Andrzej Wajda, cinéaste du passé imparfait

Andrzej Wajda a aujourd’hui 86 ans, et pourtant rien n’indique qu’il songe à prendre sa retraite.  Il est en plein tournage d’un biopic sur Lech Wałęsa, l’illustre dirigeant du syndicat Solidarnosc. On peut considérer ce film comme la rencontre symbolique de deux Polonais de légende, dont la notoriété a connu peu à peu une éclipse. En réalité, il ne s’agit pas de leur première rencontre cinématographique, car ils se sont croisés voici plus de trente ans, en 1981, quand Wajda tournait son Homme de fer, l’histoire du triomphe du mouvement Solidarité.

Dans ce film, Wałęsa n’est pas seulement visible dans les séquences documentaires, quand il signe un accord avec les représentants du gouvernement communiste d’alors, puisqu’il y fait aussi une brève apparition fictionnelle. Dans la séquence du mariage des protagonistes, il joue le rôle éphémère de l’un des témoins.  Pour les deux hommes, le début des années 1980 restera le moment de leur plus grandes victoires et de leurs plus beaux triomphes.  En 1981, le film de Wajda remporta la Palme d’Or au Festival de Cannes et, deux ans plus tard, Lech Wałęsa recevait le Prix Nobel de la Paix. Aujourd’hui, ils donnent plutôt l’impression de vivre dans le halo de leur glorieux passé.

Certes, l’affranchissement tant attendu de la Pologne par rapport au régime soviétique les a tous les deux propulsés aux postes honorifiques des plus prestigieux – Lech Wałęsa exerça le mandat de premier président de la Pologne postcommuniste entre 1990 et 1995, tandis qu’au début des années 1990, Wajda était élu sénateur du parlement polonais et recevait un Oscar d’honneur pour l’ensemble de son œuvre, en 2000. Pourtant, ils semblent avoir perdu une part de leur aura et de l’engouement du public, tant dans leur Pologne natale qu’à l’étranger. On leur conseille assez fréquemment, et de manière plus ou moins explicite, de se retirer et de laisser place à la jeune génération. Ils sont parfois l’objet d’attaques directes. Il ne s’agit pas ici d’avancer une quelconque analogie entre les destinées de ces deux hommes. En fait, ils n’ont que peu ou pas de points communs. À l’époque de Solidarité, leur « rapprochement » incarnait l’idée utopique d’une alliance possible entre ouvriers et intellectuels, qui devait vite se révéler un fantasme politique. Et, en l’occurrence, la décision de Wajda de tourner un film sur Walesa et son époque constitue sans doute un retour nostalgique à cette utopie politique.

Coïncidence intéressante, pendant que Wajda travaillait à son film sur Lech Walesa, Krystyna Janda – actrice demeurée dans toutes les mémoires pour ses rôles dans L’Homme de marbre et L’Homme de fer, qui l’élevèrent au rang de star internationale – produisait sur la scène du théâtre dont elle est la propriétaire un  monologue tiré des mémoires de Danuta Walesa, où elle présente sa propre version du mouvement Solidarité et démythifie l’image publique du célèbre mari de celle-ci (la première de ce monologue eut lieu en octobre 2012).  Malgré cette tentative plus ou moins consciente de  déconstruire le discours héroïque/masculin du passé, cette transposition à la scène des mémoires de Danuta Walesa, un grand succès de librairie, proposée par Krystyna Janda, peut être perçue comme un autre retour nostalgique à un passé de révolte politique triomphante.

Des différents sens du passé

Il suffit de se pencher sur l’ensemble de l’œuvre de Wajda pour constater qu’il a toujours entretenu davantage de liens avec le passé qu’avec le présent. Si ce fut d’abord le signe d’un engagement politique, cela peut aujourd’hui passer pour un signe de son désengagement de la politique contemporaine, même si sa participation occasionnelle à des débats publics tendrait à prouver le contraire. Toutefois, sa trajectoire artistique atteste d’un processus complexe d’arbitrage entre le passé et le présent, avec toute sa portée idéologique. Au début de sa carrière cinématographique, dans les années 1950, à l’époque du « meilleur des mondes » d’un communisme triomphant, sa décision de se tourner vers le passé se révéla souvent un acte de courage exceptionnel, et certaines de ces prises de risque méritent encore de rester gravées dans les mémoires.

Mémoires de guerre

Ses débuts de cinéaste sont liés à l’École polonaise de cinéma (Polska Szkoła Filmowa), dont l’émergence, à la fin des années 1950, impliquait une rupture radicale avec les schémas du modèle dominant, celui du réalisme socialiste.  La structure impersonnelle du cinéma de propagande cédait ainsi la place à des films offrant une vision individualisée de la réalité, qu’il s’agisse du romantisme et de l’expressionnisme de Wajda, du grotesque et de l’ironie d’un Andrzej Munk ou du réalisme d’un Kazimierz Kutz.  Tous ces réalisateurs se penchaient avant tout sur les épreuves de la Pologne pendant la Deuxième Guerre mondiale.  Leurs films peuvent être perçus comme ceux d’un cinéma post-traumatique, et ce à deux titres : ils abordent à la fois le traumatisme de la guerre et celui de la mutilation stalinienne de la mémoire nationale, d’où la trace du conflit mondial a été en partie effacée. Jusqu’en 1956, les autorités ont nié les succès militaires de l’Armée de l’Intérieur (les forces armées du gouvernement polonais en exil, composées de milices) ou les ont dénaturés. Tadeusz Lubelski fut le premier critique polonais à remarquer cette dimension « post-traumatique » des films de l’École polonaise de cinéma, en relevant qu’ils participaient de « la stratégie d’un psychothérapeute ». Il avance que le Cendres et Diamants de Wajda (Popiół i diament, 1958) offre le meilleur exemple de cette stratégie : en effet, ce film se voulait une tentative de réunifier la nation polonaise, fracturée par les exigences de la doctrine totalitaire du communisme.

Ce qui permit finalement cette réunification, ce fut la possibilité d’évoquer les épreuves longtemps refoulées de la guerre, celles qu’avait vécues l’Armée de l’Intérieur. Maciek Chełmicki, le personnage principal du film, interprété avec grande finesse par Zbigniew Cybulski, que l’on surnommait alors le James Dean polonais, incarnait toute la déception et toute l’amertume qui submergèrent les Polonais durant les années de l’après-guerre. L’action du film, qui se déroule en vingt-quatre heures, peut être perçue comme une tentative symbolique de transformer la défaite politique de la Pologne en tragédie antique, jusqu’à la catharsis finale.  Et en effet, la mort à la fois absurde et tragique de Maciek, à la fin du film, avait de quoi susciter chez beaucoup de  spectateurs un sentiment de pitié et de terreur. C’étaient ces sentiments-là qui leur permettaient d’affronter le traumatisme de leur situation politique et existentielle, et de s’en dégager partiellement.

