Julien Benda : un clerc pour toutes saisons

Parmi les écrivains français de la première moitié du XXème siècle, il en est peu sur qui la lourde chape de  l’oubli se soit abattue aussi pesamment que sur Julien Benda (1867-1956).  Il se définissait lui-même parmi ses contemporains – il est de la même génération que Maurras, Barrès, Péguy, Proust, Valéry et Gide – comme le plus illustre des auteurs obscurs.  L’ombre a fini par le gagner entièrement.  S’il figure encore dans l’histoire littéraire, c’est pour incarner ce personnage ridicule, « l’intellectuel républicain » qui signe des manifestes au nom de la Vérité et de la Justice, et pour être l’auteur d’un livre, La trahison des clercs, dont tout le monde connaît le titre mais que personne n’a lu. Il semble qu’il ait été surtout célèbre pour la haine qu’il a suscitée, peut être égale à celle qu’il avait  lui-même de ses contemporains.

Parmi les rares livres publiés sur lui en soixante ans après sa mort, un seul, celui du critique américain Robert J. Niess, lui manifeste quelque sympathie ; la plupart des autres sont des portraits à charge, l’accusant soit d’imposture, soit de trahir sa judéité, au mieux ne voyant plus en lui qu’une curiosité.  Il reparaît pourtant de loin en loin. Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut ont célébré sa défense des valeurs universelles, mais on a quelque mal à reconnaître en eux des hérauts de la Raison que vénérait Benda.  Selon Mona Ozouf,  la définition que donnait Benda de la France comme « revanche de l’abstrait sur le concret »  a été vaincue par celle de Thibaudet ( « vieux pays différencié »). Alain Minc voit en Benda « un Blum sans le charme, un Lucien Herr sans le magnétisme, et un Daniel Halévy sans la grâce ». Seuls Etiemble et Jean-François Revel lui ont rendu proprement hommage, mais sans aller au-delà d’une célébration en lui de l’« emmerdeur », du « vieux chnoque ».  Le meilleur portrait de Benda, celui d’Antoine Compagnon, le replace au sein de l’histoire de la NRF et voit en lui un « réactionnaire de charme ». Nous sommes tellement convaincus que le temps fait bien son travail, que nous laissons des auteurs ou des œuvres comme celles de Benda dans leur poussière, à côté d’anciennes gloires comme Georges Duhamel ou Jules Romains.  Mais le temps fait-il bien son travail et n’y a-t-il pas des idées qui lui résistent ?

L’enfance d’un clerc

Il n’est pas surprenant que l’image de Benda soit brouillée, quand on considère son parcours intellectuel.  Il l’a retracé dans son admirable autobiographie La jeunesse d’un clerc (1937). Né dans une famille juive assimilée et républicaine, il aurait aimé faire des mathématiques, mais échoua à Polytechnique et dût se contenter de Centrale, dont il démissionna par « haine du pratique ». Il fit une licence d’histoire à la Sorbonne et se forgea une culture philosophique et scientifique en autodidacte.  L’affaire Dreyfus fit de lui un intellectuel, bien qu’il y ait pris peu part publiquement et qu’il refusât le « dreyfusisme larmoyant » de ses coreligionnaires, qui lui reprocheront de ne pas avoir eu ce qu’Alain Minc appelle « le réflexe de solidarité juive ».  « Je souhaiterais, dira-t-il plus tard, qu’il existât une affaire Dreyfus en permanence, qui permît de reconnaître ceux qui sont de notre race morale ».  C’est sans doute ce qui le rapprocha de Péguy, avec lequel il entretint une amitié de prime abord surprenante – comment le jeune rationaliste pouvait-il s’entendre avec le mystique ?-  mais qui se fondait sur un commun refus des compromis et un même culte de l’esprit. Comme le dira Péguy parlant de Benda et de lui-même : « Ni l’un ni l’autre n’ont part aux accroissements des puissances temporelles ».

C’est dans les Cahiers de la Quinzaine  que Benda  publia ses premiers livres : en 1911 Mon premier testament, dans lequel il défend la thèse spinoziste et nietzschéenne selon laquelle les idées ne sont que des projections des sentiments, Dialogue d’Eleuthère, où il inaugure son style de dialogue philosophique romancé , en 1912 un roman, L’ordination, mettant en scène le conflit de la raison et de la passion, qui rata de peu le Goncourt ( que le jury ne voulut pas donner à un juif), et surtout en 1912 et 1913, deux essais le Bergsonisme, une philosophie de la mobilité  et Une philosophie pathétique, qui attaquent pour la première fois frontalement Bergson, et auxquels Péguy répondit en défense du philosophe par une Note sur Bergson et la philosophie bergsonienne.

Avec ce livre, Benda trouva à la fois son style d’écriture– celui de la polémique virulente, écrite sur un ton rechigné et sarcastique – et les thèmes qu’il ne cessera d’égrener  pendant toute sa carrière : défense du concept contre l’intuition et la sensation, de la raison contre le sentiment et l’émotion, le refus du « dynamisme », du romantisme, du pragmatisme et du mysticisme. Ses maîtres en philosophie sont Renouvier et Ribot, et Bergson deviendra pour lui le parangon de l’irrationalisme de la philosophie française  du vingtième siècle.

