore moins plaisante pour les travailleurs dans les domaines de la sécurité, de la maintenance et de la restauration.

Ainsi, dans la dernière décennie, la Silicon Valley s’est développée presque entièrement dans des voies qui ont avantagé une population de cadres, en général blanche et asiatique. De nombreuses entreprises sont assurément soucieuses de leurs quotas de diversité. Cependant, un récent rapport prouve que la part des Hispaniques et des Afro-américains, déjà bien en dessous de leur proportion au sein de la population, a diminué dans la dernière décennie. Selon le San Jose Mercury News, les Hispaniques, environ un quart de travailleurs locaux, tenaient en 2008 5,2% des emplois dans les dix plus grandes entreprises  de la Silicon Valley, alors qu’en 1999 ils représentaient 6,8%. La part des femmes cadres a également diminué malgré la médiatisation de certaines dirigeantes telles que Marissa Mayer chez Yahoo ou Sheryl Sandberg chez Facebook.

IPO, geeks et miséreux

Beaucoup des brillants geeks, blancs et asiatiques, à Palo Alto ou à San Francisco pourraient bientôt fêter leur entrée en bourse. Dans le même temps, d’après un rapport du Joint Venture Silicon Valley datant de 2013, les salaires des Afro-américains et des Latinos, le tiers de la population de la région, ont chuté respectivement de 18% et de 5% entre 2009 et 2011. En effet, la Silicon Valley s’étant désindustrialisée et ayant perdu ainsi plus de 80 000 emplois dans l’industrie depuis 2000, plusieurs de ses zones, notamment San Jose où se concentraient les entreprises manufacturières, ressemblent plus à la Rust Belt (« ceinture de la rouille »)  qu’à un exemple de zone technologique prospère.

Dans l’ensemble, selon une analyse du libéral Center for American Progress, beaucoup d’emplois sont payés moins de 50 000 dollars par an (37 000 €), bien en delà des besoins nécessaires pour mener une vie décente dans cette ère « ultra high tech ». Les travailleurs à mi-temps dans la sécurité manquent souvent d’allocations retraite ou santé, et n’ont ni de congés-payés ni d’arrêts maladie. On pourrait dire la même chose des concierges et employés qui nettoient derrière l’élite de la haute technologie.

Le taux de pauvreté dans le comté de Santa Clara est passé de 8% en 2001 à 14% malgré le boom technologique récent. Aujourd’hui, à San Jose une personne sur quatre est sous-employée ce qui représente une hausse de 5% depuis une dizaine d’années. Dans le comté de Santa Clara, le nombre de personnes ayant recours à des bons alimentaires a augmenté de 25 000 il y a une dizaine d’années à 125 000 de nos jours. De plus, San Jose accueille le plus grand camp de sans-abris des Etats-Unis connu sous le nom de « Jungle ». Russel Hancock, président de la Joint Venture Silicon Valley, a reconnu que la « Silicon Valley est en réalité deux vallées distinctes. Une vallée de ceux qui ont les moyens, et une autre vallée de ceux qui n’en ont pas ».

Ces réalités mettent en évidence que les magnats de la haute-technologie, malgré leurs opinions socio-libérales, sont en train de créer un nouvel environnement pour le « 1% » où tout est aussi exclusif que dans l’environnement traditionnellement associé à Wall Street. À l’aéroport de San Jose, Google dispose d’une flotte de jets privés qui provoque un vacarme énorme et ces appareils sont devenus une nuisance pour la classe laborieuse habitant aux alentours. Les dirigeants de Google  se targuent de leur agenda « écolo » mais ces mêmes personnes sont beaucoup moins cohérentes lorsqu’elles brulent l’équivalent de plus de 10 millions de gallons de pétrole.

Au même moment, ces puissants détiennent également le record de l’évasion fiscale – un problème qui devient de plus en plus manifeste – qui rendrait verts de jalousie des ploutocrates tels que Mitt Romney. Certains, comme Bill Gates, ont soutenu publiquement une hausse d’impôts pour les nantis, mais en réalité Microsoft, Facebook ou Apple ont tous veillé à sauver leurs milliards en exploitant habilement le Code des impôts et ont mis leurs profits bien à l’abri offshore. Les fondateurs de Twitter ont même exploité habilement d’obscures failles dela réglementation afin d’éviter de payer des impôts sur certains profits tirés de leur introduction en bourse, qu’ils ont mis de côté pour leurs héritiers.

Ce lot de contradictions s’observe jusque dans les questions de vie privée.   Marissa Meyer de Yahoo, ancien cadre de Google, a banni le télétravail pour les employés, ce qui est particulièrement critique pour ceux qui ne peuvent pas loger leur famille dans la très cossue ville de Palo Alto. Cependant, Mayer enceinte à cette époque n’a vu aucune contradiction à faire construire une crèche à usage privé à son propre travail.

Ce modèle de développement économique semble bien être plus attractif pour ceux qui croient en la « loi du plus fort » que pour des personnes ayant des valeurs libérales, progressistes plus traditionnelles. L’alliance des Démocrates avec ces magnats de la haute-technologie peut être, pour l’instant, une aubaine pour la cause progressiste et ses champions, mais à un moment donné, même les plus aveugles vont commencer à comprendre avec qui ils sont réellement en train de partager leur lit.

Joel Kotkin

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