Paris-Douala-Santiago (1973)

Quarante longues années révolues déjà au compteur du temps qui passe et pourtant la marque de cette saison inaugurale d’une existence nouvelle reste intacte.

C’était l’automne au pays de l’indocile Céline et du flamboyant Johnny Halliday. Le candide adolescent nanti du baccalauréat C qui débarqua à Paris un jeudi d’octobre 1973, le 3 précisément, lesté à son total insu de projections parentales en tant qu’aîné d’une progéniture, pour s’inscrire en ‘’Analyse économique et Gestion’’, UER 06, à Paris 1, ne pouvait aucunement se douter alors de ce qui l’attendait en quittant Douala par un vol régulier de la Camair encore jeune, un matin pluvieux. Et encore moins d’ailleurs qu’une page de sa vie se tournerait définitivement au-delà des portes de l’aérogare d’Orly Sud. Puisque la turbulente suite se déroulera complètement aux antipodes des lisses expectations de ses géniteurs, en mode affranchissement intellectuel radical et de toute tutelle antérieure.

Dans ce petit hôtel tenu par un Maghrébin et très banal, au bout de la rue des Ecoles, à proximité de Jussieu et de ses tours, la première nuit fut of course courte. Il avait hâte en effet de voir Paris le jour et de découvrir le célèbre Quartier Latin. Dûment muni du classique plan et après avoir, non moins dûment, pris contact avec l’administration de l’université, animé par la suave ébriété de l’excitation, l’étudiant en herbe commença d’explorer sans but précis le périmètre autour de l’hôtel dès le lendemain. Il allait donc vivre là quelques années. Au fil de cette déambulation aléatoire, intuitive, en mode repérage des lieux, un je-ne-sais-quoi dans l’air s’accorda d’emblée avec certaine part de lui tenue en laisse au bercail jusque-là, si ce n’est même muselée, qui brûlait toutefois en sourdine du désir d’exister et l’opportunité s’en présentait. Son corps le ressentait intimement et s’accommoda plutôt vite de ce contexte nouveau, en prenant assise sur l’expérience antérieure dont il était par ailleurs lesté.

Le graffiti rouge

Parmi toutes les sensations agrippant sa curiosité butineuse dans cette immersion introductive et en solo à la frénésie parisienne, sans assistance, le nez au vent et l’œil fureteur, tout ouïe, un graffiti aussi rouge que rageur s’imposa progressivement par sa récurrence hypnotique, altérant en deux mots la monotonie patrimonialeet notariée des façades d’immeubles : CHILE VENCEREMOS. Tout un programme tenait dans ce raccourci brûlant et saisissant vers l’actualité. Il n’en fallait pas plus pour que notre jeune homme veuille en savoir davantage et plonge subséquemment dans la presse. La guerre du Kippour y faisait déjà des vagues énormes à la une et avait relégué le coup d’état militaire perpétré contre Salvador Allende par une junte d’officiers sous la houlette d’Augusto Pinochet avec la connivence de la CIA, dans les pages intérieures. Ils n’en avaient rien su au Cameroun, leur ‘’îlot de paix et de stabilité’’, en attendant la prospérité promise par les slogans du Parti.

Des reportages édifiants arpentaient les premiers jours de la dictature, tandis qu’une répression sanglante s’abattait sur le peuple et les intellectuels de gauche. Cette escalade de la brutalité exercée contre des femmes et des hommes en raison de leurs opinions politiques le bouleversa, ainsi que les récits poignants des militants qui avaient trouvé refuge en Hexagone.  Epaulés par des émissaires de Langley, les galonnés en lunettes noires qui avaient pris le pouvoir à Santiago le 11 septembre arrêtaient, emprisonnaient, torturaient, et tuaient sans aucune vergogne. La manœuvre était claire : il fallait que la population soit terrorisée, et elle l’était de fait par les sinistres escadrons de la mort.  Enlèvements pour une destination inconnue et disparitions ne se comptaient plus. Où était-on là ? se demandait le candide adolescent confronté à ce déferlementd’images déchirantes et à des mots saturés de douleur. Le martyre si odieux de Victor Jara ? Une abomination subhumaine.  En arriver à ce degré de monstruosité mentale pour faire tenir coi son monde et l’obliger à filer droit, doux ? Les nouveaux maîtres du Chili ne manquaient certes pas de trempe dans le registre de la cruauté, avaient même des nerfs d’acier, et ils entendaient bien que cela se sache à la ronde.  Objectif : étouffer les moindres velléités de contestation pour déployer sur cette tabula on ne peut plus rasa leur ordre botté et casqué agissant au bénéfice de l’oligarchie du cru et de ses alliés dans ce monde bipolaire, encore réglé par la Guerre Froide et ses lignes de force simplistes.

