Marina Tsvetaeva, Russie 1892 – URSS 1941

La parution de ses oeuvres complètes en prose, au Seuil, à la fin de l’année dernière est l’occasion de revenir sur un personnage hors du commun du premier vingtième siècle, femme hors du commun par l’extraordinaire talent littéraire qui a été le sien et hors du commun par la période de l’histoire européenne qu’elle a connue. 

La vie de Marina Tsvetaeva s’est déroulée dans le monde intellectuel russe du début du XXe siècle, puis en exil en Europe pour une longue période  après la Révolution russe. Il s’agit d’un grand poète russe classique, contemporain de Mandelstam, Pasternak, Akhmatova et Maïakovski. Marina Tsvetaeva est née à Moscou en 1892 ; elle  quitte la Russie, en 1922 pour un exil dont la majeure partie se passe  en France (1925 – 1939). Elle  revient en URSS juste avant la deuxième guerre mondiale et se suicide en Tatarie,  le dernier jour d’août 1941.

En France, on retient d’abord son nom comme celui d’un prosateur original et novateur. En effet les traductions françaises lui ont ménagé une place de choix dans le genre autobiographique, puis dans la critique littéraire, grâce à ses souvenirs sur d’illustres contemporains et enfin comme théoricien de « l’art poétique » moderne, tout ceci grâce aux traductions de ses écrits en prose, réalisées en France dans la deuxième moitié du XXe siècle. Le public français commence seulement à découvrir ses vers, tandis que les Russes inaugurent une nouvelle lecture de sa prose, insérée désormais dans un ensemble d’œuvres aux genres variés, même si le lecteur russe leur préfère encore sa poésie.

Guerre civile et dénuement

Après une enfance aisée et comblée dans un pays aux mœurs  ancestrales, Tsvetaeva va découvrir l’inquiétude et les privations de la guerre civile à Moscou. Elle y perd sa deuxième fille Irina, morte de faim avant d’avoir atteint ses trois ans. C’est dans un  dénuement total qu’elle quitte son pays pour gagner Berlin avec sa fille. Elle est venue  rejoindre son mari, rescapé du combat de l’Armée Blanche défaite, contre les partisans d’un nouveau système politique devenu l’URSS.

En Occident, les réfugiés russes survivent grâce à la générosité des pays qui les accueillent et presque tous connaissent les misères et la grandeur de la vie en exil. La littérature est le salut, certes, mais elle ne peut  assurer le quotidien. Marina disait d’elle-même : « Je sais écrire des vers. Je ne sais rien faire d’autre ». Force est donc de vivre d’expédients, lorsque la réputation fléchit et que les difficultés économiques, dont la crise de 1929, reprennent leurs droits. Tsvetaeva, elle, ne vit que de poésie : lectures en soirées poétiques, publications de plus en plus rares dans des périodiques éphémères… autant dire chichement, car son mari est aussi « un homme de lettres », mais il n’a pas trop de succès. On peut lire dans les poèmes de Tsvetaeva des années trente des accents d’indignation sociale ou de révolte contre l’inconfort quotidien. Ainsi écrit-elle, à propos de vacances  d’été manquées pour elle et son fils :

Partis nulle part, ni toi, ni moi
Perdues pour nous toutes les plages.
Propriétaires d’un sou, été brûlant,
Pas dans nos prix les océans,

De la misère – goût toujours sec,
Tourne la croûte sèche dans la bouche,
Plat – bord de l’eau, mangé l’été !
Espace de pauvres, poches retournées. 

Anthropophages de Paris
Replets, joufflus, panse luisante
Vous tous, mangeurs de poésie,
Ripailles de graisse, un franc l’entrée

Et pour la bouche, lotions-poèmes,
Refrains, sonates et versets,
Voûtes célestes, fronts étoilés.
Eau de toilette – le chant aux lèvres. 

Mangé l’été, Paris ! Plages sèches !
Pour vous – soyez maudits
Pour vous la honte ! Recevez
Mon autographe dans la figure : 

De mes cinq sens – cinq doigts signant,
Meilleur souvenirs, bons sentiments. 