Malgré cette capacité exceptionnelle à traiter ce traumatisme collectif Cendres et Diamants a été soumis, bien des années plus tard,  à une critique idéologique véhémente. Dans son livre publié en 1987, Andrzej Werner, un critique littéraire et cinématographique respecté, accusait Wajda d’opportunisme idéologique, et de s’être prêté à un compromis esthétique et politique. Or, si le contenu narratif du film semble confirmer cette interprétation et donner corps à ce reproche d’ordre politique, Andrzej Werner et ses partisans ne tinrent apparemment aucun compte de la puissance affective de ce film et de son imagerie.

Pour expliquer cette contradiction entre sa dimension idéologique et affective, deux scènes construites autour de deux personnages représentant deux ordres idéologiques et politiques opposés, mérient d’être citées.  La première scène montre Szczuka, un « bon communiste », et son camarade, se remémorant leur engagement dans la guerre d’Espagne et leurs camarades tombés là-bas. La deuxième scène est centrée autour de Maciek, membre de l’Armée de l’Intérieur, et de son ami Andrzej (qui est aussi son supérieur en grade), se souvenant de leurs amis tués pendant la guerre.  Tout en buvant du vin et en écoutant de la musique espagnole qui sort du pavillon d’un gramophone, dans une chambre d’hôtel, Szczuka et son ami évoquent le passé. Leurs récits ont beau attester que ce passé reste cher à leur cœur, il ne se révèle pas moins hermétiquement coupé du présent. Leur isolement spatial par rapport au reste de l’hôtel, où se déroule l’action, vient accroître cette impression. Plus largement, leur mémoire semble se cristalliser là autour d’un chapelet de souvenirs sans rapport avec les rudes exigences de la reconstruction nationale de la Pologne.

L’autre « scène du souvenir » peut être vue comme un renversement de la précédente. Maciek et Andrzej sont au bar d’un hôtel. Dans une salle voisine, une femme jeune et belle chante une chanson, « Les coquelicots de Monte Cassino », en hommage aux soldats polonais qui ont combattu à l’Ouest. Grâce à la profondeur de champ et à la mise en perspective des décors, on y voit ces deux personnages avec, à l’arrière-plan, la salle voisine, pleine à craquer d’un auditoire qui reprend cette même chanson en chœur. Même si, de par la construction du plan, les deux jeunes hommes restent isolés de ce public qui célèbre la fin de la guerre, le dispositif spatial et la bande-son les rattachent à la communauté nationale. La chanson évoque directement la commémoration collective de ceux qui ont péri loin de leur patrie et marque le brusque réveil des souvenirs de Maciek et Andrzej. Un autre élément incite à cette évocation. Maciek remarque des verres remplis de vodka, sur le bar. Il en renifle le contenu, l’air absorbé, flaire ces verres comme un animal, avant de dire : « Tu te souviens de l’alcool qu’on servait, chez Rudy ? » De prime abord, Andrzej est incapable de se souvenir de cette autre soirée, ou s’y refuse, et Maciek se recroqueville, là encore comme un animal, et hurle : « Non ? » Ensuite, il siffle sa vodka et fait glisser les verres en direction d’Andrzej.

Cette fois, ce dernier ne peut nier la force de l’image, qui vient extraire de sa mémoire cette soirée où ils célébraient le souvenir de leurs camarades morts. À présent, ils rejouent cette scène, telle que le prescrit la tradition polonaise. Alors que Maciek vide ces verres de vodka l’un après l’autre, Andrzej prononce un nom, comme s’ils se livraient à cet ancien rituel slave où l’on invoque les morts en ranimant leur flamme. C’est un peu une variante moderne du rituel de la Toussaint ou du « Dziady », la Fête des « Grands-Pères », le rituel slave qu’Adam Mickiewicz, le grand poète et écrivain de la nation polonaise, commémore dans son poème. Autre aspect révélateur, les souvenirs de Szczuka ne cadrent pas avec le discours polonais, fondé sur le Romantisme, tandis que, dans la scène avec Maciek, Wajda use de toutes les formules culturelles possibles pour les rattacher de manière indélébile à une communauté nationale encore sous le coup d’un traumatisme récent.

La scène finale du film, la mort de Maciek sur un tas d’ordures, est un autre moment d’une rare puissance émotionnelle. Sa défaite finale est exempte de tout pathos. Son corps recroquevillé est parcouru de spasmes violents, comme celui d’un petit animal sans défense. Cette scène ne peut qu’inspirer de la pitié pour le sort de ce jeune homme. Le public polonais de la fin des années 1950 ne pouvait que ressentir une affinité affective profonde avec un personnage qui perd la partie à cause de son manque de pragmatisme politique.

Pour la première fois, Cendre et Diamants accordait une reconnaissance à tous ceux qui avaient été précédemment exclus, ou, au mieux, marginalisés, du discours public communiste. Il suffit de se rappeler que l’action de ce film, qui se déroule le premier jour de la libération de la Pologne, s’achève sur la mort du personnage principal, pour comprendre que son message est porteur d’une ambiguïté déconcertante. En 1959, cela correspondait bien à un sentiment plus général que partageaient certains Polonais de cette époque, pour qui la fin de la guerre marquait le début d’une nouvelle occupation,  qu’annonçait un gouvernement polonais sous contrôle soviétique.

Hommes en souffrance, incertitude polonaise

Maciek, le personnage principal de Cendres et Diamants, ainsi que les figures centrales de deux autres films de la « trilogie de la guerre », Jasio Krone, dans Une Fille a parlé [Pokolenie, 1955) et Korab dans Ils aimaient la vie [Kanał, 1957]), représentent la figure du mâle qui souffre, emblématique du travail du réalisateur, et témoignent aussi de son affinité avec le Romantisme polonais. Il faut souligner ici que le cinéma polonais de l’après-guerre a hérité de la littérature romantique polonaise le droit (peut-être usurpé) de débattre des questions nationales les plus centrales.