Dans le bergsonisme, il trouve plus qu’une mauvaise philosophie ; il en fait le symptôme d’une époque qui a renoncé aux valeurs classiques de la raison et de l’intellect, pour célébrer le vague, l’éthéré et l’incertain. A la même époque, Gide se définissait comme « inquiéteur », Valéry  dans Monsieur Teste  définissait l’esprit comme « le refus indéfini d’être quoi que ce soit ». Belphégor, son premier livre à succès, paru en 1918, amplifie ces thèmes et dénonce l’esthétique de son temps, son « attirance pour l’intelligence faible », sa volonté que l’art soit fusion avec les choses. Au moment où Proust célébrait le salon des Guermantes, Benda trépignait de rage contre le Tout-Paris dans celui de sa cousine l’actrice Simone Benda, épouse de Casimir Périer.

Au sortir de la guerre, Benda prend tout le monde à contrepied. Il publie un nouveau roman abstrait, Les Amorandes (1922) qui n’a pas plus de succès que le précédent, et des proses compassées, comme La Croix de roses. Son esthétique néo-classique  et son anti-germanisme – il a défendu pendant la guerre l’union sacrée –  le rapprochent de la droite maurassienne, mais il continue de se définir comme dreyfusard et comme démocrate.  Mais pour les hommes de l’Action française, comme Henri Massis, il ne fait qu’illustrer « l’intime conflit de l’âme juive entre la sensualité la plus basse…et un idéalisme éternel et éperdu d’infini ».  Drieu la Rochelle dira plus tard qu’il n’y a entre lui et Maurras qu’une querelle de mur mitoyen. Les hommes de droite ne purent jamais comprendre que Benda soit nationaliste par raison et non par passion raciale. Les hommes de gauche ne purent pas comprendre son refus des valeurs sociales et son idéalisme. Aux uns et autres, il reprochera d’avoir cédé au pragmatisme et aux passions politiques et d’avoir délaissé les valeurs éternelles du Vrai et du Juste.

La célèbre et mal lue “trahison des clercs”

Ce sera le thème central du livre retentissant qu’il publiera en 1927 chez Grasset, La trahison des clercs , à l’âge de 60 ans, « se révélant sur le tard » comme dira Gide, qui l’aimait bien dépit de toutes les flèches qu’il reçut de sa part. Le succès de ce livre sera aussi grand que celui des incompréhensions auxquelles il donna lieu.  Que dit Benda ?  Que les hommes dont la mission traditionnelle est de servir les valeurs de l’esprit et de les défendre contre les atteintes du temporel – les « clercs » – se sont détournés de ces valeurs « éternelles et désintéresses » pour se livrer aux passions politiques.  Benda vise aussi bien l’Action française – qui venait d’être mise à l’index par l’Eglise – que les marxistes, et il attaque en fait à peu près tous les penseurs de son temps, qu’il accuse en vrac de verser dans le culte de l’action et dans le pragmatisme.

En dépit de l’apparente simplicité de sa thèse, son  propos fut mal compris. La notion de « clerc » recouvre-t-elle une catégorie sociologique, celle de ceux qu’on nommait les  « intellectuels » ou des « professeurs » dont Thibaudet venait de dire que la Troisième République était la leur?  Ou une sorte de monachisme  laïque idéal que personne n’a jamais pu atteindre?  Quelles sont les valeurs et les idéaux dont Benda disait qu’ils avaient été trahis ? Et en quoi était-il si original ?  La revendication de la Vérité,  de la Justice, ou de l’Esprit  était alors monnaie courante : les penseurs catholiques comme Maritain proclamaient la « primauté du spirituel », Valéry avait décrit la « crise de l’esprit »,  et chez les philosophes Bergson célébrait  l’ « énergie spirituelle » et Brunschvicg  la « vie de l’esprit », mais il n’est pas sûr que pour tous – et a fortiori pour Benda- l’esprit soufflait dans la même direction.  Là où Maurras se réclamait de l’Intelligence et de la Nation dont il prétendait reprendre le flambeau  à Renan, Benda se réclamait de l’intellect et de l’universel, mais en naviguant manifestement dans le sens opposé. Et en quoi consistait exactement la trahison ?  On comprit que Benda appelait les intellectuels à se retirer dans leurs « cellules » et à revenir à la tour d’ivoire, à se dégager au lieu de s’engager.

Mais Benda louait aussi des clercs comme Gerson, Spinoza ou Voltaire pour avoir pris position sur la place publique, souvent au risque de leur vie, et il s’en prenait aux pacifistes comme Romain Rolland, qui semblaient pourtant de prime abord représenter son idéal du clerc « au-dessus  de la mêlée ». Le message du livre prêtait au malentendu, et c’est sans doute une des raisons de son succès, qui vint du fait que tout le monde s’étant senti visé, on cria haro sur le baudet. Les maurassiens s‘en prirent à l’universalisme de Benda, y reconnaissant la marque typique du juif, irrités cependant de trouver en lui un patriote. Les catholiques comme Gabriel Marcel l’accusèrent de ne pas comprendre le message chrétien dont il se réclame en coupant radicalement le spirituel du temporel.  Les marxistes comme Nizan  virent en lui un « chien de garde » de la bourgeoisie, masquant les intérêts de classe par son discours sur l’Idéal. Thibaudet résumera bien la confusion qui entoura La trahison des clercs en identifiant son auteur comme un prophète juif à la manière de Jonas devant Ninive, appelant à la ruine des Etats au nom du royaume de Dieu, mais en reprochant à ses clercs de « marcher comme des choristes d’opéra » vers un idéal non identifié : laïc ou religieux ? spirituel ou temporel ?

