Le monde enchanté de Jacques Demy

Le premier personnage de cette exposition qui en compte tant (Demy affectionnait les croisements d’intrigues, y compris d’un film à l’autre, et aimait filmer d’innombrables figurants le long des lignes de fuites de ses plans) est un bébé-projecteur, plus précisément un Pathé-kid, version pour enfants du Pathé-Baby, ce format spécifique (9,5 mm) créé à l’usage des familles par Charles Pathé durant les Années 20 qui allait, en France, populariser le cinéma d’amateur et à qui un Melville et bien d’autres durent également leurs premières envies d’images. C’est en tournant la manivelle de ce semi-jouet que le jeune nantais (il est né en 1931) montrait dans les Années 40 à son garagiste de père et sa coiffeuse de mère ses premières bandes, peinture à même la pellicule d’images rappelant les norias de bombardiers alliés au-dessus de  la Loire ou sombre intrigue en « stop motion » de pantins de carton découpés.

Le Pathé-kid, posé en guise de rehausseur sur deux lourds volumes rouges façon « remise des prix » de la Laïque, trône à l’entrée de ce « monde enchanté », devant une reconstitution du castelet, installé à l’intérieur d’un buffet chargé de bocaux de confiture et de boîtes de bouillon Kub, où « Jacquot » présentait ses œuvres précoces à ses proches. De là le début d’une vocation, une rencontre avec un Christian-Jaque de passage à Nantes qui encourage l’adolescent (quel bonheur on l’imagine pour le jeune cinéphile du Katorza d’être parrainé par l’auteur des Disparus de Saint-Agil et de Boule de suif !), le départ pour l’Ecole de photo et cinéma de Vaugirard et sa véritable entrée dans le métier, sous l’aile protectrice de l’animateur-poète Paul Grimault en partie versé dans la publicité (le jeune homme collabore à une campagne pour les mythiques pâtes Lustucru) puis du cinéaste Georges Rouquier (Demy tourne plusieurs « docus », dont Le Sabotier du Val de Loire en 1955), avant une rencontre décisive, via Jean Marais, avec le maître Cocteau qui mènera au Bel Indifférent, court métrage de 1957.

Fête foraine

L’exposition Demy, imaginée par Matthieu Orléan (quand abandonnera-t-on le terme de « commissaire », qui fleure par trop la flicaille à moustaches façon Irma la douce ?) avec l’active collaboration du « clan » Varda-Demy (Agnès, Rosalie, Mathieu), qui veille depuis Jacquot de Nantes (1991) à la survie mémorielle du cinéaste mort fin octobre 1990, est conçue comme une fête foraine, où l’œil et l’oreille hésitent, dans un brouhaha de voix et musiques mêlées, entre les différents stands (un par film) comme au milieu d’une place de sous-préfecture envahie par les « voyageurs » : un décor à géométrie variable organisé autour d’une rue centrale, de la reconstitution de la galerie de peinture Lancien dans Les Demoiselles de Rochefort à une improbable clairière  peuplée de créatures fantastiques pour Peau d’âne, en passant par les néons et le « Pop-Art » de la période « Los Angeles », en pleine fièvre de 68 et du « Peace & Love », du couple Demy-Varda (Model Shop), une décennie après leur heureuse rencontre au festival de Tours.