(Paris – La Favière, Vanves 1935)

 Entre russes blancs et communistes

Toutefois l’indignation de ce poète toujours frondeur ne se limite pas aux poches percées et aux plages manquées. Depuis l’âge adulte, Tsvetaeva a été amenée à faire des choix politiques. A Paris, les sympathies monarchistes des anciens « Russes blancs » ne l’attirent pas plus que le communisme des intellectuels de gauche; elle a toujours ressenti sa position comme en marge et, au fil des ans, elle ne manque pas de lucidité politique, ce qu’elle exprime parfois avec violence :

Au diable tous, filez, allez !
Brebis soumises et vous — moutons,
Esclaves d’Hitler, avec Staline marchez !
Troupeaux, volées, avancez donc,
Sans une seule marque, sans une pensée !
Au grand Staline, obéissez !
Affichez de vos corps étalés
Les signes : os plats, crochets
De l’étoile rouge et de la croix gammée. 

(Vanves 1934)

Mais de son vivant autant que post mortem, on lui a reproché au contraire ce que l’on considérait comme un  manque de discernement politique ! On jugeait mal de son vivant,  les contradictions nombreuses, à l’intérieur de son attitude toujours frondeuse ou en révolte contre les idées reçues ou les usages de petites gens.

Les émigrés russes à Paris constituaient une société assez fermée, agitée de passions politiques, tournée vers le passé monarchiste ou réformateur de leur pays d’origine.  Parmi eux, Marina Tsvetaeva occupe une position qui a longtemps parue franchement fausse à ses contemporains. Elle a quitté la patrie pour retrouver son mari alors chevalier de la cause perdue de l’Armée Blanche. Cette attitude lui convenait bien, elle qui défendait toujours le perdant selon sa devise depuis l’enfance « Mieux vaut être qu’avoir ».

Mais à Paris, les nostalgiques d’un passé récent lui paraissaient cantonnés dans des poses futiles et matérialistes. Ils défendaient selon elle, une Russie de samovars et de blinys qui n’avait rien de réel et qui avait sombré dans les oubliettes de l’histoire.

En même temps, étant un poète novateur et créateur, elle prend la défense de personnalités « de là-bas » telles que Pasternak ou même Maïakovski, le chantre du nouveau pays socialiste, poète d’engagement politique et de slogans. Ainsi les positions politiques de Tsvetaeva paraissent-elles contradictoires si l’on ne veut pas voir qu’elle cherche toujours à suivre les impératifs de sa liberté intérieure et de son extrémisme poétique.

Les nouvelles sympathies de gauche de son époux qui se sent coupable à la fois d’avoir combattu dans son pays et de l’avoir quitté lui paraissent inacceptables ; d’autant plus que les informations provenant de cette nouvelle entité qu’est l’URSS lui semblent incarner tout ce qui dans la vie moderne est haïssable : matérialisme, marxisme, slogans et absence de toute aspiration transcendante. Cette contradiction de points de vues entre les époux atteindront un point de rupture lorsque le mari, Serge Efron, qui est entré dans les  services secrets soviétiques est mêlé à une histoire d’assassinat et d’espionnage : il est alors contraint de fuir la France dans la clandestinité et la précipitation.

Exil parisien

Marina Tsvetaeva se retrouve  à Paris, ostracisée par l’émigration russe qui lui reproche les allégeances politiques de son mari, sans publications, sans public et sans lecteurs pour qui ses innovations verbales étaient déjà difficiles à accepter auparavant.

Sa solitude personnelle est grande, sa fille adulte est déjà à Moscou, son fils adolescent n’a qu’un désir : construire son avenir en URSS, ses amours semblent finies, seule l’habite encore le génie créateur auquel elle reste fidèle.

La France se prépare à entrer en guerre, Tsvetaeva a déjà perdu un enfant dans la révolution russe, son fils doit-il devenir aussi de la chair à canon ? Et elle va quitter son pays d’adoption qu’elle a aimé, comme autrefois la Russie de sa jeunesse, pour suivre la ligne de sa tragédie.

Dans le débat temporel, Tsvetaeva est restée aussi lucide que dans les méandres de la politique où elle refusait de se perdre :

Soldat d’un camp, pas de deux, si tu viens par hasard,
C’est l’arête dans la gorge, le clou dans la chaussure.
Une tête m’était donnée, dessus on a frappé :
Marteaux pourris d’avidité ou nourris  de colère. 

A cette tête,  vrai miracle du Créateur,
Ajoutez aussi la patience de  mon labeur !
Que lui demandiez-vous ?  Qu’elle trahisse,
Vous étonnant de son refus têtu jusqu’au gibet. 