L’aile gauche de la NRF

Le succès de la Trahison des clercs  ouvrit à Benda les portes de la Nouvelle revue française, qui l’avait boudé pendant la décennie précédente.  Bien que devant paraître chez Grasset dans la collection des Cahiers verts de Daniel Halévy, le livre sortit aussi en feuilleton dans la revue de Jean Paulhan. Comme l’a bien montré Antoine Compagnon, Benda allait apporter  à la NRF une caution politique de gauche face à l’influence de plus en plus pressante de Drieu la Rochelle et des antisémites comme Jouhandeau en même temps qu’il renforçait les tendances classicistes de la revue de Gide et de Rivière.  Et de fait, pendant toute les années 30, Benda devint, grâce au patronage bienveillant de Paulhan, l’un des piliers de la revue, présent dans quasiment chaque numéro, au point qu’on vit en lui une éminence grise, ce qui agaçait d’autant plus que son magistère intellectuel se doubla de plus en plus d’un interventionnisme politique, qui faisait de lui un des journalistes les plus en vue de l’époque, ce qui ne manquait pas d’étonner ceux qui avaient entendu son message comme celui du retrait des clercs hors du politique.

Une bonne partie de ses essais et articles de l’époque, réunis dans La fin de l’éternel (1929) et dans Précision (1937) sont consacrés à expliquer pourquoi le clerc doit, quand les circonstances urgentes l’exigent et sans se trahir, intervenir sur la place publique. Et de fait Benda ne cessa de prendre position, contre l’Action française et au moment du 6 février 1934, contre l’invasion italienne de l’Ethiopie contre la montée du fascisme hitlérien, sur le front populaire, sur la guerre d’Espagne, fustigeant sans cesse le pacifisme et prônant le droit d’intervention mais défendant la SDN.  Tous ceux qui avaient compris La trahison des clercs comme une apologie du  désengagement  accusèrent le clerc d’incohérence.

Il déconcerta encore plus ses contemporains en publiant successivement une Esquisse d’une histoire des français dans leur volonté d’être une nation (1932) qui oppose à la France raciale et sentimentale de Barrès et de Maurras une France purement abstraite et volontariste, et un vibrant Discours à la nation européenne ( 1933) appelant à l’unité spirituelle de l’Europe au-delà des nations.  Politiquement Benda se gauchit de plus en plus, signant les manifestes antifascistes et se rapprochant des communistes, tout en  refusant avec vigueur leur doctrine. En 1938, il est violemment antimunichois, et publie dans la NRF un de ses articles les plus retentissants, « Les démocraties bourgeoises devant l’Allemagne », où il soutient que la bourgeoise française préfère voir la victoire de l’hitlérisme plutôt qu’un maintien du Front populaire et qu’un « fascisme larvé » est parfaitement possible en France. Dans le même temps, il accuse les communistes français de trahison pour avoir accepté le pacte germano-soviétique.

Du clerc comme cible

Depuis le début de son magistère à la NRF, Benda avait eu à subir les violentes attaques antisémites de Brasillach et de Je suis partout, et au sein même de la revue celles de Drieu, de Jouhandeau et de Chardonne, devenant l’une des têtes de Turc de Bagatelles pour un massacre. Quand il publie, au moment du ministère Blum, sa Jeunesse d’un clerc, suivi d’Un régulier dans le siècle (1938) qui raconte comment un fils de juif républicain a épousé les valeurs de la République, la presse de droite se déchaîne, et il devient l’une de ses cibles favorites, au point qu’on accusera Paulhan d’avoir vendu la NRF aux Juifs.  Ce dernier, en juin 1940,  sur les instances de Gaston Gallimard et de Gide,  conseillera à Benda d’aller se faire oublier à Carcassonne chez le poète Joe Bousquet, ce qu’il fit, sans savoir qu’il était l’un des premiers sur la liste des auteurs interdits par les autorités d’Occupation et qu’à ce titre son appartement et ses livres allaient être détruits en 1941.

Les années d’Occupation semblent pourtant avoir été presque aussi heureuses pour Benda que la prison pour Fabrice del Dongo. Dans Exercice d’un enterré vif (1945), il raconte comment cette période fut pour lui l’une des plus productives de son existence. Dans la solitude forcée et sous la menace d’une arrestation à laquelle il échappa de justesse en 1944 grâce à la résistance communiste qui le cacha à Toulouse, le clerc n’écrivit pas moins de six livres. A la Libération, âgé de soixante-quinze ans, Benda semblait prêt pour une nouvelle carrière. Membre dès 1944 du Comité national des écrivains, ayant publié aux Editions de Minuit Un antisémite sincère  et Le rapport d’Uriel, Benda, à qui Drieu avait prédit en 1938 une fuite « la queue basse » revint à Paris en 1945 pour y devenir l’un des défenseurs le plus actifs de l’épuration, s’insurgeant au nom de la justice contre la pétition menée par Mauriac en faveur de Brasillach au nom de la charité et contre la tendance française à pardonner tout du moment qu’on a une belle plume.

