USA : voile d’ignorance et voile d’opulence

Dans les vieilles sociétés qui ont connu troubles et révolutions, personne n’oserait considérer l’ordre social comme juste ou parfait. Il est ce qu’il est, et l’on s’accorde à juger qu’il mérite corrections. Aux États-Unis, dans une société qui se croit neuve et ouverte, l’ordre selon lequel s’organise la société se veut le reflet du marché et de la libre concurrence des talents. Conséquence : la réforme sociale ne va pas de soi. Elle demande à être fondée en raison. D’où l’œuvre aujourd’hui bien connue de John Rawls et son célèbre concept de « voile d’ignorance ».

C’est dans ce paradigme qu’ont lieu les grands débats américains sur la justice sociale et la justice fiscale. L’article de notre correspondant américain, le professeur Benjamin Hale, sur le “voile d’opulence” qu’il repère dans les polémiques qui préparent la présidentielle de novembre 2012 enrichit intelligemment la discussion. C’est pourquoi nous le publions aujourd’hui. On mesurera ainsi la différence de culture politique entre la France, sinon l’Europe, et les États-Unis.

La rédaction


Il y a plus de quarante ans, le philosophe John Rawls, dans son ouvrage de philosophie politique “Une théorie de la justice” (1971 et 1999), demandait à chacun de mettre en parenthèses ses propres prédispositions à l’égoïsme, et d’imaginer, un instant de raison, qu’il était totalement ignorant. Cette contrainte inattendue, il l’imposait non pas pour que ses lecteurs, pour la plupart des intellectuels mais aussi des étudiants ou des responsables politiques, soient ainsi  plongés dans un état de profonde stupidité, mais plutôt pour qu’ils parviennent à ressentir ce qu’est le fonds du concept d’équité.

Le voile d’ignorance

John Rawls donnait à ses lecteurs la mission de concevoir une société depuis les origines, depuis une situation initiale vierge, et il leur imposait cette contrainte d’ignorance de façon à ce qu’ils abandonnent toute conscience de leur statut social d’origine – fortune, santé, talents innés et autres facteurs positifs dont le cosmos aurait pu les gratifier. Il espérait ainsi identifier des principes de justices pouvant aider les être humains à maximiser leur potentiel et remplir leurs objectifs, quoi que puissent être ces objectifs, et à mener une vie de qualité. Il appela cette conjecture le “voile d’ignorance”, dont on sait qu’elle eut un grand retentissement dans le monde philosophique.

L’idée derrière la théorie du voile d’ignorance est relativement simple : il s’agit de nous forcer à réfléchir au-delà de notre seul intérêt personnel et à prendre en compte l’existence d’autrui. Ce que Rawls voyait clairement, c’est qu’il ne nous est pas facile de nous mettre dans la situation d’autrui. Nous avons tendance à penser aux autres à partir de notre propre position personnelle ; nous avons tendance à imaginer que les autres sont confrontés aux mêmes difficultés que nous. Si nous voulions imaginer par exemple ce que c’est d’être pauvre, nous commencerions par retenir des hypothèses spécifiques concernant les ressources, les talents et les  opportunités qui sont à notre portée ; nous encouragerions les personnes sans domicile fixe à se prendre en main et à trouver un travail, n’importe quel travail, comme si trouver un travail était aussi simple que de remplir un formulaire. Ce faisant, nous accorderions bien peu d’attention à la difficulté à laquelle sont confrontés ceux qui souffrent de maladies chroniques ou de situations incapacitantes.  Ce que John Rawls voyait aussi clairement, c’est que les autres théories en matière de justice sociale, telles la “règle d’or” ou l’obligation de bienveillance mutuelle, sont sujettes à des distorsions précisément parce que chacun a tendance à réagir ainsi.

Le voile d’opulence

De nouveau aujourd’hui, le “voile d’ignorance” est remis en cause par  un concurrent ancien mais puissant : le “voile d’opulence”.

Certes aucun philosophe politique sérieux ne défend réellement ce type de concept – le terme m’appartient -, mais le voile d’opulence est néanmoins sous-jacent à beaucoup de discours politiques. Alors que le voile d’ignorance nous offre une règle d’équité à partir d’un point de vue universel et impersonnel – quel système voudrais-je si je n’avais aucune idée de ce que sera ma situation ni ce que j’aurai comme talents et comme ressources ?” –, le voile d’opulence se présente comme une règle partiale, conçue du point de vue de ce que nous serions ou pourrions être : “quel système voudrais-je si j’étais fortuné ?”  Ces deux doctrines en matière d’équité – vues à partir d’un point de vue universel ou bien à partir d’une situation personnelle – sont toutes deux, à leur façon, intéressantes et profondes. Il est clair cependant que seule la première offre une clarté impartiale de nature à guider les positions politiques.

Ceux qui emploient le concept de voile d’opulence peuvent s’imaginer fantastiquement riche comme une star de cinéma ou comme un grand homme d’affaires. Ils voteront et définiront des politiques en fonction de cette présupposition. “Si j’étais une personne aussi fortunée, se disent-ils, que penserais-je de l’idée de donner X  pour cent de mon revenu ou Y pour cent  par an pour payer des services dont je ne verrai pas la couleur et qui ne me serviront à rien ?”  Nous le voyons apparaître régulièrement dans le débat fiscal américain, et tout récemment lors des comparaisons faites par le Tax Policy Center entre les projets fiscaux du président Obama et ceux de M. Romney. “Il vous demande de payer plus pour que des personnes comme lui puissent payer moins”, disait Barack Obama récemment, ajoutant : “et pour que des gens comme moi payent moins aussi”.  Récemment encore, allant plus loin, le président Obama  soutenait que le plan de Romney consiste à faire du “Robin des Bois à l’envers” – et il est certain que le choix par M. Romney d’un futur vice-président comme Paul Ryan, avec ses théories fiscales hyper-libérales, maintiendra ce débat au cœur de la présidentielles.

