Europe : un vif sentiment de dislocation

Selon l’expression utilisée par le papier d’un Think Tank anglais récemment, les européens ne sont pas sans ressentir depuis quelques mois un certain sentiment de dislocation. Ce sentiment naît évidemment de l’état dans lequel se trouvent l’Union Européenne et la zone euro, et des politiques menées avec un bonheur très relatif. L’austérité comme politique économique ne fait rêver personne, et en plus elle ne fonctionne pas ! Faire baisser les salaires dans les pays peu compétitifs, espérer ou même constater qu’ils exportent un peu plus, ce n’est pas à la mesure de la crise économique, et de toute façon, tout le monde ne peut pas exporter en même temps.

Plus profondément, ce sentiment de dislocation vient d’une prise de conscience : depuis le début de cette crise en Europe, les intérêts économiques nationaux sont entrés en conflit, comme des plaques tectoniques lors d’un tremblement de terre, et la gravité du conflit frappe les esprits. Personne ne s’attend néanmoins à ce qu’il dégénère en guerres commerciales, fermeture des frontières, démembrement de l’Euro et peut-être de l’Europe. Ce scénario catastrophe n’est pas crédible, et il existe assez de forces de rappel pour l’empêcher. Le conflit en cause est de ceux qui risquent pourtant de miner les relations entre Etats-membres et de condamner à la stagnation économique et à l’immobilisme politique.

Nord et Sud ?

La distinction faite jusqu’à présent entre le Nord et le Sud de l’Europe donne au conflit des intérêts une dimension et une explication d’ordre géographique. Elle est erronée, puisque la France et l’Irlande n’y trouvent pas leur place, mais surtout, parce que le conflit procède de causes dont la géographie physique et humaine, selon la vieille expression, ne peut donner la mesure : la cause ne relève pas de la géographie.  Elle tient d’abord au Culturel : en matière de conception de l’économie et du politique, il existe une voie particulière, allemande, dont on ne pouvait soupçonner avant la crise qu’elle différait autant et si profondément des conceptions prévalant en France, en Grande Bretagne ou aux Etats-Unis.

Ce n’est pas que l’ordo-libéralisme allemand, théorie prévalant outre-Rhin, soit inconnu. Les économistes ont beaucoup écrit sur l’Ecole de Fribourg, Hayeck, von Mises, … Les aspects de sciences politiques cependant sont moins souvent explorés. Ils le sont dans les derniers écrits de Michel Foucault, dans les années 701, avec une analyse des succès de cette philosophie dans l’Allemagne de l’après-guerre, et de la façon dont, dans le rejet de l’interventionnisme nazi, elle a permis la création d’un nouvel Etat conçu sur la base d’un projet de prospérité économique ; la façon aussi dont elle a modelé la vie sociale.

Jusqu’à la crise de l’euro cependant, les différences avec les conceptions anglo-saxonnes ou françaises (à supposer qu’il y ait des conceptions française sérieuses en ce domaine – ce qui est un autre débat) paraissaient théoriques et sans conséquences concrètes. Elles sont aujourd’hui lourdes de conséquences.

Non-intervention et légalisme dans la crise de l’euro

On le sait, l’ordo-libéralisme est hostile aux politiques économiques de type keynesien et aux interventions de l’Etat dans l’économie ; il est volontiers légaliste et refuse que les décisions de circonstances conduisent à l’oubli des règles et des procédures ; et pour sa défense, on dira que c’est un souci fort louable de se démarquer de ce qu’a pu être l’interventionnisme économique du régime hitlérien.

Cet ordo-libéralisme est, en Allemagne, comme la philosophie spontanée de la classe dirigeante et de l’opinion majoritaire, ce que les récentes législatives ont montré.  D’où ces derniers temps, l’hostilité aux initiatives de politique monétaire de la Banque Centrale Européenne depuis juillet 2012, auxquelles on doit tout bonnement le sauvetage de la zone euro, mais qui sont contestée par certains de ses administrateurs allemands et ce, jusque devant les tribunaux allemands.

Cette philosophie n’est pas sans créer des problèmes en Allemagne elle-même, au point que dans un essai dont nous faisons la chronique dans un autre article, le sociologue fort réputé Ulrich Beck tente de la mettre en perspective et de recommander aux élites allemandes, au-delà de la légalité, la prise en compte de la légitimité – légitimité qu’il y a à vouloir sauver l’euro 2.

Comment expliquer l’influence de cet ordo-libéralisme qui, dans la crise actuelle, parait procéder de la foi du charbonnier, et qui est critiqué par tout ce que le reste du monde occidental compte d’économistes ?  Il ne peut s’agir d’un aveuglement intellectuel dont une discussion raisonnée viendrait à bout – et c’est la cause du trouble qui saisit l’opinion européenne.