La conscience qu’avaient les artistes polonais de cette mission a été exprimée d’excellente manière avec ce propos attribué à un peintre polonais de renom, Jan Matejko : « J’aimerais aussi peindre des femmes en robes bleues sur une herbe verte, mais je n’ai pas le temps ». Andrzej Wajda a souvent repris cette formule et, par ces mots, il proclamait son affinité avec le Romantisme polonais. Malgré son caractère très divers, il suffira de souligner ici que ce Romantisme s’est affirmé comme la réponse symbolique à la perte de l’indépendance de la Pologne au XVIIIème siècle et s’est peu à peu imposé comme un paradigme dominant de la culture polonaise, centré autour d’une notion de souffrance collective. Dans les films de Wajda, c’est la mort d’un personnage masculin qui, par métonymie, représente la souffrance de la nation entière.

Face à ces morts accidentelles et spectaculaires de personnages masculins dont les corps blessés peuplent fortement l’univers cinématographique de Wajda, il est facile de remarquer que ce sont en majorité d’assez jeunes garçons, et non des hommes d’âge adulte. Dans ce contexte, il serait utile de rappeler cette « confession » de Wajda, avouant n’avoir jamais lu Freud. Ses films semblent le confirmer.

Dans ses fictions, le conflit œdipien, fondateur du modèle de la société et de la culture bourgeoises, n’a jamais été formulé comme tel, sauf dans La Terre de la grande promesse (Ziemia obiecana,1974). Toutefois, ce film raconte l’histoire de l’émergence du capitalisme dans la Pologne du XIXème siècle et, pour réussir, le personnage polonais doit rejeter l’ensemble des valeurs que représente son vieux père, figure symbolique du modèle de la polonité traditionnelle. D’autres héros de Wajda sont invariablement de jeunes garçons, imprudents et rebelles, dont le destin est scellé. Ils connaissent une morte accidentelle, parfois totalement vaine, mais toujours belle et spectaculaire.

Ces jeunes protagonistes des films de Wajda peuvent être comparés à ce phénomène que décrit Vaclav Havel, la « puissance de l’impuissance », à laquelle s’identifieraient nombre d’hommes polonais vivant sous le régime communiste.  Durant les longues années d’après-guerre, ils se rebellaient à intervalles réguliers, en 1956, en 1968, en 1970, et finalement en 1980, tout en ayant conscience d’avoir affaire  à un ennemi invincible.  C’est pourquoi ils s’insurgeaient contre le communisme en sachant déjà que c’était peine perdue, du moins d’un point de vue pragmatique. Comme Maciek, dans Cendres et Diamants, qui savait que tuer son adversaire communiste ne lui apporterait pas la liberté, mais entraînerait presque à coup sûr la destruction de sa propre existence.  Toutefois, il suit tacitement l’un des principes majeurs du Romantisme polonais, celui de la « fidélité à une cause perdue ».

C’est exactement ce qu’entendait Joseph Conrad quand il tentait d’expliquer à l’un de ses amis anglais la différence entre les Polonais et les Anglais : « Vous partez au combat pour vaincre, nous, pour perdre ». L’histoire moderne de la Pologne a contribué, pour le meilleur et pour le pire, à confirmer la validité de ce principe. Toutes ces révoltes scellées par la perte, le soulèvement de Varsovie, en 1944, restant la plus tragique de toutes, ont effectivement nourri cette culture de la souffrance et de la défaite.

C’est pourquoi le penchant de Wajda pour ces images de morts masculines ne peut être exclusivement lié au seul Romantisme polonais. Sa « trilogie de la guerre » s’inscrit dans la tendance générale du cinéma est-européen postérieur à la Détente, où le paradigme officiel du héros infaillible du Réalisme socialiste (inlassablement dépeint par le cinéma soviétique) cédait la place à un homme faible et vulnérable. Même si ces films se voulaient une peinture de la guerre en Pologne, ils parlaient en réalité de la situation à laquelle les hommes polonais ont été confrontés, face aux réalités de l’après-guerre.

Le noyau de cette réalité, ce fut,  comme déjà mentionné, le refus de reconnaître aux soldats de l’Armée de l’Intérieur le rôle décisif qui fut le leur dans la résistance antinazie. Pire encore, le gouvernement communiste les considérait comme des « criminels ». Par conséquent, après la guerre, ces hommes polonais n’avaient que deux solutions : collaborer avec les Communistes, ou se retirer du champ socio-politique. Ces deux options bridaient fortement la subjectivité masculine des années de l’après-guerre. Et, chez Wajda, c’était cette subjectivité en danger qu’exprimaient les images d’un corps masculin vulnérable. En même temps, il convient de rappeler que, durant toute la période du communisme, ces images et ces récits post-traumatiques remplissaient une fonction intégratrice : c’était précisément ce traumatisme de la guerre et de l’après-guerre qui opérait comme une force unificatrice de la nation polonaise.  Dès lors, on pourrait affirmer que les films de Wajda ont créé une variante cinématographique de la « communauté imaginaire » du politologue et historien Benedict Anderson, celle d’une nation polonaise fondée sur une souffrance partagée. Si les souffrances du passé garantissent l’intégrité de la collectivité, la blessure historique collective ne saurait être guérie, puisqu’elle doit être constamment réitérée. Wajda a déployé tous les efforts possibles pour maintenir ces blessures ouvertes, malgré toute la douleur ou tout le malaise qu’elles avaient pu causer.

Nouvelles réalités, blessures anciennes

Naturellement, l’effondrement du communisme, en 1989, achangé la donne.  Enfin, dans une Pologne indépendante, les artistes polonais pouvaient se permettre de « peindre les jeunes filles en robes bleues » qu’ils n’avaient auparavant jamais eu le temps de peindre. Toutefois, en totale opposition avec l’économie polonaise, qui adopta relativement vite le modèle ouest-européen de l’« économie de marché », des courants importants du cinéma national restaient liés au mode de production précédent, ainsi qu’à son rôle dans la culture nationale, évoqué plus haut.  Quantité de films réalisés à cette époque étaient encore dominés par les « questions nationales ».  L’Anneau de crin (Pierścionek z orłem w koronie, 1994) en constitue l’un des exemples les plus symptomatiques. Wajda y raconte le désastre final du soulèvement de Varsovie et ses retombées.

Ces films-là ont souvent été critiqués pour leur anachronisme et leur absence de toute référence aux temps modernes et aux problèmes contemporains de la société polonaise. Soucieux de rationalité économique, les propriétaires de salles refusaient de les programmer, s’attendant en toute logique à ce que personne ne veuille payer pour les voir. Finalement, ils furent diffusés sur les chaînes de la télévision d’État, souvent en première partie de soirée. Le film de Wajda fut donc diffusé à la télévision, lors du cinquantième anniversaire du soulèvement de Varsovie. À cette époque, de telles célébrations commençaient à être perçues par une part importante de la société polonaise, surtout par la jeune génération, comme une « messe des martyres polonais » un peu particulière. Elles étaient souvent tournées en ridicule ou même rejetées, ce qui illustre le changement de mentalité de la société polonaise par rapport à ses mythes nationaux.