Il ne retrouva cependant pas l’influence qu’il avait eue avant- guerre. Alors même que Gallimard publiait La France byzantine, son pamphlet le plus violent depuis Belphégor contre la « littérature pure » et l’esthétisme français, Benda se querella avec Paulhan, à qui il reprochait à la fois sa position trop clémente sur l’épuration et d‘avoir défendu dans Les fleurs de Tarbes des idées voisines des siennes, mais dans un style lui-même mallarméen et « byzantin ». Leur querelle s’amplifia jusqu’à un long essai de Paulhan dans Critique en 1948 « Benda ou le clerc malgré lui », et la rupture fut consommée.

Le compagnon de route

A la même époque, Benda s’allia directement avec les communistes, dont il continuait de refuser les doctrines, mais qui lui semblaient les seuls à défendre la justice et la classe ouvrière. Il devint un compagnon de route, allant jusqu’à approuver le procès Rajk en dépit de toutes les mises en garde que les intellectuels hongrois lui prodiguaient.  Pour condamner Rajk,  Benda invoquait l’héritage de l’affaire Dreyfus et la nécessité, selon lui, de défendre les régimes communistes au moment où ils étaient attaqués de même qu’il avait défendu la République au moment où elle était attaquée dans les années 30.  Le clerc dénonçant les traîtres était-il devenu lui-même un traître ? Confondait-il  la traîtrise à l’encontre des valeurs éternelles dont il parlait en1927 avec la traîtrise politique pure et simple ? Rien n’est moins sûr.

Benda a toujours refusé les thèses marxistes, et ne défendait les communistes que par souci de justice. Mais son ultime engagement avec eux a nui sérieusement à sa réputation, au point que beaucoup lui retournèrent l’accusation qu’il avait lui-même si souvent maniée. N’avait-il pas, durant sa carrière été successivement dreyfusiste en 1900, nationaliste belliciste en 1914, puis antifasciste dans les années 30 ?

Un oubli programmé

L’oubli dont Benda fut victime n’est pas étonnant. Il semble être l’incarnation d’une figure de l’intellectuel qui a rejoint les livres d’histoire. On se souvient des discussions autour de l’engagement de Sartre et de Camus, mais qui se souvient encore de celles qui eurent lieu entre Benda, Guéhenno  et Nizan ? Les vieilles lunes universalistes ne reparaissent plus que dans leurs caricatures médiatiques.

En philosophie, Benda, dont la pensée semble plus celle d’un idéologue  occupant  une lointaine province de l’empire renanien de la Troisième République, ne reste plus que comme un lointain adversaire du bergsonisme avant que celui-ci ne conquière, sous des transformations diverses, l’ensemble de la philosophie française, de Brunschvicg à Bachelard et à Jankélevitch, jusqu’à Deleuze et à ses avatars contemporains.

En littérature, son classicisme rigide, qui n’a de place pour rien de ce qui a fait la littérature depuis un siècle, semble faire de lui un nouveau  Désiré Nisard.  On peut toujours se demander si tel ou tel mérite son oubli, mais ne sommes-nous pas, depuis une trentaine d’années, comme l’a suggéré l’historien Tony Judt, entrés dans une phrase d’oubli non seulement en politique mais aussi dans tous les domaines ?  Cela, ajouté au fait que l’oubli est bien plus souvent programmé que subit, devrait nous faire penser que la figure en apparence désuète de Benda peut nous aider à nous remémorer un certain nombre de choses que personne n’avait intérêt à garder en mémoire, parce que le souvenir est dangereux pour les doctrines faibles mais influentes. Son héritage peut s’évaluer en philosophie, en littérature et en politique.

Benda philosophe : réalisme et rationalisme

Commençons par la philosophie. Benda n’est pas un philosophe professionnel – il se dit lui-même « littérateur » –  et ses contemporains le lui ont fait suffisamment sentir. Il n’est pas non plus un inventeur en philosophie. Mais qui l’est vraiment ? Le slogan de Deleuze «  le philosophe crée des concepts » assimile celui-ci à l’artiste, une identification contre laquelle tout vrai rationaliste doit s’insurger.  Benda se qualifie lui-même de « serre-file » de la raison.  Sa critique de Bergson est de ce genre. Elle est loin d’être obsolète.  A son époque, bien des savants, à commencer par Einstein,  émirent des doutes sur la validité des thèses bergsoniennes et bien des philosophes,  à commencer par Russell, s’opposèrent, arguments à l’appui, à ce qu’ils tenaient chez Bergson comme un retour du mysticisme.  Benda ne fit, en un sens, que radicaliser ces critiques.  Son message paraît, là aussi, simpliste : il y a des valeurs éternelles, telles que la Vérité et la Justice, et des principes, ceux de la Raison, qui sont parfaitement immuables,  mais depuis le romantisme,  et surtout dans la pensée allemande, on n’a cessé de vouloir introduire le devenir dans la raison et de transformer  les  valeurs morales, esthétiques et cognitives en valeurs sociales, et en France c’est Bergson qui a consacré ce tournant « mobiliste » dans la pensée.

