Droit des sociétés aux États-Unis : Le ver est-il dans la pomme ?

L’« impératif RSE » se fait de plus en plus pressant et s’avère être une source d’innovations juridiques profondes pour ces personnes morales très particulières que constituent les sociétés. Ainsi que le démontrent les Benefit Corporation et Flexible Purpose Corporation, le droit étatique américain s’empare aujourd’hui de préoccupations qu’il minorait trop jusqu’à présent : les préoccupations non financières.

Quel est l’apport véritable de ces nouvelles structures ? La création de formes sociétaires offrant l’opportunité de mener des actions en faveur de la RSE conduit-elle à l’émergence d’un droit des sociétés différent dans son essence ou n’est-elle qu’un gadget à la mode pour le maintien d’un “business as usual” ? À notre sens, cette évolution de l’architecture de la gouvernance d’entreprise ne doit pas tromper, tant les objectifs de cette même gouvernance paraissent encore ancrés dans une vision ancienne et passéiste. En effet, la définition des devoirs fiduciaires (notamment dans un État aussi important en droit des sociétés que l’est celui du Delaware) auxquels sont soumis les administrateurs et les dirigeants d’entreprise demeure fortement imprégnée par la norme de la primauté actionnariale. Le contenu des devoirs des administrateurs et des dirigeants semble constituer un frein sérieux à cette transformation du droit des sociétés.

L’innovation

Si les économistes s’intéressent de longue date à l’innovation et à ses conséquences en termes macro et micro-économiques, force est de constater que les effets de l’innovation en droit des affaires et particulièrement des sociétés ont donné lieu à plusieurs études publiées en France depuis le début des années 2000 : « L’Union européenne de l’innovation »,« Innovation financière et création de valeur : l’exemple de la crise des Subprimes », « Actions de préférence : la fiscalité saura-t-elle répondre au défi de l’innovation financière ? », ou encore « L’innovation financière au service du capital-risque ».

Bien que l’innovation soit devenue un véritable leitmotiv, elle a aujourd’hui nettement dépassé le simple affichage, tant la crise financière et économique de 2007-2008 est venue rappeler que sa signification profonde et ses implications pour le droit devaient être parfaitement saisies et maîtrisées par la communauté des hommes de droit. Les mauvais calculs et les déraisons de l’homme économique ont eu des conséquences bien trop lourdes pour que le juriste, dont le rôle primordial est d’apporter l’ordre dans une société, les néglige. La titrisation et la mise sur le marché financier de prêts que les emprunteurs ne pourraient à aucun moment rembourser n’auraient-elles pas dû être un sujet constant d’attention de la part des législateurs, des autorités de régulation et plus globalement des juristes ? Le mode de développement capitaliste, c’est-à-dire la poursuite d’une croissance économique s’appuyant sur un marché unique servi par des entreprises concurrentielles et innovantes, ne peut demeurer la seule logique, et continuer à exclure des considérations sociétales.

De telles considérations – et leur appréhension par le marché – semblent en effet constituer une innovation de facto à laquelle les instruments juridiques ne demeurent pas insensibles

La RSE, facteur de l’innovation

Pour le juriste constatant les mutations économiques, culturelles, sociologiques, environnementales et sociales des sociétés modernes, une question se pose : quelle est la part du droit dans cette évolution ? À ce titre, la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et l’ensemble des préoccupations extra-financières apparaissent au final comme un fort stimulus en  faveur d’une recomposition, en d’autres termes à une authentique innovation du droit structurel des groupements vers une entreprise plus sociale… Mouvement intellectuel et scientifique qui réunit une partie de la doctrine juridique américaine sous la dénomination de« Progressive Corporate Law ».

Les professeurs Page et Katz illustrent clairement ce phénomène en soulignant le lien entre RSE, droit et structure sociétaire : « The social enterprise movement and the CSR movement, including its progressive corporate law offshoot, appear to have much in common. The both seek a “better” world in a broadly left-liberal sense. Both want more businesses to take the interests of nonshareholder stakeholders seriously and to play a larger role in addressing pressing social and environmental problem.[…] In one respect, the social enterprise movement sidesteps the CSR debate by operating in a different setting – its vision is realized and embodied in new organizational forms rather than existing corporations. In another respect, the movement shows how mainstream corporate law can  integrate CSR’s and progressive corporate law’s concerns without fundamental change ».

À l’heure actuelle, il apparaît que la Benefit Corporation et la Flexible Purpose Corporation concrétisent une innovation de type RSE qui intervient dans la sphère juridique. C’est d’ailleurs en ce sens que la presse et plusieurs spécialistes ont accueilli l’émergence de ces deux sociétés dans le paysage américain. Pour notre part, nous sommes loin de partager l’euphorie de la vox populi.

Quoi faire des nouvelles structures ?

L’enjeu non maîtrisé qui nous semble important de mettre en lumière est celui de la responsabilité.