La réception assez tiède De l’Anneau de crin n’a pas découragé Wajda de se lancer dans un autre projet de la « mémoire nationale ». En 2007, son Katyn (2007), en dépit de son succès  critique et public, suscita la controverse en ce qu’il exhumait des pans refoulés de la mémoire nationale. Il s’agit ici du massacre de 22 000 officiers polonais massacrés par les soviétiques qui, à l’époque, avaient imputé ce crime aux nazis. Ce fut seulement en 1990 que  le Kremlin, en la personne de Mikhaïl Gorbatchev, avoua ce crime de guerre. Le « mensonge de Katyn » a été perçu par de nombreux Polonais comme une sorte d’« imposture fondatrice » de la Pologne de l’après-guerre. Il a non seulement fait partie de l’expérience historique collective, mais aussi de l’histoire de la famille du cinéaste.  Son père, Jakub Wajda, qui était prisonnier à Starobielsk, un autre camp soviétique, avait aussi été exécuté par les Russes.  Cet événement affecta certainement les choix et les décisions artistiques ultérieurs de Wajda. Dans une interview, il déclara : «  notre génération est une génération de fils qui doivent  raconter l’histoire de leurs pères parce que les morts ne peuvent plus parler ». Katyn semble être le témoignage final,  suprême de ce qui est arrivé à cette génération des pères.

Le film ne récrée pas entièrement cet événement, le meurtre de masse de ces officiers polonais exécuté en 1942 à Katyn, mais préfère  traiter les mensonges politiques auxquels il donna lieu. Ce « mensonge de Katyn », vieux de quarante ans a servi de cadre à une lutte idéologique entre ceux qui acceptaient le nouvel ordre politique imposé à la Pologne après la Deuxième Guerre mondiale et ceux qui le contestaient. Les personnages du film de Wajda offrent un exemple de cette attitude bipolaire ; ils ont leurs propres batailles à mener, pour la mémoire ou l’oubli de cet événement. En d’autres termes, ils révèlent les aspects idéologiques du souvenir, quand ils se déploie à l’échelle collective ou individuelle.

Seule la séquence finale rejoue l’événement du meurtre de Katyn, comme s’il était possible de l’exhumer, sous des couches de souvenirs et de discours politiques contradictoires. Ainsi, le film s’achève sur la possibilité de recréer l’événement historique « tel qu’il s’est réellement produit », en imposant une fois encore l’équation entre mort et héroïsme. Si, avec ses œuvres précédentes dans le cadre de l’École polonaise de cinéma, Wajda était fasciné par les images de ces morts (masculines), il était aussi terrifié par leur beauté ambiguë, d’où sa distance ironique, empreinte de dénigrement, par rapport à un héroïsme masculin plein de complaisance et d’histrionisme. Dans Katyn, cette distance semble lui faire défaut, et la vision de soldats polonais abattus d’une balle dans la nuque se transforme en image symbolique de victimes innocentes dont la mort sert d’allégorie à l’assassinat de la Pologne d’avant-guerre. À l’inverse de ses films précédents, ici, Wajda semble incapable de maintenir la moindre distance par rapport à l’événement qui se rejoue là. Ici, cette image d’un sacrifice collectif à l’autel de la mère patrie est dénuée d’ambiguïté.

Katyn est un film qui, en un sens, aurait mérité d’exister soixante ans plus tôt, et qui aurait alors pu engager le processus de deuil national.  Pour des raisons évidentes, cela n’aurait pu se produire à l’époque, et ce processus a été repoussé à plus tard. Toutefois, avec le passage du temps, nous sommes entrés dans le domaine de la post-mémoire, comme l’a appelé Marianne Hirsch, où aucun processus de deuil authentique ne peut plus s’opérer.

C’est pourquoi le film de Wajda impose son travail de deuil à une génération plus jeune, par définition incapable d’entreprendre une tâche pareille. Katyn a été largement diffusé à des publics scolaires, lors de projections spéciales (mais pas gratuites). Cela explique en partie le succès commercial du film, puisqu’il a été a vu par trois millions de spectateurs. Pour la majorité d’entre eux, il a été perçu comme une « leçon d’histoire », avec une intention idéologique claire, et non comme un acte collectif de deuil national, ce qui était sans doute l’intention première de son auteur.

Cette intention idéologique a aussi quelque chose de dérangeant pour l’Europe de l’Ouest. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, il y eut une  répugnance manifeste à reconnaître les crimes de Staline, en raison de sa position officielle d’allié des puissances occidentales. Qui plus est, tout l’édifice géopolitique de l’Europe d’après-guerre résultait d’un accord entre la Russie soviétique représentée par Staline et le monde occidental représenté par Churchill et Roosevelt.  Dès lors, les Occidentaux n’auraient guère pu admettre publiquement les atrocités génocidaires de leur allié. Les documents récemment déclassifiés en septembre 2012 par les États-Unis attestent de cette tactique politique de dissimulation stratégique de la responsabilité soviétique dans le massacre de Katyn.  Il est maintenant clair que les autorités américaines ont su, presque tout de suite après ce massacre, que c’étaient les soviétiques, et non les Allemands, qui avaient tué ces officiers polonais. Pourtant, elles ont préféré ne pas publier les preuves disponibles, ne voulant pas gâcher leurs relations avec Staline et souhaitant préserver leur alliance avec Moscou dans le combat contre l’Allemagne nazie.

Katyn est probablement l’un des films les plus importants récemment réalisés en Pologne, mais le paradoxe veut qu’il ne soit particulièrement bien reçu nulle part. L’Ouest ne veut pas revenir sur son « silence stratégique » passé, les soviétiques, sous la férule de Vladimir Poutine, qui tente de faire renaître le pouvoir  impérial soviétique, n’ont aucune envie de rappeler leurs atrocités de la guerre et, enfin, la jeune génération polonaise s’oppose à cette leçon d’histoire obligatoire. Les critiques de cinéma polonais regrettent les métaphores du film, trop flagrantes, ses références culturelles évidentes et la platitude de personnages qui, en incarnant des choix idéologiques, ont du mal à pleinement exister comme des êtres humains. Ce film est considéré comme « important », et pourtant, Wajda doit le juger décevant. Pour tous ceux qui connaissent son œuvre, il est clair qu’il tient plus à être aimé qu’à être respecté.