La France battant pavillon Georges Pompidou ronronnait benoîtement dans l’après Mai 68. Personne ne soupçonnait ce que le cartel de l’OPEP mijotait : mettre fin à l’ère du pétrole bon marché qui avait favorisé l’Etat-Providence, permis les acquis des Trente Glorieuses, sur fond éthique de ‘’Plus jamais ça !’’. Si le Sartre et la Beauvoir se montraient encore parfois dans leursmouillagesfavoris de Saint Germain-des-Près, l’existentialisme ne faisait plus tellement recette dans ces eaux désenchantées, débordé par d’autres rationalisations philosophiques. La passion tiers-mondiste commençait à battre de l’aile même dans ses bastions, elle prenait d’autres formes,mutait, et une petite décennie après les Indépendances, l’Afrique subsaharienne entrait dans une dynamique d’entropie, ainsi que la suite des évènements allait le montrer, avec pour point culminant la ‘’saison des machettes’’ au Rwanda en 1994.

“CHILE VENCEREMOS”

Venu donc poursuivre des études d’économie, une fée malicieuse avait décidé d’y mettre son grain de poivre, en corsant ce projet louable avec une ouverture latérale sur la question politique et idéologique. Eut-il pu d’ailleurs en aller autrement ? La cause chilienne devenait du coup pour lui un observatoire autant qu’un incubateur. Ou comment une fraction de la société bleu-blanc-rouge, internationaliste on va dire pour faire bref, narguant allègrement la géographie, s’émeut à dix mille kilomètres de là pour le drame d’une nation, harangue le passant dans la rue et distribue des tracts de sensibilisation, se mobilise en meetings houleux où les orateurs levant le poing s’enflamment, et en manifestations toujours promptes à dégénérer sur la fin en échauffourées violentes avec les CRS.  La vibrante et chaude camaraderie du romantisme révolutionnaire donnait le ton à cette époque férue d’anticapitalisme, rêvant de Grand Soir, alors même que son icône Che Guevara devenait une triviale effigie reproductible à l’infini pour T-shirts et posters vendus à la douzaine.

“Nous vengerons le Chili” : dixit le graffiti rouge rageur sur les murs parisiens à l’automne 1973.   Cette noble proposition habite depuis lors sa mémoire.

Ce “nous”’  était mis pour qui ? Où commençait-t-il et où s’arrêtait-t-il ? Il faut toujours un Sujet pour porter le chapeau quand ça tourne mal.  Comment alors donner une tournure à cet énoncé en vivant 365 jours par an sur les bords de la Seine ? Là-bas, la mort était fichtrement réelle, tout sauf une mascarade, et elle ne faisait pas de vaines déclarations. La CIA, Pinochet & Co,  bras armé de l’anticommunisme, y veillaient. Les concerts des Quilapayun et d‘autres musiciens de là-bas, porteurs de la flamme du jaguar, étaient courus à Paris.

Il a fait ses classes dans cette atmosphère jean-parka, entre hot dog et croque-monsieur, chocolat ou lait chaud à la terrasse d’un troquet, entouré d’adeptes du café et d’accros à la nicotine. Il avait dix huit ans révolus depuis quelques mois quand Salvador Allende est mort. Cette saison-là, avec Angie, les Stones caracolaient dans les hit-parades de la pop-music.

La crise politique chilienne en précédait d’autres. Que savaient de ce 11 septembre 1973 les cerveaux machiavéliques du double attentat contre le World Trade Center ?

Il me revient parfois des échos du jargon militantiste et de la verve anti-impérialiste en usage dans ces années-là. Je m’étonnais alors souvent de ce que peu de gens autour de moi sachent que le Cameroun n’en menait pas large non plus. L’Amérique du Sud était plus proche aux uns et aux autres. Il faut cependant admettre que sa turbulente histoire moderne avait de quoi susciter une chaude sympathie dans le pays du 14 juillet 1789. Sans compter que le cuivre est tout de même une matière première plus stratégique dans la balance que le cacao.

Personne ne savait qu’il y avait des camps au Cameroun pour entreposer les réfractaires au Père de la Nation et à son régime, nul n’imaginait un goulag au voisinage nord de la latitude zéro. Mantoum, Yoko, Tcholliré. Des non-lieux dédiés au bannissement administratif. La majorité de mes interlocuteurs tombaient régulièrement des nues en l’apprenant. Quoi ? Comment ? Au Cameroun ? Une dictature ? On leur disait pourtant que tout y allait bien, dans cette ‘”Afrique en miniature’’ où le tourisme n’a jamais décollé pourtant…

3, rue des Ecouffes, dans le Marais

En prenant possession de son studio du 3, rue des Ecouffes, dans le Marais, il n’était plus tout à fait le même que quinze jours auparavant à Douala. Les exploits de la junte dirigée par Augusto Pinochet lui avaient ouvert les yeux définitivement sur le théâtre du monde post-Yalta tel que la lourde chape de plomb au Cameroun ne permettait guère de le voir.