De cette tête pure comme une ligne de cimes,
Qu’attendiez-vous du sommet de l’Olympe,
Que vouliez-vous?  Qu’elle  s’aligne,
Tout étonnés de son refus  sans voix ! 

De cette tête accordée comme une lyre,
Aux sons plus hauts que son poème ultime,
Qu’elle choisisse la loi  du droit civil
Ou politique ? Folie de sa réponse lyrique !

A cette tête, à ce  front couronné de granit,
Vous demandiez : «  Amour pour nous, pour eux la haine ».
Que lui importe à elle,  à sa lyre accordée,
D’où viennent les coups, de quel côté. 

Il est des temps où les têtes se perdent
Et où les mots deviennent des slogans,
La tête d’Orphée dans les mains des Ménades
Vaut plus que celle de Jean au plat d’Hérodiade. 

Tu es le roi, vis seul ! (Les rois ont leurs heures de luxure).
Mais Dieu est seul dans le ciel  d’un vide infini.
Soldat d’un camp, pas de deux : soldat,  otage ou juge,
Contre deux camps, Toi seul, Tu es Esprit.

(25 octobre 1935)

Ce poème exprime clairement l’aspiration à l’absolu de Tsvetaeva qui, plongée dans une temporalité hostile, poursuit sa quête d’éternité. Tout comme à Moscou pendant la guerre civile, elle se riait des contraintes matérielles, privations, faim, froid, ici en France elle reste à part et ne veut pas entrer dans le siècle :

Je ne conviens pas et j’en suis fière !
Même seule parmi tous les vivants,
Je dirai non ! Non au siècle.
Mais je ne suis pas seule, derrière moi
Ils sont des milliers, des myriades
D’âmes, comme moi, solitaires     

(Vanves)

Pourtant le poète a toujours aimé la France et sa culture, vénéré ses poètes Baudelaire ou Chénier ; à présent, quand vient le moment de repartir au pays, c’est ce pays d’accueil qui l’attendrit et dont elle célèbre la grâce et la beauté.

Champs carrés, petits prés miniatures.
Plus que l’ambre, le cristal, le diamant,
J’emporte en mon cœur cette blessure
Sans cristal, sans grenat, sans argent.
Petits prés et grands arbres, pruniers,
Des routes longues à grand pas arpentées,
Petits prés, longues routes et pruniers

(Vanves)

L’amour de Paris incarne les regrets avant le départ :

La tour Eiffel est là
A portée de main
Va-s-y, va, grimpe,
Mais en mémoire _ dernière atteinte.
De ma Beauté-Russie – partie !
La rue paraît vilaine et grise,
O ma beauté, Paris
Joie claire ! Où donc es-tu ?

(Vanves)

Ces regrets personnels et motivés s’expriment dans une langue incantatoire, avec des vers rimés, auxquels Tsvetaeva restera attachée jusqu’à la fin, fidèle en cela à la grande tradition du classicisme  russe, toujours harmonieux et novateur en même temps

La maîtrise verbale permet la recherche sur soi la plus fine, celle qui situe l’être au dessus des amours intimes, de la conscience de soi, des craintes ou des joies, vers l’art pur :

Se faufiler.
Peut-être la meilleure victoire
Sur le temps et la langueur,
Est-elle de passer sans trace,
De passer sans faire d’ombre aux murs. 

Peut-être de prendre par le refus ?
De sortir des miroirs, de passer
En Lermontov sur le Caucase,
Se faufiler  sans troubler les rochers ? 

Peut-être la plus joyeuse des  fêtes
Est-elle de toucher l’orgue — sans faire d’écho,
Du doigt de Jean Sébastien Bach ?
De s’effondrer sans bruit 

Et sans poussière dans l’urne,
Peut-être de mentir pour arriver,
Se faufiler,  sortir des longitudes
Devenir  Temps, passer en  Océan
                                     sans troubler l’eau…

Il ne s’agit pas du tout de défendre l’idée déjà ancienne de « L’Art pour l’Art » ni non plus de tomber dans l’excès inverse de « l’Art engagé ». La position de Tsvetaeva vis-à-vis de sa création est un engagement de soi pour quelque chose qui lui est impérieusement commandé. Commande d’en-haut, de Dieu ? De son être profond ? Elle ne répondra jamais à cette question ; elle a seulement conscience de ce devoir de fidélité envers son inspiration, fidélité qu’elle avait déjà défendue dans son plus jeune âge.

