Portrait du colonisé (à l’ère numérique)

Sitôt levé d’un mauvais sommeil entrecoupé par les sonneries brèves des mails arrivant sur son portable non désactivé, il ouvrira son ordinateur pour consulter les messages Facebook (plus de 300 friends), charger son i-phone. Au petit-déjeuner, il twittera une ou deux fois, puis sans cesse jusqu’au soir. Dans le métro, il se branchera sur i-tunes, jouera à un jeu vidéo, ou profitera d’un siège pour consulter sa  tablette numérique, glissant un index expert sur l‘écran. Il passera ensuite  près de 12 heures devant un ordinateur, ne quittant son travail sur des logiciels experts  – dont il ne cessera d’updater les versions – que pour browser et surfer sur internet, de préférence sur sa tablette car on peut manger en la regardant. Il googlera sans cesse, de sa voiture avec son GPS à ses consultations encyclopédiques.

Pendant les conversations avec ses semblables, il s’interrompra soudain pour plonger sur son portable, y lire des messages et des SMS, y compris quand il parlera à des personnes haut placées. Le semblable en question n’en sera pas choqué : il fait de même. Il n’aura d’ailleurs plus guère d’occasions de rencontrer des gens en face à face, et préfèrera les interactions électroniques, car il est plus facile d’y mentir, ou de se tirer de l’embarras en glissant un smiley que quand on est face à un individu en chair et en os. C’est de là qu’il recevra ses ordres, échappant rarement à une requête pressante plus de 24 heures, les robots internet le rappelant automatiquement à ses devoirs dès qu’il n’y obéit pas. Au concert ou à l’opéra, il pestera contre ceux qui laissent leur portable sonner pendant l’adagietto de la Cinquième de Mahler, avant de réaliser qu’il est l’un d’eux. Avant, il pianotait sur son Blackberry avec les deux pouces ;  il a appris à en faire autant sur l’i-phone, qu’il a en main presque à chaque minute de la journée. Il consultera son compte bancaire avec l’e-banking, réservera son train et son avion de même, gardant des dizaines de mots de passe en mémoire ou les envoyant sur le cloud,  passant son temps à chercher de meilleures offres de forfait internet.

Il n’usera quasiment plus de livres papier, ni même de papier et de crayon, car il se servira de son portable ou de sa tablette en chaque occasion, le post it même devenant un lointain souvenir. Il achètera des e-books, et n’emmènera en voyage que son kindle: s’il doit lire Guerre et paix ou  Sainte-Lydwine de Schiedam c’est moins fatiguant. D’ailleurs même s’il voulait encore lire et écrire, il rencontrerait les plus grandes difficultés dans les hôtels, qui n’ont plus de lampes pour éclairer ceux qui veulent lire au lit ni de table où écrire (la place jadis consacrée à cela étant occupée par un vaste écran). Il n’acceptera d’ailleurs plus dans les hôtels que le wifi  soit défaillant, et éprouvera une grande sympathie pour ces victimes d’inondations qu’on voit à la télé déclarer en larmes qu’ils n’ont plus de connexion internet.

Ses enfants seront munis de tablettes avant même de savoir lire, puis en recevront à l’école. Bientôt au lycée, puis à l’université la moitié des cours seront des MOOCs, les meilleurs lycées délivrant les meilleurs MOOcs, les universités offrant quasiment tous les enseignements de premier cycle sous cette forme, les séminaires en présentiel étant réservés pour les élites ou pour ceux qui ont les moyens de les payer.

Il n’aura plus de cartes de visite, puisque sa page wiki en tiendra lieu – c’est d’ailleurs là qu’il apprendra tout ce qu’il y a à savoir d’Alexandre le Grand ou de Gilles de Rais. Il n’enverra plus ni lettres ni cartes postales, qu’il trouvera toutes sous forme électronique –  il passera même son temps à souhaiter fêtes et anniversaires par tweets ou e-mail –  et il n’ira guère à la poste. Et encore car il fera ses courses et ses envois sur internet, et contemplera les marchés de village européens avec nostalgie comme nous le faisons encore pour ceux d’Afrique ou en Amérique du Sud.

Il aura bien du mal à interagir avec les personnes déshéritées qui ont encore l’impudence de ne pas se servir quotidiennement de la toile, ou avec les vieillards qui n’ont pas intégré les derniers progrès technologiques, et basculent peu à peu dans cette zone de non droit et de solitude glacée dans laquelle se retrouvent ceux qui n’ont pas accès aux écrans.