L’installation évite le double écueil qui menace les monographies muséales de cinéastes : le tout-images (autant alors aller en salles ou ressortir ses DVD) et le tout-archives, parfois compulsionnel et morbide. Il y a ici une véritable réflexion sur l’artefact, qui est quand même depuis Méliès voire auparavant, un des fondements du cinéma. L’auteur de ces lignes ne prendra pas parti dans la polémique qui accompagna l’ouverture de l’expo : les robes de princesse présentées en carrousel, devant lesquelles se pâment à Bercy les jeunes visiteuses de 7 à 77 ans tout autant, quelques « stands » plus tôt, que les visiteurs devant la guêpière d’Anouk Aimée dans Lola, prudemment exposée en hauteur sans doute pour éviter tout rapt fétichiste, sont des reconstitutions ?  Qu’importe, si elles sont plus belles que les « vraies » dans ce qui serait leur état de conservation actuel.  Sans oublier que ces « vraies » étaient fausses, conçues pour le cinéma. On le voit, il faudrait convoquer les mânes d’un Federico Fellini, maître du paradoxe « réaliste » (« Plus c’est faux, plus c’est vrai », disait celui-ci en substance) ou la sagacité d’un Umberto Eco, prince de l’ « Empire du faux », pour résoudre pareil dilemme (mais la boutique Lancien, ici reconstituée avec ses œuvres « inspirées » des grands noms de l’art contemporain, de Buffet à Niki de Sainte Phalle et Calder, n’est-elle pas déjà une formidable parabole sur le faux, comme le souligne Joséphine Jibokji Frizon dans le catalogue ? Et, dans Les parapluies de Cherbourg, la photo de Guy en uniforme en plein Djebel sur fond d’architecture mauresque  n’a-t-elle pas été prise… à la Mosquée de Paris ?

Indispensable téléphone PTT à touches

Là où certaines expositions deviennent des pensums à force de vouloir « tout montrer » et laissent le visiteur fourbu et saturé, on sent ici un certain bonheur du choix muséographique et de la sélection assumée, qui pousse le spectateur, qui sortira léger et fredonnant sous une pluie glaciale, à se concentrer sur certaines pièces en apparence anodines ou anecdotiques : trois dessins d’enfant comme déjà un storyboard de Mickey et Donald  fièrement signés en capitales par le futur cinéaste, les irrésistibles encarts de publicité à la « Dubo-Dubon-Dubonnet » destinés aux quotidiens pour Lola (« Une fillette, une coquette, une trompette » ; « Un bistrot, un marmot , un matelot » ; « une gaine, une dégaine, une rengaine »), de nombreux documents de production allant des « dépouillements » de costumes aux essais de teinte des décors, le rigoureux carnet de comptes où la productrice Mag Bodard consignait les « entrées Paris » des Parapluies, un badge d’entrée à quelque cérémonie du « tout-Hollywood », les magnifiques dessins préparatoires de Claude Evein, fidèle comparse depuis les Cours du soir des Beaux-Arts de Nantes, la « véritable » peau d’âne (et l’indispensable, comme dans tout conte de fée, téléphone PTT en plastique blanc à touches, qui permettra d’appeler éventuellement le non moins indispensable hélicoptère du happy end…).

Ou encore, griffonné à la hâte sur une page de cahier, un schéma avec force flèches entre les noms des personnages de ce que Demy décrira plus tard comme les rencontres « policièrement orchestrées, savamment élaborées, enchevêtrées comme un puzzle » des Demoiselles de Rochefort, qui en dit plus sur la fabrique de l’intrigue que le plus savant traité de narratologie.

Et, en fin d’itinéraire, en écho au Pathé-Kid de l’ouverture, l’émouvante « armoire à films » constituant la cinémathèque privée de la famille Demy-Varda, chargée de bobines 16 mm  retraçant un parcours cinéphile allant de Keaton et de La Belle et la Bête aux classiques du musical américain. Sans compter, en quelques touches et quelques toiles présentées ici, les multiples influences picturales ayant marqué Demy, qui comme beaucoup de grands cinéastes était un dessinateur de talent, à commencer par le tableau de Dufy qui offrit son titre à La Baie des anges (1963) ou le « Matisse qui chante » qu’il voulait faire des Parapluies.

L’exposition, qui se garde de toute fièvre taxinomique (on connaît l’inclination de la cinéphilie aux cases et catégories) en refusant par exemple de répondre à la question « Demy, cinéaste de la Nouvelle vague ? » (il en est proche humainement et chronologiquement, mais loin de ses canons esthétiques, si tant est que le mouvement, que Truffaut devait plus tard résumer à « un goût commun pour le billard électrique », en ait eus) ou en restant discrète sur la polémique « Cinéma d’auteur/Cinéma commercial » qui éclata dans le paysage critique parisien à la sortie d’Une chambre en ville, dépoussière de la cave au grenier l’image répandue d’un cinéaste du « kitch » de l’après-guerre teinté d’une navrante mièvrerie, inspirateur de publicités pour papier hygiénique et de plutôt mornes comédies « enchantées » des année 90 (Resnais mis à part).