Sur le cheval rouge

Rappelons qu’elle a composé en 1921 un poème lyrico-épique, sous le titre « Sur le Cheval rouge », qui décrit cette vocation poétique réveillée très tôt. N’écrivait-elle pas, dans son journal intime à 22 ans : « Je suis sûre de mes vers inébranlablement ». Le cheval rouge est une incarnation du génie poétique qui hante Tsvetaeva dès l’enfance. Pour pouvoir monter ce capricieux coursier, l’enfant doit renoncer aux jeux, aux poupées et aux futilités de l’enfance, la jeune femme à l’amour, car le cheval est possessif et jaloux, et l’être adulte et responsable refusera aussi toute religion ou croyance, car la foi en lui est la seule admise. Dans le poème, ce coursier a parfois le nom de « génie » du moi poétique de l’héroïne, c’est une muse masculine qui l’emporte à travers les espaces et le temps. Et le poème se termine ainsi :

À nul autre—jusqu’à la fin des temps ! Mienne !
Moi les bras levés : Lumière !
–Tu resteras, à nul autre seras, –non ?
Moi, pressant sur ma plaie : Non

                                    /…/

Témoin muet
Des tempêtes vivantes—
Couchée dans l’ornière,
Je lorgne
Les ombres.

 Tant que
Vers l’azur
Ne m’emportera pas—
Sur le cheval rouge
Mon Génie !

Dans son article théorique, sous le titre « L’Art à la lumière de la conscience » (1932), Tsvetaeva analyse le rapport complexe qui unit l’art à la morale : son sujet est donc « éthique et esthétique ». Tsvetaeva détaille les divers moments de la création pour conclure sur deux aspects problématiques graves, voire pervers  pour un créateur : la gloire et l’argent ! Et c’est sur une phrase décisive qu’elle va conclure son raisonnement : « …j’affirme que je n’échangerai aucune tâche contre la mienne. Connaissant le plus, je crée le moins. C’est pourquoi pour moi il n’y a pas de pardon. Ce n’est qu’à des gens comme moi qu’on demandera des comptes au Jugement dernier.  Mais s’il existe un Jugement dernier du Verbe, devant celui-là, je suis innocente. »

Toutefois l’enseignement du Génie, on l’a vu, est celui de la solitude et, en effet, Tsvetaeva est un poète particulièrement solitaire à tous égards.

Solitudes

On a pu mesurer plus haut l’ampleur de sa solitude familiale, aux côtés de son mari qu’elle a épousé de façon très romantique dans sa jeunesse et auquel elle est restée fidèle jusqu’au bout, malgré les nombreux engouements, amours et aventures qu’elle a connues tout au long de sa vie. C’est pour le rejoindre qu’elle avait quitté sa ville natale en 1922. C’est aussi dans l’espoir de le retrouver dans l’adversité qu’elle repart en URSS en 1939, mettant ainsi le point final à sa propre tragédie !

Solitude politique car aucun de ses engagements ne paraissait logique ni même compréhensible à ses contemporains. Amoureuses des révolutionnaires de son enfance, elle est farouchement opposée au nouveau régime soviétique. Mais elle récuse totalement les idéaux nostalgiques de l’émigration blanche au sein de laquelle elle s’est trouvée à Paris. Toutefois elle repart en URSS, tout en devinant que le nouveau climat politique lui sera inacceptable.

Solitude de créateur enfin, car parmi les nombreuses écoles littéraires qui ont fleuri au début du XXe siècle et qu’il est convenu d’appeler « l’âge d’argent» par analogie avec  l’époque pouchkinienne — âge d’or de la poésie russe, elle n’a jamais adhéré à aucune. Elle était proche de Maïakovski par ses innovations verbales, proche de Pasternak par  certaines de ses inspirations intimistes, mais elle n’était ni l’imitateur ni l’enfant adoptif de personne. Cette solitude poétique colorait ses joies et ses peines, le seul amant qu’elle célèbre dans les années trente dans un cycle connu est sa table de travail, outil matériel qui lui permette de rester fidèle  à son génie poétique.

Et revenue dans son pays natal, devenu un « paradis socialiste », elle ne pourra l’accepter.