Vers un Avenir Numérique Radieux

Certains trouvent ravissant l’Avenir Numérique Radieux qui nous attend,  et s’en vont porter la Bonne Nouvelle : tant mieux si les livres et la civilisation du papier imprimé disparaissent ; tant mieux si le savoir ne se transmet plus qu’en mode « virtuel » et non plus en  « présentiel » ; tant mieux si la «Petite Poucette » futuriste qui pianote sur son I-pad évacue les « Grands Papas ronchons » ; tant mieux si la démocratie devient électronique et si la société devient celle de la « connaissance » ; tant mieux si l’enseignement se fait par ordinateur.  Quand nous contemplons nos enfants et la manière naturelle dont ils usent des outils électroniques, ne contemplons-nous pas des mutants ?

D’autres, comme Raffaele Simone et Roberto Casati, trouvent cet univers – celui du Webocène – infernal. Ils appellent, tels des Fanon, les damnés du Web à se révolter contre le colonialisme numérique, et décrivent notre condition de colonisés avec la minutie d’un Albert Memmi. Ils ne sont pas les premiers, ni les seuls, à entrer en résistance, mais ils nous donnent, dans deux livres très bien faits,  des armes bien plus efficaces et précises que de vagues appels à sauver les livres et l’écrit, en analysant la nature de la société numérique et en dénonçant les tours de passe-passe de ses promoteurs.

Il peut paraître abusif  de parler de « colonialisme numérique ». Qui nous a colonisés, sinon nous-mêmes ?

D’un côté, il vaudrait mieux parler de servitude volontaire, ou de changement d’écosystème, dont Simone décrit avec minutie la mise en place comme un processus d’ « exaptation » : c’est l’organe numérique qui crée la fonction, engendrant des besoins et des contraintes nouveaux. Mais de l’autre, la médiasphère est bien l’objet d’enjeux tout aussi politiques que sociaux  qui relèvent d’une mise en place parfaitement concertée : à travers elle, c’est le système de la lecture, et avec lui celui de l’enseignement et de la sélection des élites, celui de la mesure de l’opinion et de l’expression des votes, et la conception de la démocratie qui sont en cause. Aussi distribué, libre, ouvert, l’univers du web semble-t-il être, il est une industrie comme les autres, qui a ses concentrations de pouvoir, ses chefs invisibles, ses censeurs, et surtout ses prophètes (par exemple, Michel Serres en France, Mark Prensky aux Etats Unis, Paolo Ferri en Italie).

Casati appelle colonialisme numérique une idéologie qui se résume à une conditionnelle : « Si tu peux, tu dois ». Si tu peux faire avec le numérique une activité que tu pouvais auparavant faire avec une autre technologie ou sans technologie, alors tu dois le faire : si tu pouvais lire avec des livres mais peux le faire avec un kindle, alors tu dois le faire ; si tu pouvais enseigner face à ta classe, mais peux à présent le faire avec des MOOCs, alors tu dois le faire, etc.

Un énorme passage de « est » à « doit » s’accomplit, selon lequel le fait du changement technique nous conduit, pour parler comme Hume, par une transition insensible, du fait de ce changement à la norme qu’il est supposé inspirer. Ceux qui refusent ce raisonnement, et qui refusent de se laisser coloniser par telle ou telle technologie, passent immédiatement non seulement pour des passéistes, ce qui n’est pas  très grave car le ridicule ne tue pas, mais aussi pour des luddistes, qui veulent casser les nouvelles machines pour garder leur emploi dans l’ancien système pré-numérique.

Ainsi s’instaurent des dualismes absurdes : si tu n’es pas prêt à faire migrer vers le numérique toutes les activités que tu peux à présent importer dans ta vie quotidienne, alors c’est que tu veux casser l’outil, que tu n’es plus dans l’coup papa. Le résistant au colonialisme refuse ce raisonnement : il ne demande pas à revenir aux nids d’acariens que sont les ouvrages papiers de  la bibliothèque, ni à écrire avec une plume d’oie, il demande seulement « pouce » à la Poucette, à ne pas accepter pour argent comptant toute mutation numérique, à s’adapter plutôt qu’à s’exadapter. Il dénonce le sophisme naturaliste du colonisateur qui nous conduit sans cesse de la nature numérique à la norme numérique.