Historiquement la thèse de Benda mérite d’être nuancée, mais il a parfaitement vu  la place qu’occupait l’auteur de L’évolution créatrice dans l’histoire de la pensée française : celui d’un conciliateur habile entre le darwinisme et le spiritualisme d’une part, et entre le rationalisme et le mysticisme d’autre part.  Il a su parfaitement voir comment même ceux qui se réclamaient de la raison ne cessaient de vouloir « assouplir » celle-ci au nom du « dynamisme » et du « devenir ». Benda demande : une raison « souple » et débarrassée de ses principes est-elle encore la raison ? Il voyait partout autour de lui monter le pragmatisme (le vrai se mesure à l’utile et à l’action), le relativisme (tout est vrai « à sa place »), et le scepticisme (finalement rien n’est vrai). Le bergsonisme, même s’il avait une autre généalogie que l’existentialisme et le marxisme, appelait comme eux à privilégier « la vie », « le concret », le « devenir ».  Benda écrivit en 1947 un petit livre Tradition de l’existentialisme, qui est une charge contre Sartre, Merleau-Ponty, Camus et contre  l’influence de la pensée allemande sur la pensée française contemporaine : « Schelling, Jacobi, Heidegger, Husserl, Novalis, Nietzsche, avec leur mépris de la raison et leur culte exclusif pour les régions troubles de l’âme humaine. »  Nul doute que Benda n’ait manqué la subtilité des pensées qu’il attaque (et on aura compris qu’une de ses armes rhétoriques est la simplification abusive  et ironique) mais son verdict est-il faux pour autant ?

Les articles de base de sa pensée sont le réalisme (il y a une réalité indépendante de nous qu’on peut connaître, bien que notre connaissance ait des limites) le rationalisme (il y a des principes et des normes de la raison, qui sont indépendants de l’expérience, et constants à travers les époques et les lieux) et le primat de la connaissance scientifique (ce qui ne veut pas dire que la science est la seule manière de connaître la réalité), et les doctrines corrélatives sur le plan éthique et esthétiques ( il y a des valeurs morales et esthétiques réelles, et on peut les connaître).

Ce réalisme rationaliste est celui d’une bonne partie de la tradition philosophique autrichienne (Brentano, Husserl), de la tradition analytique anglophone (Russell, Moore). Chose souvent oubliée, nombre de ces idées furent défendues aussi par des philosophes français comme Renouvier, Ribot, Meyerson ou Lautman. Benda est un descendant de cette tradition rationaliste française à présent largement oubliée, recouverte par des couches successives de bergsonisme, de phénoménologie existentielle ou théologique, d’herméneutique et de post-structuralisme nietzschéen.

On ne trouvera pas beaucoup de penseurs contemporains pour défendre un seul de ces articles du rationalisme. Heidegger a convaincu deux générations au moins  que non seulement la science ne pense pas, mais aussi qu’elle incarne le plus grand danger pour l’humanité. Tout le monde semble admettre que la raison et le concept ne nous permettent pas d’accéder « aux choses mêmes »  et que s’il y a des principes logiques ou rationnels ils sont contextuels ou relatifs, et n’ont aucun pouvoir normatif.  Pascal  opposait le cœur et la raison, l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Mais  les penseurs contemporains français, toujours éclectiques,  veulent le beurre et l’argent du beurre : une raison « au grand cœur », la géométrie et l’émotion. Partout semblent régner un scepticisme de bon aloi, que les Français ont hérité de Montaigne, leur héros national, et dont ils ne démordent pas. Les irrationalistes eux-mêmes ne cessent de se réclamer de la raison, tout comme les voleurs crient « au voleur », à l’instar ce penseur médiatique qui fait carrière sur le rejet de la raison et a le culot d’intituler son dernier livre « Rendre la raison populaire ». Comme le dit Benda, qui avait parfaitement diagnostiqué ce tour de passe- passe :

« On voit l’inégalité du combat. Le rationaliste dit à son adversaire: « Nous prenons le rationnel et vous laissons le mystérieux». Le mystique répond: « Je prends le mystérieux et aussi le rationnel». Chose d’ailleurs naturelle chez qui refuse toute distinction entre l’être et le connaître. Le rationaliste doit comprendre le mystique; ce que ce dernier n’est pas tenu de lui rendre. »  (« Le procès du rationalisme », in La pensée, 1946)

Benda littérateur réactionnaire ?

En littérature, Benda paraît encore plus réactionnaire qu’en philosophie. Il a parfaitement vu  dès Belphégor ,  puis dans La France byzantine , qu’à son époque s’est imposée  une conception de la littérature  comme univers fermé sur lui-même et vivant de sa propre substance (autophage, pour reprendre l’expression que Jacques Bouveresse a appliquée à la philosophie littéraire de notre époque ).  Cette littérature « pure », dont Mallarmé, Proust, Gide et Valéry sont les héros, est toute intérieure à la fois au sens où elle exalte le pur sentir et au sens où elle finit par ne plus parler que d’elle-même, dans un espace littéraire que Maurice Blanchot désignera comme celui du « ressassement éternel ».  Benda reproche aux écrivains de son temps d’avoir abandonné toute tentative, tout effort pour décrire la réalité, pour  adopter un  « style d’idées » et pour influer sur la vie morale. Il réclame qu’on traite de littérature en usant de psychologie et de sociologie, à la manière de Taine ou de Paul Bourget. Dans l’œuvre de Proust, il ne voit qu’un prolongement du culte bergsonien de la sensation et de la durée vécue. Chez Gide, il ne voit qu’une apologie de l’inquiétude et de l’indécision, et chez Mallarmé et Valéry, et même chez Paulhan, il ne voit que de lointains descendants des grands rhétoriqueurs et de la poésie alexandrine.