Tsvetaeva qui se sentait une vocation de chantre d’éternité s’est trouvée par sa biographie plongée dans les grandes tragédies de son pays et de son temps. Aucun grand créateur, parmi ses contemporains,  n’a pu éviter de chercher ses marques,  face au cataclysme politico-social et humain qu’a été la Révolution russe de 1917. Chacun a fait ce qu’il a pu et su pour préserver sa liberté de conscience et de création. Et Tsvetaeva comme tant d’autre a payé le prix que coûtait cette liberté pour un Russe en exil !

On peut apprécier aussi la qualité de ses réactions de poète aux divers événements marquants de son temps. Tsvetaeva fut par exemple très impressionnée par l’exploit de Lindbergh en 1927. Et elle qui se déclarait résolument ennemie de toute technique, qui avait une peur instinctive et irraisonnée des automobiles ou des ascenseurs, devant la prouesse technique de cet être vivant qui traverse l’Atlantique sans escale à bord d’un avion, elle  est éblouie. Elle compose alors le « Poème de l’Air », sans doute l’œuvre lyrique la plus difficile qu’elle ait jamais écrite.

Ce poème compte plusieurs chants qui sont des étapes que l’être volant franchit pour sortir de l’espace… et du temps, donc de la vie ! Le poème se termine par un choc contre l’air, choc de la vie et de la mort ou de l’infini devant le concret et la finitude de l’être.

Une maîtrise exceptionnelle de l’art poétique

Il faut encore souligner chez Tsvetaeva une maîtrise verbale qu’aucune traduction ne peut espérer jamais rendre en français. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle on a découvert sa prose avant ses vers en France : les souvenirs d’enfance ou les écrits théoriques pouvaient faire l’économie de rythmes recherchés ou de trouvailles sonores, le sens passait tout de même. Autre chose pour le vers, autre souci, autres images …

Les traducteurs cherchent encore à rendre cet incantation tsvetaévienne si particulière et si envoûtante : le sens se cache volontiers derrière des mots qui bercent, chantent et enchantent, pour tout à coup se révéler à la fin d’une pièce, en retournant complètement le sens du départ et en forçant le lecteur à accepter une conclusion qui n’est pas du tout celle où il croyait être emmené par le poète. Voici un exemple de « retournement» de cette sorte, on en trouve souvent chez Tsvetaeva. Le poème s’adresse à son « ex » et repose sur une circonstance connue de sa biographie. En 1923 à Prague, Tsvetaeva a fait la connaissance d’un jeune ami de son mari, beau, séduisant et séducteur et elle  est tombée follement amoureuse de lui. Le mariage a failli casser, car les deux amants ont vécu quelques mois de fièvre amoureuse intense à Prague, puis, l’amant a voulu se ranger et a quitté Marina pour se marier; le poème ci-dessous composé quelques mois plus tard lui est adressé.

TENTATIVE DE JALOUSIE

Est-ce que ça va, la vie, avec une autre ?
Plus simple, n’est-ce pas ? Un coup de rame,
Et le rivage s’enfuit,
L’oubli arrive vite pour vous.

Moi, je suis terre voguant
Pas sur les eaux – au ciel,
Car les âmes, pour vous
Ne sont que des âmes-sœurs.

Comment ça va, la vie, avec une femme
Tout ordinaire et sans divinité,
La reine d’un trône renversé !
Vous voilà, vous aussi – détrôné !

Et vous, ça va, la vie, ça tourne
Jour après jour, matin après matin ?
Changé en petites pièces, le tribut divin
Y arrive-t-on en pauvre diable ?

« Crampes et coups, cela suffit,
Je vais prendre une maison. »
Est-ce que ça va, pour vous – l’élu
D’avoir choisi n’importe qui ?

La soupe est-elle meilleure,
Et plus digeste le dîner ?
Est-ce que ça va, la satiété
Pour vous, après avoir connu le Sinaï ?

Comment ça va, avec une étrangère
Une d’ici ? Son flanc vous est-il doux ?
Le fouet de Zeus sur votre front
Ne vous balaie-t-il pas de honte ?

Est-ce que ça va, est-ce que ça chante ?
Et la tendresse vous connaissez ?
Votre conscience, à mort blessée,
Vous laisse-t-elle en paix ?