Souffrance juive, culpabilité polonaise

L’autre dette symbolique dont Wajda s’est acquitté durant toute sa carrière concerne les juifs polonais, leur extermination et l’Holocauste. Pour véritablement comprendre l’importance de son engagement à ce sujet, il faut se rappeler que, jusqu’à l’effondrement du communisme, l’extermination des juifs était traitée dans le discours public polonais comme un crime de guerre nazi, et, face à cette réalité, la nation polonaise a surtout conçu sa réaction comme celle d’un témoin passif et impuissant. La culpabilité polonaise, née de son indifférence au sort des juifs ou aux complicités avec les criminels allemands durant l’Holocauste, n’a guère été abordée. Certes, des films polonais ont pris pour sujet cette culpabilité ou cette indifférence polonaise envers le destin des juifs, qu’ils juxtaposent souvent aux images de la souffrance ou de la mort des Polonais, comme dans une quête d’absolution ou d’explication. Dès ses débuts, avec Une fille a parlé, Wajda s’est penchée sur cette question complexe et déroutante.

Après la chute du communisme, la mémoire de l’Holocauste s’est enfin libérée et la relation entre juifs et Polonais a commencé d’être révisée et amendée. C’est alors que Wajda a décidé de réaliser un film sur  Janusz Korczak, ce médecin et éducateur juif qui dirigeait un orphelinat, en plein ghetto de Varsovie, et qui décida de mourir avec ses protégés dans les chambres à gaz de Birkenau. Réalisé en noir et blanc, une palette adoptée trois ans plus tard par Steven Spielberg dans sa Liste de Schindler, le Korczak de Wajda propose une vision sévère de la réalité du ghetto de Varsovie et du refus de son personnage principal de l’accepter. Ce film démontre aussi avec quelle facilité les forces du mal finissent par avoir raison de la bonté d’un homme – et même ici de sa quasi sainteté.

À l’inverse du film de Spielberg, qui veut préserver notre foi en l’humanité, celui de Wajda nous livre à un univers sans espoir où l’on ne réussit même pas à sauver un enfant. Korczak reste un film important, et sa récente édition en DVD devrait lui permettre de trouver un second souffle et un plus large public qu’à sa sortie. Toutefois, il a fait l’objet de violentes attaques, en France, où Danielle Heyman et Claude Lanzmann ont accusé Wajda d’antisémitisme et de réappropriation chrétienne de l’Holocauste. C’est surtout la dernière scène du film qui a concentré  ces attaques, au motif qu’elle offrirait la vision d’un paradis chrétien. Comme Wajda lui-même le rappelle : « La projection officielle au festival de Cannes, en 1990, et l’ovation dans le Palais des Festivals, furent hélas les dernières réactions fortement positives au  Dr. Korczak. Le lendemain, une critique parue dans le Monde m’a présenté comme un antisémite et aucun des principaux distributeurs n’a plus accepté de s’impliquer dans la distribution du film hors de Pologne. En l’occurrence, mes bonnes intentions ne m’ont servi à rien. »

Plusieurs années après, Wajda est revenu sur ce thème, cette fois en abordant ouvertement la question de la culpabilité ou, dans le meilleur des cas, de l’indifférence polonaise vis-à-vis de l’Holocauste. La Semaine sainte (Wielki Tydzień, 1995) tente d’affronter directement le problème de la responsabilité polonaise. Dans ce film, on observe des intentions contradictoires : Wajda veut placer l’antisémitisme polonais au premier plan, le reconnaître pleinement – ou du moins l’indifférence au sort des juifs, illustré par cette fameuse image de l’ignoble manège qui se dresse à côté du mur du ghetto de Varsovie, ce mur dont le poème de Czesław Miłosz Campo di Fiori garde le souvenir – tout en admettant la nécessité de le contrebalancer par des images de la souffrance polonaise.   La fin du film verra la fusion de la souffrance  partagée des juifs et des Polonais dans le personnage féminin d’une juive expulsée de son abri temporaire par des Polonais antisémites et qui décide alors de retourner dans le ghetto, synonyme d’une mort inévitable. Le personnage masculin polonais, lui, est tué par les Allemands parce qu’il l’a aidée.  Il y a une contradiction fondamentale entre le message moral et émotionnel du film – les spectateurs accorderont leur soutien moral à cette femme juive, ils condamneront le comportement antisémite de certains polonais, mais ils éprouveront très certainement un attachement émotionnel envers le personnage masculin polonais, dont nous assistons à la mort accidentelle, à la fin du film.

Vivre et filmer après la chute du Mur de Berlin

La Pologne postcommuniste n’a pas été pour Wajda un « écosystème » très accueillant, et ce pour plusieurs raisons.

Premièrement, le modèle d’une masculinité impuissante et souffrante, si apprécié dans ses premiers films, ne pouvait emporter l’adhésion d’une nouvelle génération impatiente de s’engager sur la voie du « retour à l’Europe », comme les y encourageait l’un des slogans politiques postérieurs à la chute du mur de Berlin. Au lieu de revenir au passé, les regards et les esprits se sont tournés vers des « lendemains » gorgés d’aspirations et d’espérances.  Une fois que la Pologne a été admise dans l’Union Européenne, cette jeune génération s’est moins voulue « polonaise » qu’« européenne », deux modes d’être que nombre de jeunes Polonais ont eu le tort de juger contradictoires. Pour un cinéaste jadis considéré par un critique influent, Boleslaw Michalek, comme la « quintessence du Polonais », ces deux processus de l’unification européenne et, par la suite,  de la mondialisation, ont constitué de rudes défis. C’est d’autant plus vrai que l’idée du « nationalisme » a acquis des connotations assez négatives, celles d’une notion en soi porteuse d’exclusion, à la source du nettoyage ethnique de l’ancienne Yougoslavie.

Sans doute désireux de se montrer à la hauteur de ces mutations, ayant peut-être retenu la leçon de l’accueil assez tiède de ses films à caractère historique, Wajda décida de se lancer dans un projet plus contemporain. Il travailla à l’adaptation du roman d’un jeune auteur polonais, Mademoiselle Personne, Tomek Tryzna. Centré autour de jeunes adolescentes,  ce texte raconte une histoire de séduction, de trahison et de vengeance. Dans le film, cette parabole de l’instabilité du monde (post)moderne se transforme en conte moral moderne (et qui se veut peut-être édifiant) sur le prix à payer pour le rejet du système des valeurs traditionnelles.