L’opinion pressent que les opinions et les préférences intellectuelles, et les principes de l’ordo-libéralisme en particulier, sont la forme que prennent, dans le débat théorique, les intérêts nationaux bien compris. Et les européens ont le sentiment que les intérêts économiques nationaux ne sont plus en concurrence, comme ils l’ont toujours été au sein de l’Union européenne (sur les politiques régionales, la politique agricole commune…),  mais sont désormais, de façon frontale, en conflit. Il n’y a pas à porter du jugement de valeur sur les termes du conflit ; chacun a ses raisons. Il faut seulement reconnaitre qu’il existe, et qu’un dépassement par le haut ne parait pas de l’ordre du possible immédiat.

L’Allemagne, par exemple, compte tenu de sa population vieillissante et de l’épargne qu’il faut préserver pour assurer une existence décente à ses retraités, est hostile à l’inflation. Or un taux plus élevé d’inflation en Allemagne faciliterait, pour les pays du Sud et pour la France, l’ajustement conjoncturel qui est l’objet des politiques d’austérité  actuelles.

De la même façon, l’Allemagne est en mesure d’exporter ses produits manufacturés de qualité à des prix élevés, et peut donc s’accommoder d’un niveau élevé de l’euro, alors que les autres pays exportateurs seraient heureux que l’euro soit plus faible.

Le dernier débat porte sur le niveau des excédents commerciaux allemands, et l’enchainement déflationniste qu’il risque de provoquer pour la zone euro et même l’économie mondiale, souligné cet automne par le Trésor américain, les économistes du FMI et les services de la Commission européenne – excusez du peu.

Vers une politique de synthèse ?

Quand les intérêts sont en conflit, comment définir une politique économique de coopération et de synthèse ? Telle est pourtant bien la tâche des gouvernements actuels. A ce stade, il faut bien reconnaitre que les propositions en débat sont finalement peu nombreuses.

Ainsi, l’Union bancaire dont il est question depuis quelques mois serait un premier pas, en ce sens qu’elle entend traiter un problème financier majeur (la prise de risque excessive dans le secteur financier, les faillites bancaires et les coûteux plans de sauvetage), pénalisant pour la croissance de tous, par une solution institutionnelle unique à même de concilier les intérêts des différents pays de l’Europe. Cette Europe bancaire n’est bien évidemment qu’à son début et n’est pas, à proprement parler, à la mesure de ce qu’appelle la crise sociale européenne. Il s’agit de prophylaxie appliquée au monde de la finance, non d’une politique de croissance, telle que l’Europe en difficulté pourrait la vouloir. Il n’est d’ailleurs pas dit que l’Allemagne l’accepte dans la forme souhaitée par la France, compte tenu que cette union pourrait justifier des transferts financiers directs ou indirects entre Etats-membres, et donc impliquer un niveau de solidarité financière auquel elle se refuse pour l’instant. Il y aura certainement compromis.

Les réflexions plus ou moins avancées sur un financement européen des prestations d’assurance-chômage, et donc par les pays ayant des surplus budgétaires au profit des systèmes sociaux des pays en difficulté, est une autre voie. Elle implique probablement un niveau de solidarité et une visibilité de cette solidarité trop élevés pour l’opinion allemande. Ne parlons même pas du budget européen, financé par un impôt spécifique ou par contributions des Etats-membres, que la France et d’autres souhaiteraient mettre en place, et qui n’est plus d’actualité.

Plus classique, et plus facile à faire accepter aux électeurs qui viennent de reconduire la chancelière allemande, la hausse des salaires et spécialement celle du salaire minimum en Allemagne est à l’ordre du jour. Il s’agit d’une mesure heureuse pour l’ensemble de l’Europe, mais qui procède d’une décision interne, unilatérale.  Elle doit tout aux nécessités de la politique intérieure allemande, et précisément à celle de former une grande alliance CDU-SPD puisque les sociaux-démocrates en ont fait une condition sine qua none.  Bref, tout le contraire de l’approche d’esprit fédéraliste que l’Allemagne préconisait sans en avoir jamais donné le mode opératoire. Ce sont les équilibres au sein de la classe dirigeante allemande qui font la politique économique européenne. Triste constat.

C’est de là que vient le sentiment de dislocation.

Stéphan Alamowitch

Version française, mise à jour, de la conférence prononcée par l’auteur à la Yale Business Society, le 12 octobre 2013, lors du colloque Transatlantic Partnership : Sailing or Sinking

Lire aussi

Policy Network, Beyond Europe’s zero-sum game

Ulrich Beck, Le droit, Ulrich Beck et l’Europe Non à l’Europe allemande, éditions Autrement (2013)

Notes

Notes
1Cours du collège de France, Naissance de la Biopolitique, Gallimard-Le Seuil, 2004 – au demeurant, il ne va pas de soi de mettre parmi les inspirations ou les versions les plus évidentes du néolibéralisme contemporain l’ordo-libéralisme allemand des années 50 et son économie sociale de marché.
2Voir la recension de son petit ouvrage dans la section Cahier Critique.
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