La face cachée des « Trente Enchanteuses »

On trouve certes chez Demy l’image et les clichés en couleur garantie artificielle et pastellisée (Bernard Evein se faisait une spécialité de repeindre les villes où eurent lieu les tournages) des Trente glorieuses à la mode Fourastié, devenues ici « Trente enchanteuses » dans toute leur splendeur, mais surtout une formidable « mise en poésie », visuelle et sonore, du quotidien, qui le rend cousin d’un Jacques Tati, menée avec la complicité du compagnon Michel Legrand.

Il y aurait certes un doctorat de sociologie historique appliquée à consacrer aux deux vers immortels quoique de mirlitons assumés évoquant le désir d’ascension familiale de la mère des « sœurs jumelles » de Rochefort : « Elle voulait de nous deux faire des érudites/Et pour cela vendit toute sa vie des frites » ; de puissants développements à faire sur l’américanisation de la France post-Plan Marshall (mais quand l’impérialisme Yankee est incarné par un Gene Kelly venu tout droit d’Un Américain à Paris ou par un George Chakiris juste tombé de West Side Story, on ne peut que s’incliner) ; une thèse de linguistique à consacrer au « langage jeune » des Sixties (« Tchaô les gars ! ») voire aux ressorts de l’humour volontiers joyeusement potache des livrets et à leur rapport avec la génération Hara-Kiri (« Déconnez pas, Dutrouz ! »).

Mais les versants sombres de l’œuvre sont aussi présents : la guerre bien sûr, avec l’arrachement que fut l’Algérie dans Les Parapluies (et ces vers, extraits d’une lettre de Guy au front,  pour le coup digne d’un Camus : « Mais c’est étrange, le soleil et la mort voyagent ensemble ») mais aussi le Vietnam à l’époque de Model Shop, les conflits sociaux dans sa vision de la bourgeoisie provinciale et surtout dans Une chambre en ville (1982) film en projet sous forme de roman depuis le lendemain des grèves des Chantiers nantais de 1955 où Demy, ancien lecteur assidu de L’Ecran français, magazine de cinéma inféodé au PCF,  convoque un siècle d’iconographie ouvrière  pour un singulier affrontement chanté entre CRS naturellement bougons et manifestants très Novecento (« Laissez-nous passer ! Nous ne partirons pas ! Nous voulons passer ! Nous ne cèderons pas ! »)

D’autres thèmes encore se font jour : l’incertitude sexuelle (jusque dans l’adaptation du manga La Rose de Versailles devenu Lady Oscar en 1978, objet filmique non identifié en partie financé par une marque de cosmétiques nippone et jamais exploité en Europe ou avec l’incroyable grossesse « bidon » de Mastroianni dans L’Evénement le plus important depuis que l’homme a marché sur la lune en 1973, incursion ô combien oubliée du cinéaste dans la pure comédie « populaire »), l’inquiétude existentielle (et le doute dans la foi en l’amour), la question de l’inceste (Seyrig à Deneuve dans Peau d’âne : « Mon enfant, on n’épouse jamais ses parents » – Mais Montand couche sans le savoir avec sa propre fille dans Trois places pour le 26), la maladie enfin, ce Sida dont on cache encore le nom (c’est Varda qui lèvera le voile en 2008 dans Les Plages d’Agnès), que Demy, en fin de parcours, sublime par la peinture, dessinant Noirmoutier ou les singulières guitounes des Coast Guards de Santa Monica, et par le cinéma, laissant Agnès Varda parcourir en très gros plan son corps fatigué et ses mains roussies pour Jacquot – c’est le « devenir film » du cinéaste, pour reprendre la belle expression de Jean-Pierre Berthomé, apôtre de Demy depuis qu’il fréquenta le plateau de Lola et un de ses meilleurs analystes à ce jour 1.