Il ne prône pourtant pas le réalisme naturaliste à la Zola, et ses propres écrits littéraires, qu’on a comparés à des transpositions romanesques de l’Ethique, en sont fort loin.  Seuls les classiques trouvent grâce à ses yeux, particulièrement La Fontaine, Bossuet, La Bruyère, Molière, Racine, et les premiers romantiques, Hugo, Chateaubriand et Lamartine, non pas parce qu’ils incarnent une norme littéraire qu’il entend opposer à celle de la littérature pure, mais parce qu’ils parlent à ses yeux une langue qui est celle de tous et non celle d’un cénacle. On peut s’amuser à imager ce qu’il aurait dit des écrivains contemporains. Peut-être eût-il applaudi  l’éloge fait par Francis Ponge de Malherbe, le poète qui prétendait s’inspirer du langage parlé par le peuple, mais sans doute y aurait-il trouvé, comme chez Paulhan, du byzantinisme. On n’a pas de mal à imaginer ce qu’aurait été sa réaction à nos formalismes, à nos autofictions, à nos célébrations du corps, à notre obsession du présent et de l’actuel.

Mauvais sentiments et bonne littérature

Notre époque aussi  a ses réactionnaires littéraires, comme – dans des genres très différents –  Michel Houellebecq et Richard Millet. Benda peut-il être placé parmi eux ?  Sûrement pas, car il aurait reconnu en eux des « byzantins », mais aussi parce qu’il il détestait le racisme feint ou avoué. Il pensait qu’une littérature, même écrite en style classique, mais qui exprime des idées fausses ou immorales ne peut pas être de la bonne littérature, et que l’appel au meurtre, même sous couvert d’ « éloge littéraire », n’est qu’un appel au meurtre. C’est pourquoi il s’opposa à l’argument « Il est coupable, mais quel grand écrivain » qu’on ne cesse de nous resservir depuis. Selon Benda, il est faux qu’ « avoir raison (ou tort) n’est pas littéraire », et il est faux être qu’être littéraire soit une excuse pour avoir tort.

Benda, bien qu’il défendît l’idée que la littérature a un contenu cognitif et moral, détestait les romans de propagande, et batailla successivement avant 1914 contre  la littérature patriotique à la Barrès pendant l’entre-deux guerres avec la littérature  communiste à la Nizan et la littérature fasciste à la Drieu la Rochelle (seul le dernier est passé en Pléiade).  Il batailla aussi contre celle qui allait triompher, la littérature pure. Benda représentait à la NRF, allié en cela à Gide et à Paulhan, l’antimodernisme et le classicisme. Après la seconde guerre, cette opposition perdit son sens. Benda avait été enterré par Sartre, qui parlait de sa « marotte » mais n’hésita pas à reprendre  certaines de ses postures (on a souvent comparé La jeunesse d’un clerc  et Les mots).  La victoire de la littérature pure consacra aussi la fin de ce que l’on a appelé la conception « humaniste », selon laquelle la littérature doit exemplifier des grands  dilemmes de la vie humaine. Mais à  présent que nous sommes fatigués des conceptions formalistes et autoréférentielles de la littérature, la question de savoir si celle-ci peut apporter une connaissance est revenue au premier plan, notamment parce que notre époque très moralisante a voulu insister à nouveau sur l’impact  éthique de la littérature.

Benda est à la fois tout à fait dans cette lignée et tout à fait en dehors d’elle. Il pense que les œuvres littéraires doivent avoir un « étiage moral », mais aussi qu’elles doivent avoir un étiage intellectuel, y compris quand elles sont des œuvres de pure fiction. Si la littérature a une valeur cognitive, selon lui, ce n’est pas simplement une cognition morale. Laquelle ? C’est une question qui est encore peu explorée systématiquement, mais que Benda nous aide à reformuler. Mais nous ne savons pas encore bien comment sortir de la conception  puriste de la littérature.

Un héritage sans légataire

Quel est l’héritage politique de Benda ? Il est entouré de malentendus persistants. Est-ce, comme nous le disent toutes les histoires des intellectuels français, celle du dreyfusard attardé, qui continue de parler au nom de l’universel quand  l’histoire et le cours du monde ont  balayé les universaux ?  Le dreyfusard a cédé la place successivement à l’intellectuel sartrien total, à l’intellectuel « spécifique » de Foucault et Deleuze, qui se propose d’intervenir dans les mailles les plus fines du pouvoir, puis à l’intellectuel médiatique qui a remplacé l’universel par un plateau télé, et enfin au cyber-intellectuel pour qui l’humanité est devenue la blogosphère. Comment Benda, qui s’installa dès sa jeunesse dans le rôle du vieux chnoque, pourrait-il aujourd’hui nous sembler jeune ?  Toutes les générations lui ont chanté « T’es plus dans le coup, papa ! » et il s’en est réjoui, au nom de l’éternel. On a compris La trahison des clercs comme un appel au retour des intellectuels au couvent  et à l’ascèse, tentations  permanentes et légitimes de quiconque se voue à l’esprit.  Mais ce n’était qu’une partie de son message, et même si cela l’avait été,  il n’avait aucune chance d’être entendu dans la France des années 30 et encore moins dans celle d’après-guerre.