Ça va, pour vous, sur le marché
Achats du jour – tribut trop lourd ?
Après avoir connu les marbres de Carrare
Est-ce que ça va, de ramasser

Le plâtre de la ville. Le Dieu sculpté
Dégringole et s’effondre en cailloux…
Avoir connu Lilith et sa lumière
Et puis partir avec la cent millième !

Nouveauté – ce marché
Vous comble-t-il ? Et la magie
Ne vous manque pas chez une femme
Avec cinq sens et sans sixième ?

Des profondeurs de votre cœur …
Avouez : Sans profondeur – ça va ?
Avez-vous, avec l’autre, mon doux ami,
Plus mal ? Ou aussi mal que moi ?–

Tsvetaeva utilise des constructions de ce genre dans de nombreux poèmes. Le procédé est clair : le poète commence par énoncer ou affirmer une conviction que le lecteur suit volontiers ; ensuite le poème se déroule en alignant des arguments d’apparence logique qui renforcent l’adhésion du lecteur. Et dans les derniers ou le dernier vers, l’auteur retourne l’idée qui avait servi de point de départ ; souvent d’ailleurs il force ainsi le lecteur à renoncer à quelque chose qui était une absurdité à laquelle il avait  été contraint de se soumettre auparavant. Ou bien l’inattendu révèle une attitude profondément lyrique, un sentiment profond et personnel de l’auteur.

Il faut revenir sur la virtuosité verbale de Tsvetaeva, à propos de la rime qui est pour elle essentielle en poésie tandis que dans la poésie française, depuis longtemps déjà, la rime devient un apanage du passé et les poètes modernes y renoncent volontiers. Je voudrais citer à propos de la rime les idées d’un poète  moderne, une femme russe, Svetlana Kekova. Elle dit que dans  la poésie, la rime a une valeur ontologique, qu’elle apparaît dans un espace esthétique inspiré. Si l’on y renonce, dans le vers libre, par exemple, ce n’est qu’au prix d’une très grande unité spirituelle de l’ensemble qui s’inspire de l’incantation psalmique ; Svetlana Kekova précise encore que « la ligne d’appui est dans le quotidien et sa déchirure est dans l’envol vers un autre espace, l’espace poétique qui se construit autrement en utilisant des procédés spécifiques qui l’éloignent du quotidien, tels que l’organisation rythmique, les rimes, etc. » Et ensuite : « la rime, ou l’enlacement des mots, révèle la nature paradisiaque de la langue, c’est le domaine où l’assonance phonétique des mots révèle l’unité et l’interrelation de tout ce qui existe. » (Interview publiée dans Ex Libris, Moscou 25/10/2012).  Marina Tsvetaeva aurait aimé faire siennes ces observations.

Desceller les orages

Les passions d’un temps s’apaisent et s’oublient, l’agitation et l’ardeur peuvent s’éteindre, ce qui demeure de l’œuvre de Marina Tsvetaeva est la conviction du poète qu’un destin n’est en  rien politique, qu’il consiste à rester fidèle à sa  recherche d’absolu. Pour Tsvetaeva, celle-ci s’exprime par sa voix poétique. En conclusion, j’aimerais reprendre ce mot de Pierre Jean Jouve : « Le poète ne dit qu’un seul mot toute sa vie / Quand il parvient à le desceller des orages ».  D’autres créateurs ont aussi parlé « d’un seul tableau » ou « d’un seul roman ». Mais Pierre Jean Jouve précise que ce mot il faut le chercher, et le « desceller » peut prendre toute une vie. Pour Marina Tsvetaeva, ce mot poétique me semble avoir été la fidélité à sa vocation de poète.

Véronique Lossky

Toutes les traductions des poèmes cités sont de Véronique Lossky, sauf l’extrait de  « Sur le cheval rouge », traduit par Ève Malleret  (in Le Ciel brûle, 1987)

A lire

Prose

Marina Tsvetaeva, Œuvres Tome 1 Prose autobiographique, Paris, Le Seuil 2009

Marina Tsvetaeva Œuvres,  Tome 2, Récits et Essais, Paris le Seuil 2011

Poésie

Marina Tsvétaïeva, Le Ciel brûle, Poésie, Gallimard, Paris, 1987

Marina Tsvétaïeva,  Insomnie, Poésie Gallimard, Paris, 2011

Marina Tsvetaeva, La maison de Vanves, Paris Le Cerf, 2010

Marina Tsvétaïeva, Mon dernier livre, Paris Le Cerf, 2012

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