Raffaele Simone

Des deux livres de nos anti-colonialistes, celui de Raffaele Simone est le plus ambitieux. Il entend montrer, en s’appuyant à la fois sur l’histoire, sur l’anthropologie, sur la sémiotique et la psychologie, ce qu’a été l’introduction de l’écriture, de la lecture, puis de l’imprimerie pour l’humanité, instaurant une forme d’intelligence qui rompt avec l’ordre sensoriel dominé par le visuel, en introduisant un nouvelle forme de vision, la vision alphabétique, qui rompt avec l’ordre simultané pour instaurer un ordre linéaire et une forme d’intelligence séquentielle.

Avec le numérique et internet, le texte se dissout, et l’on revient à nouveau vers l’ordre simultané. A une lecture autoguidée, capable de revenir en arrière aisément, laborieuse, associée à un dispositif cognitif monosensoriel et linéaire, se substitue une lecture hétéroguidée, non corrigeable, multisensorielle et fortement teintée d’iconicité. De même que le livre a délogé les arts de la mémoire de l’antiquité, les technologies numériques nous reconduisent vers l’intelligence iconique, changent notre relation aux textes et la nature même des textes, qui deviennent décontextualisés, instables, perpétuellement révisables, sans auteur, diffusables quasiment à l’infini.

Ce n’est pas pour autant un retour aux arts de la mémoire, mais, comme le montre Simone, une organisation minutieuse de la mémoire par délégation et de l’« amnésie numérique » – et par « un gigantesque processus collectif d’oubli », un ars non pas memoriae mais oblivionalis. Quoi de nouveau, diront les coloniaux, puisque l’écriture faisait de même, comme Platon le montra dans le Phèdre, et comme Derrida et son inventif disciple dissident italien Maurizio Ferraris (dans son livre Documentalità) l’ont confirmé ?

A une nuance près : l’encyclopédie de jadis était une « endopédie » qui reposait sur tout un ensemble de méthodes et sur toute une organisation sociale, au sein de laquelle le savoir s’acquérait au-dedans, dans la famille,  à l’école, à l’université, alors que l’encyclopédie qui naît du numérique est une « exopédie », non seulement parce que le savoir s’acquiert et se diffuse en dehors de ses lieux traditionnels et que la lecture cesse d’être ce lieu clos, solitaire et silencieux pour devenir une activité publique, pleine de promiscuité et de fureur, d’histoires racontées par des idiots numériques qui ne signifient rien.

Simone montre encore comment le web produit un processus de déréalisation des objets, et de nouveaux arts du faux, avec leur cortège de pillages, copiages, plagiats, et de production de l’apparence.  La contre-attaque de Simone contre la toile est clairement de type platonicien, se réclamant des grandes distinctions réel/idéal, apparence/réalité, idées/sensible, mémoire/oubli, raison/déraison.  Son platonisme fait penser à celui des grands humanistes italiens de la Renaissance. Il nous faut bien  en effet une renaissance, mais pas celle que les colonialistes nous prédisent. Il faut souscrire à ce platonisme, et sans réserve : il y a des lois de l’esprit, qui sont non négociables, et que la toile viole sans cesse.

Cette attaque brillante et argumentée ne manquera pas de susciter, chez les grands alliés des colonialistes numériques que sont les penseurs post-modernes, une réaction prévisible. Pourquoi voir dans ces mutations une Mauvais Chose, qui détruit une Réalité à laquelle nous n’avons jamais cru, et un ordre des Idées  qui n’a jamais existé, même sous le Gutenbergocène ? Ne savons-nous pas que la Guerre du Golfe n’a jamais eu lieu, que nous n’avons jamais été modernes, que les modes d’existence sont multiples et pas réductibles à un seul ? Let a million web flowers bloom !  La cyberliberté guidant le peuple ! Pourquoi, de plus, protester contre ces mutations ? Elles sont, comme celles de la biologie, irréversibles, et de plus l’humanité s’est toujours bien adaptée : aimons ce qui est, sans protester au nom d’un Idéal creux.