Virginia Woolf et le groupe de Bloomsbury y virent un écho de leurs préoccupations pour ce que G.E. Moore appelait « la valeur intrinsèque », le culte désintéressé du Beau et du Bien.  Là aussi, ce n’était pas faux, et Benda cultivait son personnage d’homme détaché des contingences  (il mettait un point d’honneur à ne pas visiter les curiosités touristiques, et Paulhan raconte qu’il jouait aux boules assis).  Mais le message de Benda n’était pas celui du désengagement.  Il jouait au clerc ou se donnait l’idéal « clérical », mais n’en était pas un.  Il intervint en politique, avec courage, plus que bien des intellectuels de son camp – la haine des Brasillach et consorts contre lui en témoigne –  mais on peut dire qu’il fut tout aussi mal à l’aise que Gide dans le rôle de l’intellectuel engagé.

Sa conviction centrale était que quand on intervient en politique on doit le faire au nom du vrai et du juste, et pas au nom de ses intérêts, origines ou alliances. Selon lui la justification  de la démocratie tient au fait qu’elle doit se réclamer « de valeurs absolues, c’est-à-dire conçues comme indépendantes de toute condition de temps ou de lieu, et supérieures à tout intérêt, individuel ou ­collectif ; valeurs dont les types principaux sont la justice, la vérité, la raison ». Plus personne ne croit cela, à commencer parce que l’on ne croit plus que l’ordre politique doive se fonder sur la vérité.

Les libéraux contemporains comme Habermas et Rawls considèrent que la démocratie n’a pas besoin de vérités et de certitudes  mais de procédures rationnelles acquises par des consensus stables mais révisables. Et des marxistes à Foucault, en passant par Carl Schmitt,  tout le monde semble souscrire à la formule de Hobbes « Auctoritas non veritas facit legem ». Il ne semble plus y avoir que le Pape pour se recommander de la vérité aussi bien dans l’action politique que pour son fondement, et on connaît la thèse de Schmitt selon laquelle tous les concepts de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés.  Alors Benda, qui se réclame de la science et de la vérité, mais sans références théologiques explicites, n’est-il pas finalement bien un héritier de Comte –  qui espérait un ordre spirituel, mais fondé sur la science –   et par-delà de Bonald et de de Maistre, et … Maurras ?  Quiconque a lu son grand livre de 1940, paru aux Etats Unis, La grande épreuve des démocraties, qui le place résolument au sein de la tradition républicaniste française, pourra constater le contraire.

Benda, Kraus, Croce, et Ortega y Gasset v. Mussolini

Quand on parle de la vérité, que ce soit en politique ou ailleurs, on a tendance à confondre deux choses : la question de savoir s’il y a des propriétés telles que la vérité et la fausseté, et la question de savoir si l’on doit dire la vérité. Les antidreyfusards qui acceptaient  l’idée d’un « faux patriotique » n’avaient pas de doute sur l’existence de la vérité, mais ils pensaient qu’on peut, quand le sort de l’armée et de la patrie est en jeu, mentir et accuser un (éventuel) innocent.  Une autre conception de la vérité émergea cependant, avec Nietzsche, avec les pragmatistes et avec Bergson, selon laquelle la division du vrai et du faux est trop « intellectuelle », et moins importante que la division de ce qui promeut la vie et de ce qui l‘amenuise.

Cette conception demeura purement théorique et philosophique, jusqu’à ce que des hommes politiques, tels que Mussolini (qui déclara que le pragmatisme de James lui avait été très utile dans sa carrière politique), et des mouvements de masse, comme le fascisme et le communisme soviétique, s’en emparent.  L’homme fasciste met en avant la promotion de de ses opinions, qu’il associe à ses émotions et dont il attend qu’elles aboutissent à l’action.  L’homme communiste vénère l’humain plutôt que le vrai, qu’il tient pour une abstraction inutile et idéologique.  On ne comprend pas bien La trahison des clercs quand on y voit seulement une polémique contre les intellectuels qui ont ignoré les valeurs éternelles.  Benda s’adressait directement à cette montée de l‘anti-intellectualisme en politique, et son combat antifasciste dans les années 30 doit se comprendre à la lumière de son constat de la disparition de la notion même de vérité (il ne fut pas le seul bien entendu : à son époque des penseurs comme Kraus, Croce, et Ortega y Gasset notamment firent les mêmes constats).  Il vit bien aussi que le marxisme participait de ce courant, et s’opposa à lui sur le plan doctrinal : il ne crut jamais au matérialisme historique ni à un quelconque sens de l’histoire (et il ne lut de fait jamais Marx). Il pensait néanmoins que l’on devait être du côté des communistes « parce que la mystique de gauche est recevable pour le clerc, alors que la  mystique de droite subordonne la vérité à l’intérêt social », et ne donne pas d’autre fondement à cette idée que la croyance.

Mais c’est là qu’il manqua de lucidité. Alors qu’il avait été capable de dénoncer les mensonges du général Mercier, ceux de Mussolini et ceux de Hitler, il fut incapable de dénoncer les purges staliniennes et termina sa carrière politique par le lamentable épisode du soutien au procès de Rajk. Benda ne vit pas que la vie politique ne donne pas toujours clairement à faire des choix semblables à ceux qu’on doit faire face à une affaire Dreyfus.