L’œuvre de Demy, au-delà des parapluies colorés et des flonflons de la foire et du carnaval, sait aussi être une œuvre singulièrement grave, comme en témoignaient en ouverture de parcours un ténébreux et inquiétant autoportrait en collages de presse de 1949 ou deux ans plus tôt son film de fin d’études, Les Horizons morts, où il se campait en jeune homme rongé par les tourments, lointain annonciateur du méconnu Parking (1985), retour du tutélaire Jean Marais, pour une nouvelle lecture du mythe d’Orphée, dans un univers qui désormais lorgne vers celui d’un Carax et de ce que l’on baptisa alors peut-être imprudemment la « nouvelle Nouvelle vague ». Son dernier film, Trois places pour le 26, semi-biopic d’Yves Montand, marque ce lent glissement des feux joyeux du music-hall à la noirceur (et, ici encore, on songe à Fellini) : « On part en chantant sur les escaliers, écrit le réalisateur, c’est joyeux, et à mesure que le film avance, la comédie s’éloigne pour laisser place à un vrai thème de tragédie ».

Cendrillon en roller skates !

C’est tout le mérite de la « remise en scène » de l’imaginaire du cinéaste et de sa complexité par la Cinémathèque (jusqu’aux projets non aboutis : on rêve entre autres de voir sa Carmen corse, sa Skaterella, Cendrillon hollywoodienne en patins à roulettes, Anouchka, film en abîme sur une Anna Karénine en musical produite à Moscou ou Kobi des auto-tamponneuses, ultime projet forain) qui a su, fidèle au joyeux « travail de mémoire » entrepris par les « Varda-Demy » de la petite boutique Ciné-Tamaris de la rue Daguerre 2, livrer d’un cinéaste encore assez jeune pour ses 82 ans, un portrait qui tient plus, à rebours d’une certaine nécrophilie trop souvent inhérente à la cinéphilie (Demy disparut physiquement au moment où les revues spécialisées étaient emplies de lamentations sur « la mort du cinéma », qui ne survint pas) de l’embellie que de l’embaumement, de la célébration que de la commémoration.

Cette belle exposition, que prolonge un somptueux catalogue 3 constitue une forme de nouvelle métamorphose du Phénix Demy, aussi résistant aux vicissitudes de la vie que le tamaris l’est aux embruns et aux vents littoraux, cinéaste des ports de mer et du spectaculaire bien plus « borderline » qu’il n’y paraît. « Pleure qui peut, rit qui veut » était en carton d’ouverture la devise de Lola, « celle qui rit de tout cela » : on a choisi, et on repart volontiers en perm’ à Nantes (« L’astuce est amusante »)…

Christian-Marc Bosséno

Cinémathèque française, Paris, 10 avril-4 août 2013

Nombreuses photographies Agnès Varda dans l’exposition. Ci-dessus, photographie de Hélène Janbreau.

Notes

Notes
1Jean-Pierre Berthomé, Jacques Demy et les Racines du rêve, 1982, rééd. augmentée, L’Atalante 1996. Voir aussi son Les Parapluies de Cherbourg, une étude critique, Nathan 1996.
2La restauration numérique des Parapluies de Cherbourg, « dans leur plus grande splendeur » comme on dit chez les muséographes de l’Ecole du Louvre, épaulée par la plateforme de « crowdfunding » KissKissBankBank,  ressorti en salles ce 19 juin 2013.
3Matthieu Orléan (dir.), Le Monde enchanté de Jacques Demy, co-édition ESFP Skira Flammarion, La Cinémathèque française, Ciné-Tamaris, 2013.], agrémenté (car chez les Demy-Varda on affectionne boni et goodies) d’un vrai bout de pellicule de dix photogrammes des Parapluies, soit moins d’une demi-seconde de film, en guise de relique et de métaphore de l’heureuse « dispersion » de l’héritage du réalisateur [4. Et continuation heureuse d’un geste symbolique ancien : ceux qui accompagnèrent Demy au Cimetière du Montparnasse il y a vingt-trois ans partirent avec quelques photogrammes de la scène des adieux en gare de Cherbourg.
Partage :