« Vous êtes dégoûtés du savoir ? Essayez l’ignorance ! »

Mais tout ce raisonnement est basé sur le même argument que celui du colonialiste numérique : d’une part, il nous enjoint de ne jamais distinguer l’être et le devoir être, ce que nous sommes devenus et ce que nous devrions devenir, et d’autre part, il nous dit qu’il nous faut devenir encore plus ce que nous sommes devenus, à savoir des idiots et des ignorants (selon le fameux slogan : « Vous êtes dégoûtés du savoir ? Essayez l’ignorance ! »). Contre ce genre de raisonnement, Casati nous apporte d’excellentes armes. Il démonte en particulier très bien l’un des mythes favoris des colonialistes, celui du  «  natif numérique », bien illustré en France par le succès de la Poucette serrienne, selon lequel une mutation anthropologique est en marche, une nouvelle génération ayant déjà pris le tournant, les papys et mamys numériques devant leur emboîter le pas. Mais il n’y a aucune preuve établie de l’existence de cette mutation (op.cit p. 84 et seq.).

Il n’y a ni preuves d’une population spécifique de tels natifs numériques ni de l’existence de cyberextraterrestres parmi nous, sauf à désigner par là une infime partie de la population mondiale. Il n’y a aucune raison de penser qu’il existe une intelligence numérique spécifique, qui soit distincte de l’intelligence ordinaire – bien qu’il soit vrai, comme le montrent aussi bien Casati que Simone, qu’on essaie de nous imposer une telle intelligence : autrefois on se demandait si l’intelligence artificielle peut  réellement reproduire l’intelligence naturelle, mais le colonialiste ne se pose même pas cette question, car le problème pour lui est simplement de créer les conditions dans lesquelles la seconde obéira à la première. Les effets positifs des gadgets électroniques sur les performances scolaires sont douteux, et le multitasking n’est pas une nouvelle manière libératrice d’agir et de penser, mais un type de design qui n’ a rien d’ irrésistible et qu’on cherche à nous imposer. Il n’y a en particulier aucune raison de souscrire – en tous cas sans argument, comme le font la plupart des autoproclamés  philosophes de la civilisation numérique, à diverses thèses qui occupent le débat

Connaissance et information

La première est la thèse de l’identité de la connaissance et de l’information et son corollaire : transmettre la connaissance n’est rien d’autre que faire passer de l’information. Tout savoir est basé sur une information, mais il y a plus dans la connaissance que l’information ou l’opinion vraie, comme l’avait soutenu Platon. Dans la connaissance, il y aussi la justification et la raison. Si une croyance vraie  ou une « information » est obtenue par hasard, ou acquise par lecture sur le web, elle n’est pas encore une connaissance, tant que celui qui la reçoit n’a pas les moyens de la justifier. On peut lire sur le net l’énoncé du théorème de Pythagore, mais si on n‘est pas en mesure de le démontrer, on ne connaît pas le théorème. Cette confusion est permanente dans la conception de la pédagogie qu’ont les colonialistes : acquérir un savoir ce n’est pas « recevoir un contenu » et enseigner, ce n’est pas « transmettre des contenus » ou des informations. Pour apprendre et enseigner, il faut bien plus, il faut s’approprier le savoir, ou, pour reprendre la métaphore du Ménon , l’ancrer dans son esprit pour que les croyances vraies ne s’échappent pas comme les statues de Dédale qui étaient si fidèles à la réalité qu’elles finissaient par vivre leur vie toutes seules (comme la réalité virtuelle elle-même).

Cette confusion est au cœur d’un des derniers avatars de la cyberculture, celle qui entend nous imposer les MOOCs, véritables drones de l’enseignement supérieur, qui déréalisent la relation éducative en proposant de se passer de l’enseignant. En effet, pourquoi pas s’en passer, si enseigner c’est simplement « transmettre des contenus » ? Un autre véhicule, comme un robot ou un podcast, ferait aussi bien l’affaire. Corollaire de cela, l’idée que l’enseignant serait là pour « animer » un travail déjà effectué par un robot. Les MOOCs aussi imposent un format à l’enseignement, dont il n’y encore aucune raison de penser qu’il doive s’imposer. Non seulement l’idée que la validation des diplômes pourrait dépendre des « pairs » qui suivent un cours, donc des étudiants eux-mêmes, est absurde et dangereuse, mais aussi aucune étude n’a encore apporté la preuve que les MOOCs améliorent l’apprentissage et produisent de meilleurs résultats que l ‘enseignement traditionnel.

Ils peuvent être FUN1), et ils sont en ce sens conformes au lieu commun (dogme) contemporain  (mais qui remonte à Comenius) selon lequel on apprend mieux en s’amusant. Mais, comme le souligne Casati dans ses intéressantes analyses de l’école et des  institutions scolaires, pourquoi le livre, et les apprentissages qui lui sont liés, ne serait-ils pas FUN lui aussi, à partir du moment où on ne l’impose pas  aux enfants sous les formes de jadis ?