Fait symptomatique, ce rejet est déclenché par l’émergence d’un nouveau monde capitaliste. Autre aspect révélateur, le film de Wajda semble ouvertement exprimer toutes les incertitudes et toutes les inquiétudes face au consumérisme occidental, perçu par beaucoup comme une nouvelle force d’oppression mettant en danger la polonité. Ces inquiétudes ont beau être fondées, elles paraissent aussi prématurées, et le film les exprime de manière un peu trop didactique. Wajda a souvent été critiqué pour le choix de ses protagonistes, trois adolescentes, qui sont plus trois vecteurs d’idées abstraites que des personnages véritablement développés. Si le réalisateur a pu déclarer que « tout le monde a été une petite fille, en son temps », il n’en reste pas moins que, pour sa part, en son temps, il a surtout été « petit garçon » et rien d’autre, ce qui limite d’autant la portée de son sentiment d’empathie et de compassion.

Après l’accueil défavorable réservé à Mademoiselle Personne, il renonce au monde des petites filles et s’engage sur un terrain plus propice, celui des « vieux manoirs », symbolisant la haute société traditionnelle polonaise, tel qu’elle s’incarne dans le poème épique d’Adam Mickiewicz, chantre de la nation, Pan Tadeusz. Le film, Pan Tadeusz – Quand Napoléon traversait le Niémen  (1999),  constitue une variante locale de la « fiction patrimoniale » qui a émergé et s’est développé surtout dans la cinématographie britannique des années 1980 et 1990, et qui se définit généralement comme une reconstitution spectaculaire et nostalgique d’un passé porteur d’une idéologie conservatrice.

Pourtant, Pan Tadeusz – Quand Napoléon traversait le Niémen ranime le passé national sur un mode conscient qui en déstabilise l’idéologie régressive. Dans le film de Wajda, tout cela se présente comme un acte de mémoire. Comme le note Simon Schama, dans Pan Tadeusz, Mickiewicz célèbre un monde qu’il savait déjà éteint. Le ton mélancolique qu’adopte le cinéaste en atteste. C’est son adieu symbolique à une tradition déjà presque absente de la Pologne européanisée et mondialisée.  Les critiques ont réagi avec un certain respect et n’ont approuvé que modérément, mais ce fut un grand succès public, essentiellement grâce aux innombrables projections en milieu scolaire.

Pan Tadeusz – Quand Napoléon traversait le Niémen s’inscrit dans une tendance plus générale née dans le cinéma polonais vers la fin des années 1990 avec une adaptation de Par le fer et par le feu, le roman de Henryk Sienkiewicz, par Jerzy Hoffman (1999). À eux deux, ces films ont attiré plus de treize millions de spectateurs, soit soixante pour cent du total des entrées. Comme l’a écrit un critique polonais,  « Hoffman et Wajda ont conquis Hollywood ». Et, en effet, ces films et une dizaine d’autres adaptations de grandes œuvres littéraires qui ont rapidement suivi faisaient partie d’une stratégie de l’industrie du cinéma polonais visant à rivaliser avec Hollywood sur la scène mondiale. Cette stratégie n’a dû sa réussite qu’à l’inclusion de ces films dans un programme scolaire obligatoire, mais elle s’est révélée efficace, avec une exploitation fortement bénéficiaire.  Pourtant, Wajda paie encore le prix de ce succès commercial. Aux yeux de ce jeune public, il n’est plus considéré comme un représentant du cinéma d’auteur, mais comme l’auteur de « leçons d’histoire et de littérature polonaise », inscrites au programme officiel.

Un niveau de subtilité rarement atteint par le cinéma européen

Comme il était prévisible, il a voulu échapper à cette classification en allant puiser à une autre veine importante de son œuvre, les analyses psychologiques subtiles des relations humaines, auxquelles il s’était livré dans le passé avec des films comme Le Bois de bouleaux (Brzezina, 1970) et Les Demoiselles de Wilko (Panny z Wilka, 1979). Ces deux œuvres, inspirées de nouvelles de Jarosław Iwaszkiewicz, se penchaient l’une et l’autre sur le problème du passage du temps et de la mort. Il n’est pas étonnant qu’après avoir « satisfait à ses devoirs nationaux » avec Pan Tadeusz et Katyn, Wajda ait de nouveau souhaité se tourner vers Iwaszkiewicz, cette fois avec une autre nouvelle (Tatarak). Son personnage principal, une femme d’âge mûr, qui ignore qu’elle se meurt d’un cancer du poumon, s’entiche d’un jeune garçon qui mourra lui-même à la fin.

Ce film est aussi un retour symbolique à ses œuvres antérieures, et à plus d’un titre. Tout d’abord, ce sont ses retrouvailles avec Krystyna Janda, qui avait fait ses débuts mémorables dans L’Homme de marbre (1976). Ensuite, Wajda s’engage une fois de plus dans une forme d’autoréflexivité, comme il l’avait déjà fait avec Tout est à vendre (Wszystko na sprzedaż, 1969), L’Homme de marbre et L’Homme de fer. Fait significatif, ces deux retours sont étroitement liés. Initialement, Krystyna Janda hésita à accepter la proposition de Wajda car à cette période, son mari, Edward Kłosinski (un cinéaste qui avait souvent collaboré avec Wajda, notamment sur l’Homme de marbre), atteint d’un cancer du poumon, était en pleine chimiothérapie. Elle finit par accepter, mais son mari est mort pendant le tournage.

Wajda réagit en incluant dans le film l’histoire de l’actrice autour de la maladie et de la mort de son mari. Le spectateur est ici confronté à une variante radicale de l’aliénation brechtienne, lorsque Krystyna Janda apparaît sous sa propre identité et raconte son histoire personnelle en longs monologues, dans une chambre d’hôtel anonyme. Le recours à l’autoréflexivité est assez hétérodoxe. D’entrée de jeu, ces parties introspectives ne sont pas intégrées dans le récit fictionnel.