Là-bas, les yeux et les oreilles n’en avaient que pour le Grand Camarade alias Ahmadou Ahidjo. Un fameux effaceur surtout, avec un formidable tableau de chasse à son actif : Um Nyobè, Félix Moumié, OsendeAfana, Ernest Ouandié, pour ne prendre d’entre ses adversaires politiques que les plus notoires.  Là-bas, la prosternation était de mise pour durer un tant soit peu sur la scène publique, pour bénéficier d’une menue place au soleil.  Qui allait oser y parler ouvertement des cogitations sur son époque du sieurKarl Marx et de lutte des classes  dans l’Histoire ? D’Herbert Marcuse et de Rosa Luxembourg ?  Subversion. Le système immunitaire vert-rouge-jaune avait incrusté des ‘’rapporteurs’’ zélés dans toutes les encoignures de la société.  L’Amérique était un ‘”pays ami’’ et absolument pas le Grand Satan impérialiste dénoncé à cor et à cri durant les manifestations défrayant régulièrement la chronique du pavé parisien, avec le canonique ‘’Flics, Fascistes, Assassins’’  clamé par des milliers de voix à l’unisson.  A six heures d’avion de Yaoundé et de son Université entièrement aux ordres, soumise de haut en bas à la rude loi du Père, à six heures d’avion de la BMM, cette policepolitique, la fronde était donc un acquis social et culturel aussi imprescriptible que souvent exercé, une sorte d’ADN du principe de citoyenneté.

Cette compassion et cette solidarité enthousiastes avec le pays ensanglanté du lumineux Pablo Neruda préfigurent avant la chute du Mur une vision authentiquement globale de la communauté humaine sur Terre qui reste encore à atteindre autant qu’elles précèdent la globalisation financière et marchande qui fait tourner désormais la machine à sous capitaliste entrainée par la logique à sens unique, monolithique et tyrannique, du profit à tout prix.  Quitte à en céder des miettes à la RSE pour mieux assurer son emprise et son empire sur la totalité recensée du réel : effet de levier garanti à terme.  S’agissant de matières premières à enjeu industriel fort, le cuivre pourrait aussi bien s’appeler koltan en 2013 au Congo RDC, où les populations civiles font les frais depuis une éternité des rivalités entre chefs de guerre.

Tandis que la magistrature suprême y est exercée par une présidente élue au suffrage universel, à défaut qu’un hypothétique sujet collectif, flottant, incertain, ai jamais vengé le Chili, la dystopie bat son plein en Afrique subsaharienne à tous les étages, et ce site anthropologique devient un objet de discours savants produits par une discipline contrainte de réviser ses bases épistémologiques, devant l’énormité de ce qu’elle découvre au fil des enquêtes.

Avec le recul, il n’est pas excessif de considérer que l’émergence et la radicalisation des groupuscules du type RAF en Allemagne, Brigades Rouges en Italie et Action Directe en France, résulte de ce qui fut vécu alors par une génération de militants progressistes comme l’échec absolu de la démocratie parlementaire. D’où l’option passage à l’acte pour ne plus se payer de mots. Sauf que la violence, elle aussi, aura en définitive échoué à renverser le système qui continue son chemin tranquille en adoucissant les mœurs massivement avec l’infotainment. La ‘’grande gâterie’’ sédative se porte bien, même si en ces jours très chinois, la vieille Europe est atteinte de rhumatismes aux entournures de sa splendeur : il lui reste encore La Mostra, la Croisette, Stonehenge, Rimbaud et Goethe. Des actifs (im)matériels qui pèsent follement lourd en soft power. De quoi tenir tête un bon moment encore à l’essor prodigieux de l’Empire du Milieu qui n’arrête pas de mettre les bouchées doubles dans tous les secteurs pour s’affirmer.

Qui donc vengera la gent des bipèdes à cerveau volumineux des mauvais traitements que ne cesse de lui infliger la déraison capitaliste,  laquelle ne veut décidément en faire qu’à sa tête de mule ?  Qui sera, qui serait ce ‘’nous’’ volontaire aujourd’hui ? D’où viendra-t-il ? Où pourrait-il émerger sur le Globe ? Que faire face à l’aveuglement, la surdité et à la suffisance de la coterie transnationale qui se réunit périodiquement à Davos pour faire le point de la situation? Entendra-t-elle les exhortations du pape François ? On peut en douter tellement les membres de ce club d’égoïstes se prennent pour des élus détenteurs d’une vérité intangible, ultime, indépassable, que des écoles et des universités inféodées à leur idéologie néo-libérale inculquent telle une parole d’Evangile à une flopée de jeunes gens à travers le monde. Lesquels prendront le moment venu le relais des aînés à la barre des affaires courantes. Le capitalisme assure assidument sa relève depuis le commencement de son odyssée. Le graffiti rouge de l’automne 1973 rutilera longtemps encore dans ma mémoire vive, posthistorique au sens de P. Sloterdijk.

Lionel Manga

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