Malgré l’adoption de la Benefit Corporation par nombre d’États et l’avancée qu’elle constitue, des interrogations sérieuses demeurent, notamment celles relatives à l’interaction entre principes étatiques de droit des sociétés auxquels demeurent soumises les Benefit Corporations et règles spécifiques attachées à leurs statuts. La norme de la primauté actionnariale si bien exprimée dans la décision Dodge v. Ford en 1919 est-elle véritablementremise en cause ? Liée à cette première question, celle de savoir si les dirigeants bénéficient ou non d’une protection contre un éventuel recours judiciaire des actionnaires au motif d’une violation de leurs devoirs fiduciaires reste entière. De plus, la règle du business judgment rule ne risque-t-elle pas de jouer à l’encontre des objectifs mêmes de la Benefit Corporation, comme le souligne à juste titre Michael Reskins ? En outre, les administrateurs et les dirigeants d’une Benefit Corporation sont-ils protégés de manière identique dans les États qui ont adopté les Constituency Statutes et dans ceux qui en sont dépourvus ?

Par ailleurs, le droit des sociétés des États qui incorporeraient une Benefit Corporation doit-il être nécessairementamendé pour permettre la prise en compte de l’intérêt des stakeholders ? Au final, comme le relève la professeure Cynthia Taylor, la réserve essentielle qui peut être faite au sujet de la Benefit Corporation est que les dirigeants ne peuvent ignorer l’intérêt des actionnaires dans leur décision : « [T]he managers of a B Corporation may not act exclusively to advance a social good ».

De la même manière que ce qui a pu être relevé pour la Benefit Corporation, et malgré la simplicité apparente résultant du § 2700(d) du California Corporate Flexibility Act of 2011, la doctrine américaine est partagée sur le contenu des devoirs des administrateurs et des dirigeants. Alors que d’aucuns estiment que les administrateurs et les dirigeants n’encourent aucune responsabilité lorsqu’ils prennent une décision favorisant l’objectif particulier de la Flexible Purpose Corporation plutôt que sa profitabilité, d’autres se montrent davantage réservés : « The safe harbor created by FPC legislation would indeed give directors of these large public corporations the additional legal protection to pursue named “special purposes” even in a defensive or other Revlon scenario, but it seems unlikely that a large public company would be in a position to need this safe harbor given the likely narrow impact of its “special purpose” activities relative to its overall financial performance ».

Le droit américain des sociétés démontre qu’il réagit et innove par le biais des États en réponse aux évolutions qui se dessinent dans la société et aux nouveaux besoins sociétaux et environnementaux qui apparaissent en ce début de millénaire. La mondialisation des sociétés ainsi que l’interconnexion des économies et des marchés, sans compter une situation mondiale alarmante, appellent à une évolution des instruments juridiques.

Avec ces innovations structurelles intervenues en droit américain, le temps où le juge Brandeis de la Cour Suprême américaine indiquait que la concurrence entre États pour incorporer lemaximum de sociétés conduit à une situation « […] not of diligence but of laxity » a-t-il pour autant disparu ? Nous le croyons et ce, pour plusieurs motifs.  L’innovation structurelle du droit américain des sociétés – aussi imparfaite soit-elle – répond à un besoin, et n’est pas isolée. En effet, elle doit être mise en parallèle avec l’évolution qui caractérise à l’heure actuelle un des aspects de la corporate governance : la perception de l’intérêt social et du contenu corrélatif des devoirs des organes dirigeants d’une société par actions. À ce propos, l’auteur de ses lignes a eu l’occasion avec Stéphane Rousseau de conclure une étude comparative en notant :« Force est de constater que le paysage juridique nord-américain évolue progressivement. Les positions contemporaines adoptées par les juges canadiens et américains dans le domaine de la gouvernance d’entreprise montrent qu’une transformation institutionnelle qui est susceptible de modifier substantiellement l’entreprise est en train de voir le jour.

D’un jeu de contrats interpersonnels, le droit – à travers son interprétation par les magistrats – fait de l’entreprise une institution et la dote en conséquence d’une mission d’intérêt collectif conduisant à une véritable sorte de socialisation des entreprises privées […]. Propriété des actionnaires, l’entreprise devient un être collectif à part entière qui peut être animé d’un intérêt qui est autre que financier et qui offre à la RSE, au développement durable et à lastakeholder theory une intégration dans le corpus normatif. Face à une entreprise nouvelle […] et à la puissance considérable qui vient jusqu’à mettre en péril l’intérêt public, une protection de son environnement interne et externe doit être assurée. Cette protection résulte finalement d’un droit qui ne tient pas tout entier dans l’œuvre du législateur, les juges et lespouvoirs privés étant impliqués ». S’il a été établi par le passé que RSE et gouvernance d’entreprise convergeaint, la RSE va bien au-delà en imposant une innovation au cadre même dans lequel la gouvernance d’entreprise se développe.

Mais finalement l’un ne pouvait-il aller sans l’autre ? En dépit des zones d’ombre qui demeurent et qu’illustre à la perfection le thème des devoirs fiduciaires des administrateurs et des dirigeants, c’est en ce sens qu’il faut se diriger. Cette dichotomie longtemps maintenue entre contenu et contenant de la gouvernance d’entreprise n’explique-t-elle pas les échecs de la gouvernance d’entreprise dont les récentes turbulences économiques et financières sont malheureusement les témoins privilégiés ? Quod erat demonstratum.

Ivan Tchotourian

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