Au contraire, les monologues de l’actrice sont volontairement maintenus en dehors. Ensuite, la partie fictionnelle est traitée de manière assez traditionnelle, fondée sur des techniques et des dispositifs cinématographiques transparents. En conséquence, la partie fictionnelle du récit reste assez cohérente, et son caractère fictif n’est jamais entamé ou mis à nu. Au lieu de quoi, elle se subdivise en segments consécutifs et distincts, qui alternent avec les monologues et apparitions autoréflexifs de l’actrice. Le film propose donc deux réalités parallèles, mais nettement séparées. Évidemment, on objectera qu’il existe un puissant parallélisme thématique entre les deux histoires, mais cette relation demeure plus une juxtaposition qu’un lien organique. Et, en dépit de ces aspects formels, la confession de Krystyna Janda se révèle d’une intensité exceptionnelle et bouleversante.  Avec ce film, Wajda reprend et explore avec encore plus d’audace, l’idée déjà abordée dans Tout est à vendre. Ici, cette formule plus ou moins métaphorique – « tout est à vendre » – revêt une signification plus réelle.

Au Festival International du Film, à Berlin, en 1999, Tatarak a reçu le prix Alfred Bauer, décerné aux films qui ouvrent de nouvelles voies à l’art cinématographique. Une récompense inattendue pour Wajda qui, sans s’être livré à aucune expérimentation, eut la surprise d’être ainsi considéré comme un créateur innovant du cinéma contemporain.

Les contradictions d’un auteur

Tatarak  est aussi un film important en ce qu’il révèle  plusieurs contradictions dans l’existence de  Wajda, réalisateur de films d’auteur. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, quand son entrée dans le monde du cinéma était saluée par la critique, il s’était assez bien imprégné de l’esprit du  cinéma d’auteur formulé par les critiques français des Cahiers du cinéma. Ses films démontraient qu’en travaillant dans le système du cinéma étatisé d’un pays communiste, il réussissait à garder la maîtrise de ses mises en scène, pour aboutir à un style visuel reconnaissable.

Depuis lors, son œuvre a été souvent définie comme un cinéma d’art politiquement engagé, alors qu’il s’est toujours voulu un tenant du cinéma d’auteur, même si son œuvre récente a pu se révéler d’une versatilité inattendue. Toutefois, son goût des effets spectaculaires et son engagement permanent du côté de l’Histoire et de son ampleur grandiose l’ont orienté dans une autre direction que Michelangelo Antonioni, Ingmar Bergman, ou Jean-Luc Godard, pour ne citer que quelques figures dominantes de ce cinéma d’auteur.

Outre son profond attachement au Romantisme polonais, au modernisme européen, et surtout au surréalisme, il a aussi montré sa fascination pour le grand spectacle hollywoodien. Au milieu des années soixante-dix, en se lançant dans la production de La Terre de la grande promesse, une adaptation du roman de Władysław Reymont, qui raconte l’histoire des débuts du capitalisme en Pologne au XIXème siècle, il entendait en faire un « film américain ». « Pour la première fois, se souvient-il, j’ai réalisé un film sur l’argent et sur les gens qui veulent en gagner à tout prix. J’ai toujours voulu créer un film “américain” de ce genre. La nomination aux Oscars a fait naître en moi l’espoir d’une réception positive aux États-Unis, naturellement. J’ai été vite déçu. La conférence de presse, à Hollywood, s’est centrée sur l’antisémitisme polonais et s’est terminée de manière absurde. On a demandé à un journaliste israélien, qui avait formulé les critiques les plus virulentes,  où il avait vu La Terre de la grande promesse, et il a répondu : “Je ne l’ai pas vu, il me suffit de savoir qu’il a été réalisé en Pologne”. » L’ironie, pourrait-on dire, c’est que l’Histoire et les ressentiments du présent ont empêché Wajda d’entrer dans ce monde universel du cinéma de divertissement.

Malgré les obstacles qui lui ont fermé les portes d’Hollywood, il faut souligner que la Terre de la grande promesse ne se conforme pas aux règles hollywoodiennes classiques. En effet, le film mêle plusieurs conventions narratives et esthétiques : s’il s’agit surtout d’une fresque urbaine épique, il repose aussi sur les conventions du film de gangster, fortement entremêlées de moments de surréalisme et d’expressionnisme. Tout se passe comme si Wajda avait voulu être à la fois Francis Ford Coppola et Luis Buñuel.

On pourra déplorer là un manque de cohérence esthétique, mais cet éclectisme montre aussi l’ampleur sans limite de son langage cinématographique, jamais confiné dans un style ou une convention. Cette esthétique hybride découle de sa capacité à regarder les choses de plusieurs points de vue à la fois. Il voit le monde à la fois comme le champ de récits historiques et épiques et comme le lieu intime de la narration personnelle des désirs refoulés.  En fait, c’est ce heurt constant entre l’Histoire et le désir qui semble imprégner sa création cinématographique. Et, en réalité, il faut avoir connu l’expérience de la vie dans un système totalitaire, qui régente toutes les sphères de l’existence individuelle, pour comprendre la force de ce conflit.

Pour en revenir à l’amour à sens unique de Wajda pour Hollywood, nullement découragé par l’accueil défavorable réservé à La Terre de la grande promesse aux États-Unis, il n’a rien perdu de sa passion et de son admiration pour le cinéma hollywoodien. Dans son film suivant, réalisé en Pologne en 1977, L’Homme de marbre, qui raconte l’histoire d’un ouvrier stalinien de choc depuis les années 1950, reconstituée par une jeune étudiante en cinéma, Agnieszka, les références au cinéma américain sont nombreuses.

Krystyna Janda s’en souvient, Wajda lui a formulé un conseil un peu étonnant : « Il m’a dit que les Américains réalisaient des films où il n’y avait que des rôles masculins, et il m’a demandé si je saurais jouer un homme ». Et, en effet, dans le film, Agnieszka est active, agressive, énergique, indépendante, et pleine de confiance en elle. Ces traits de caractère lui permettent de diriger avec succès une équipe de tournage entièrement masculine. Ses longs cheveux blonds attachés en chignon, son jeans à pattes d’éléphants, sa chemise d’homme et son parapluie « phallique » qu’elle manie avec la plus totale désinvolture, font d’Agnieszka l’inverse du « charme et de la beauté féminine » traditionnels. Elle est le vecteur d’un changement que symbolisent notamment ses préférences esthétiques. Tout en préparant son diplôme de cinéma, elle exige de son caméraman qu’il renonce aux schémas de filmage traditionnels, aux plans statiques d’une caméra montée sur trépied. À la place, elle insiste pour des plans tournés à l’épaule, en soutenant que c’est comme cela que les Américains tournent leurs films, à l’heure actuelle.

L’Homme de marbre est l’un des exemples les plus représentatifs de l’autoréflexivité du cinéma mondial. Ici, Wajda ne révèle pas seulement la nature fabriquée de l’image cinématographique, mais il démontre aussi son potentiel idéologique et l’usage qui en est fait à des fins politiques. Son film propose une idée courageuse : les artistes ont une part de responsabilité dans l’instauration de l’ordre totalitaire. Son film montre qu’un ouvrier de choc, une figure emblématique du système communiste, est simplement créé de toutes pièces par un art de propagande.