Le numérique comme organe externe et comme liberté ?

La seconde est la thèse que l’on peut appeler d’externalisation des contenus de connaissance et des contenus mentaux  (dont Clark et Chalmers 2008 ont proposé une version très séduisante, que Serres, qui reprend l’idée, mais – comme tous les penseurs médiatiques-  formule de manière purement métaphorique)   : votre esprit n’est pas dans votre cerveau, il est passé sur votre tablette ou dans votre i-phone . La thèse d’externalisation n’est pas sans bases intuitives : une bonne partie des contenus de notre mémoire est en effet passée sur internet. Mais y-a-t-il des raisons sérieuses de penser que notre raisonnement, nos autres capacités cognitives sont ainsi externalisées, ainsi  que l’ensemble de nos contenus mentaux sont passés avec armes et bagages au dehors, plutôt que de penser qu’ils se sont trouvés augmentés (Fodor 2009) ?

La troisième est la thèse de la soi-disant liberté, à la fois intellectuelle et politique, que serait supposé nous apporter le web. Intellectuelle : on serait plus libre si on surfe  ou si on papillonne de manière déconcentrée et rapide que si l’on doit se concentrer en lisant linéairement et lentement. Politique : selon cette thèse, non seulement le web apporte le savoir à tous et gratuitement, mais aussi il promet une démocratie électronique dans laquelle nous pourrons tout aussi aisément nous passer d’aller faire  la queue sous des préaux d’école pour voter que nous pouvons aisément nous passer d’aller en bibliothèque.

Casati et Simone ont ici d’excellentes pages sur les sophismes sur lesquels reposent ces soi-disant libertés. Le vote est une activité qui reflète le jugement individuel ; il change de nature quand il s’externalise, et au lieu de produire la liberté, il promet bien des dictatures si de petits webmasters s’en emparent et le manipulent.

Le rejet de la mediasphère et du Webocène de Casati n’est pas aussi prononcé que celui de Simone. Selon Casati, la bonne attitude à avoir n ‘est pas de rejeter les technologies numériques pour se réfugier dans la bibliothèque de Babel (et non pas dans l’ordinateur du même nom), mais de chercher à « négocier » (y compris conceptuellement, selon sa conception de la philosophie) avec elles, c’est-à-dire de chercher à redevenir les maîtres des robots plutôt que de nous laisser servilement mener par le bout du nez par eux.

Il a raison, mais souvent ses solutions – aménager de meilleurs espaces de lecture à l’école, ou ajouter aux MOOCs des guidages humains plus nombreux – semblent un peu trop timides. Mais sans doute en est-il de même ici qu’avec la colonisation historique : plutôt qu’un rejet radical du colonisateur, peut-être que le meilleur moyen pour se débarrasser de lui n’est pas de composer ou de négocier, mais de l’utiliser en vue de le coloniser à son tour.  Ce sont les colons même du webocène qui doivent devenir des colonisés d’une civilisation du livre étendue.

Pascal Engel

A lire

Casati, Roberto, Contre le colonialisme numérique, instructions pour continuer à lire, tr.de l’italien, Paris, A. Michel, 2013

Clark, Andy, et Chalmers, David, 1998 “The Extended Mind” Analysis 58: 1: 1998 p.7-19

Darnton, Robert, Apologie du livre, Paris, Gallimard 2012

Engel, Pascal, 2013  http://www.qsf.fr/2013/05/24/les-moocs-cours-massifs-ou-armes-de-destruction-massive-par-pascal-engel/

Fanon, Frantz,  Les damnés de la Terre, Paris, Maspero 1961

Ferraris, Maurizio, Documentalità. Perché è necessario lasciar tracce, Roma-Bari: Laterza, 2009

Fodor, Jerry, “Where is my Mind?”, London Review of Books, 31, 3, 2009

Memmi, Albert, Portrait du colonisé, Paris, Buchet-Chastel 1957

Serres, Michel, Petite Poucette , Paris Le Pommier, 2012

Simone, Raffaele, Pris dans la toile, L’esprit au temps du Web, tr.de l’italien , Paris, Gallimard, le Débat, 2012

Notes

Notes
1FUN (France Université Numérique) est le nom de la plateforme numérique de l’enseignement supérieur français pour les MOOCs (http://www.france-universite-numerique.fr/
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