En revanche, il comprit parfaitement que même son propre camp, la gauche, allait finir par rejoindre l’anti-intellectualisme en niant l’existence même de la vérité. Des intellectuels comme Foucault et Deleuze – mais avant eux Sartre – ont fait beaucoup pour convaincre leurs contemporains que la vérité n’était une illusion et un masque du pouvoir, et que si vérité il y a, c’est à nous de la « créer ». Toute la gauche a emboîté le pas – les valeurs et l’éternel, c’est de droite, comme de bien entendu ! Doctement, les commentateurs de Foucault, comme Paul Veyne, nous disent qu’il n’est pas un relativiste, mais un sceptique quant à la vérité, ce qui veut dire qu’il pense que la vérité n’existe tout simplement pas.  Aucun de ces auteurs ne s’est apparemment demandé si les notions supposées remplacer celle de vérité (comme celle de l’ « intéressant ») ne présupposaient pas cette même notion (qui veut vraiment d’un énoncé intéressant mais faux ?), et si l’on pouvait s’en débarrasser  aussi aisément. Il revient à Orwell d’avoir, dans 1984, mis en scène ce que pourrait vouloir dire l’abandon planifié et concerté la vérité (« la liberté c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre »).   Cette possibilité n’est-elle pas réalisée par internet, qui permet de transmettre indéfiniment des informations fausses ?  Un sociologue postmoderne a constaté que « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu ».  Benda, bien qu’il n’ait jamais connu ces développements, avait parfaitement compris et théorisé ce risque.

La Vérité entre drame et dogme

Son autre tort fut peut-être de dramatiser la notion de vérité, de lui vouer un culte. « C’est vrai » et « c’est faux» s’appliquent dans la vie courante comme dans la vie savante, et il est illusoire de supposer qu’on puisse se passer de ces expressions. On peut disputer pour savoir si elles s’appliquent en morale, à propos des sentiments, des œuvres d’art et des choses de la religion. Mais ce que l’on n’aime pas, en général, ce sont les gens qui insistent lourdement, en tapant sur la table : «  C’est vrai ! Vrai de vrai ! Vraiment vrai ! », et qui substantifient le vrai en parlant de La Vérité.  Benda est de ceux-là, et c’est pourquoi il irrite, tout comme quand il prend un ton de prophète. On aime la raison, mais pas  la passion pour la raison : une conception trop absolue de la raison finit par avoir l’air doctrinaire. Dès que le rationalisme se marie à l’ironie ou à la satire, comme chez Swift ou Voltaire, ou à la vitupération, comme chez Benda ou Kraus, on le soupçonne de céder à l’émotion et de se détruire lui-même. Mais c’est faux : le rationalisme peut être passionné sans cesser d’être raisonnable.

Qui nierait, en tous cas, que le problème de la vérité n’ait jamais cessé d’être l’un des plus pressants de la vie sociale et politique ?  Non pas seulement parce que la dénonciation quotidienne du mensonge, de l’art de raconter des histoires et des conneries (l’anglais est plus compact : storytelling, bullshitting), des pseudo-raisonnements et des sophismes est une tâche sisyphéenne, mais aussi parce que, bien que nous ayons quitté la civilisation de l’écrit imprimé on ne cesse de nous parler de la « société de connaissance » alors même que cette société est plus que jamais basée sur l’opinion et l’apparence. Il y a des intellectuels post-modernes,  comme Michel Serres, qui s’en réjouissent  et qui réclament encore plus de « savoir » en réseau, et nous prétendent que plus il y aura de canaux et de transmission, plus il y aura de « savoir »  et plus le monde sera « démocratique ». Il y a d’autres, comme Bruno Latour, qui nous disent, en bergsonisant,  que le savoir et la réalité ne sont plus que des « processus ». Vraiment ? Vrai de vrai  ?

N’ayons pourtant pas trop d’illusions. Même époussetée et rénovée, l’œuvre de Benda mettra encore du temps à prendre la place qui lui est due, et sans doute ne la prendra-t-elle pas. Au dogmatisme du clerc épris de certitudes, nous préférerons toujours la disponibilité et l’inquiétude gidienne,  à son intellectualisme radical nous préfèrerons toujours celui, tout empreint de sensibilité, de Valéry, à ses charges contre le byzantinisme littéraire nous préfèrerons toujours le subtil Paulhan, et à son rationalisme « statique » nous préfèrerons toujours celui, « appliqué », d’un Bachelard.  Au langage fluide et classique de Benda, qui selon Céline « troufignolise l’adjectif », notre temps  préfère la langue de ce dernier qui  se vantait d‘avoir  « introduit l’émotion dans le langage écrit ». Benda, qui raconte dans sa Jeunesse d’un clerc  qu’il fut un enfant sage et sérieux à l’excès, préférant déjà la raison aux bonbons, se glissa dans la statue du  clerc dogmatique, ennuyeux, dépassionné et rigide,  mais fit exactement l’inverse quand il en eut l’occasion. Alors peut-être la roue du Temps elle aussi tournera-t-elle à nouveau dans son sens.

Pascal Engel

A lire, de Julien Benda

La trahison des clercs, Grasset 1927, 2eme édition 1946, rééd. 2003

La jeunesse d’un clerc, suivi de Un régulier dans le siècle et Exercice

D’un enterré vif , rééd. Paris, Gallimard 1969

A lire, sur Julien Benda

Pascal Engel, Les lois de l’esprit, Julien Benda ou la raison, Paris Ithaque 2012

A lire aussi

Antoine Compagnon, Les antimodernes, Paris Gallimard 2005

Robert J. Niess, Julien Benda, Ann Arbor, University Press of Michigan 1956

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