Avec un geste symbolique – ajouter son nom au générique d’une des parodies de documentaires de propagande inclus dans le film –, Wajda endosse pleinement sa part de responsabilité dans la création de la réalité communiste. Il aborde ici une question complexe et déconcertante, celle du compromis avec les autorités communistes, condition nécessaire, pour un artiste, s’il veut créer dans la Pologne de l’après-guerre. À l’inverse des écrivains et des poètes qui, à un certain moment, avaient la possibilité de publier à l’étranger ou en samizdat, un cinéaste ne disposait d’aucun canal alternatif pour produire ou distribuer son œuvre. Dès lors, le compromis avec le pouvoir était une part indispensable de la création cinématographique.

Pourtant, à l’évidence, il y avait une limite à un tel compromis, dont la nature constamment fluctuante empêchait de savoir au juste quand il était inévitable, comme une sorte de « nécessité historique », et quand il relevait du pur opportunisme auquel on consentait pour son profit personnel. L’Homme de marbre traite entre autres de l’impossibilité de tracer une limite entre les deux. Le film met aussi en jeu deux personnages de cinéastes, apparemment opposés l’un à l’autre, qui révèlent sans doute deux pulsions contradictoires propre au personnage public de Wajda. Le plus âgé, Burski, jouit de l’admiration et du respect du public, tandis que sa jeune collègue, Agnieszka, voue aux autorités qui lui accordent son indépendance un irrespect très juvénile. Pour résumer la chose en termes tranchés, il jouit de l’admiration et de l’amour des spectateurs, et elle jouit de la liberté et du respect de son équipe. Wajda aimerait jouir de tout cela à la fois.

Sa posture d’auteur s’est toujours manifestée de manière complexe et contradictoire. Pour reprendre certains termes récemment employés pour débattre du cinéma d’auteur, on pourrait avancer que Wajda correspond à la fois à l’idée que l’on se fait du réalisateur de cinéma d’auteur, perçu comme un artiste solitaire capable d’exécuter sa vision artistique, et de l’auteur de films dont le statut est plus celui d’une superstar dont le nom possède une valeur commerciale et sert de mécanisme régulateur à la production et à la distribution de films. Aujourd’hui, ces deux modèles semblent faire l’objet d’une coupure radicale, comme le sont le cinéma d’art et le cinéma populaire.

Quand on observe le marché du cinéma mondial, il est facile de remarquer qu’il est divisé en deux secteurs principaux, le premier, celui du cinéma hollywoodien, divertissement planétaire, et le second, celui du cinéma d’art qui, à l’échelle mondiale,  se développe dans le circuit des festivals. Plus le premier est spectaculaire et divertissant, plus le deuxième devient minimaliste et complexe.

Le nom de  Quentin Tarantino fait figure de marque déposée du divertissement mondial, tandis que Michael Haneke illustre la sophistication du cinéma européen d’auteur. Au sein du cinéma mondial contemporain, ces deux modèles et ces deux statuts d’auteur sont de plus en plus antagoniques. À l’inverse, les derniers films de Wajda attestent d’une tentative de rapprochement de ces deux tendances. C’est le cas avec Pan Tadeusz, Katyn et Tatarak.

Le premier des trois est une tentative d’associer les conventions du cinéma patrimonial à l’autoréflexivité qui en révèle la composante nostalgique. Avec le deuxième, Wajda essaie de proposer simultanément un récit épique et un modèle de cinéma  post-traumatique. Et, enfin, dans son dernier film, réapparait la vision nostalgique des années 1950, où une analyse psychologique subtile des personnages fait l’objet d’une déconstruction, avec une forme d’autoréflexivité assez audacieuse et dénuée de compromis. D’ordinaire, l’autoréflexivité sert à révéler la nature artificielle de la représentation cinématographique, tandis que dans ce film elle sert à produire un effet de vérité émotionnelle et d’authenticité. Dans Tatarak, nous voyons à l’œuvre des pulsions contradictoires, où l’accès du cinéma à la réalité est simultanément un objet de vénération et de rejet.

Dans la carrière de Wajda, toute la période de l’après 1989 semble assez contradictoire, puisqu’il voudrait que ses films soient populaires auprès d’un public de masse, et surtout du secteur de la jeunesse (cette distinction peut paraître un peu tautologique, car le public de masse se compose aujourd’hui presque entièrement de jeunes), et conserver en même temps son statut antérieur d’artiste national, issu du Romantisme polonais, de créateur solitaire qui exprime avec énergie l’âme collective de la nation.

Certes, le rôle d’un artiste national n’est pas compatible  avec celui d’un entrepreneur à succès, et c’est cette contradiction qui marque sa carrière récente. Toutefois, il ne faut pas voir en cela un inconvénient, mais plutôt une preuve de sa vitalité et son idéalisme, qui l’encouragent à chercher un moyen de négocier avec des forces et des tendances apparemment contradictoires du cinéma contemporain et de son marché compartimenté.

Même s’il n’arrive pas à trouver la voie du public de masse, ses films récents proposent encore des moments d’une force émotionnelle peu commune, comme la scène onirique de la cueillette aux champignons dans Pan Tadeusz, la cruauté de la scène minimaliste de l’exécution  dans Katyn, ou l’image de Krystyna Janda dans une chambre d’hôtel obscure, digne d’un tableau d’Edward Hopper.

Et, somme toute, n’est-ce pas de brefs moments comme ceux-là qui nous donnent envie de revoir certains films ? Les œuvres de Wajda offrent une profusion de tels moments, d’une beauté et d’une émotion exquises. Certaines voix se lèvent, chez les jeunes en général et chez de jeunes cinéastes en particulier, pour que Wajda et d’autres réalisateurs passent la main et laissent place à la génération suivante. Toutefois, à ce jour, parmi les jeunes cinéastes polonais, personne n’est en mesure de prendre sa place. Il y a des films populaires, bien réalisés, et des expériences artistiques intéressantes, mais aucun de ces films ne possède la force émotionnelle, cette sorte de complexité morale et l’audace esthétique de Wajda. Le ciel du cinéma polonais ne recèle pas de nouvelles étoiles. La sienne pâlit peut-être, mais elle reste la plus brillante de tout le firmament cinématographique polonais.

Elzbieta Ostrowska

(traduit par Johan Frederik Hel Guedj)

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