Débats actuels

Bien évidemment, le concept de voile d’opulence ne se limite pas à la politique fiscale.  Deux juges à la Cour suprême américaine, Samuel Alito et Antonin Scalia, l’ont utilisé récemment lors des débats concernant le “Affordable Care Act” proposé par le président Obama en mars 2012. Cette loi qui oblige à souscrire une assurance-santé “impose aux jeunes gens, indiquait le juge Alito, de subventionner les compagnies d’assurances… de sorte qu’elle puisse accorder une subvention considérable à des services qui profiteront à quelqu’un d’autre”. Estimant que cette politique était à proprement parler inéquitable, le juge Alito encourageait la Cour suprême à apprécier l’injustice ainsi faite dans ces termes directs : “si vous êtes jeune et en bonne santé, pourquoi devriez-vous supporter le fardeau des personnes vieilles et malades”.

La réponse à cette question, lorsqu’elle est posée ainsi, est claire. Il paraît injuste, inéquitable de payer plus que quelqu’un ayant des ressources plus limitées. Nous devrions tous avoir le droit d’utiliser notre argent et nos ressources à notre guise. Apparait donc ici l’argument du voile d’opulence dans toute sa splendeur.

Il paraît logique que des gens très fortunés raisonnent ainsi. Il est en revanche paradoxal que des personnes qui ne sont pas elles-mêmes très fortunées, ni même particulièrement en bonne santé, adoptent souvent ce type de raisonnement, et présument même qu’il s’agit là d’une question de justice. Mais le voile d’opulence opère dans ce cas comme un succédané du concept d’équité. Il s’agit en réalité d’une distorsion du concept, du fait de la partialité qui le corrompt à la base : il ne teste pas l’équité d’une politique eu égard à l’immense champ des avantages ou bien des difficultés qu’une personne, dans l’absolu, peut avoir à affronter, mais se demande plutôt s’il est équitable qu’une personne très fortunée ait à porter le fardeau d’autrui.

En d’autres termes, la théorie du voile d’opulence présuppose que nous soyons persuadés que les ressources, les opportunités et les talents sont largement offerts à chacun de nous, qu’il n’y a aucun élément de hasard et de chance qui puisse avoir un impact négatif sur ceux qui essayent de survivre mais qui, malheureusement, n’y parviennent pas malgré leurs efforts. Elle nous dissimule les obstacles qui obstruent les voies du succès. Elle nous fait détourner le regard des difficultés qu’ont certaines personnes, admettons-le, depuis et de par leur naissance. Parce qu’elle maintient que nous devons analyser les politiques publiques du point de vue des plus favorisés, la théorie du voile d’opulence fait l’impasse sur ce qui relève du hasard le plus brut.

Le mérite personnel ?

On peut se demander ce qu’il doit en être du mérite personnel, et de ceux qui ont travaillé dur et œuvré pour s’en sortir et améliorer leur existence et celle de leur famille ? Question importante, évidemment. Beaucoup de gens travaillent dur et méritent bien de garder l’argent qu’ils ont gagné. Chacune des deux théories de l’équité répond à cette question.

La théorie du voile d’opulence fait l’hypothèse que tout le monde est à égalité, que tous les gains individuels sont obtenus équitablement, et qu’il n’existe pas d’adversité de nature cosmique. Ce faisant, elle est quand même fort bienveillante pour les gens fortunés – car  elle implique que toute fortune est justement gagnée ou méritée.

La théorie du voile d’ignorance, à l’inverse, introduit la possibilité qu’une personne échoue par manque de chance ou par le fait que sa naissance l’a privée de toute opportunité. Elle n’exclut aucunement que cette même personne puisse surmonter sa mauvaise fortune. Sur ce point, elle ne saurait être accusée de partialité envers les gens les plus fortunés ; elle est impartiale à l’égard de tous. Certains gagneront au mérite ; d’autres gagneront à la loterie. D’autres encore perdront toutes leurs chances par paresse, alors que d’autres enfin ne réussiront pas dans l’existence parce que le monde leur a balancé quelque maladie horrible ou bien de terribles accidents de voitures. C’est une illusion tenant à la prospérité générale que de croire que chacun de nous mérite ce qu’il a.

S’il y a bien une chose certaine à propos de l’équité, c’est quelle doit fondamentalement rester une notion impartiale, une idée qui nous interdit de privilégier un groupe par rapport à un autre. Lorsqu’on nous interroge sur l’équité, il ne faut pas demander si la politique X est juste pour moi ou si la politique Y est équitable pour quelqu’un ayant un yacht et deux résidences secondaires. Nous devons nous demander si la politique Z est équitable dans l’absolu, et rien d’autre. Ce qu’il faut demander ici, c’est si la politique en cause peut être appliquée à tous ; si elle est un type de système avec lequel nous pourrions tous vivre si même nous devions finir dans un des nombreux groupes socio-économiques défavorisés, dans notre société si diverse, faite de gens avantagées ou désavantagées par la fortune. C’est pourquoi le voile d’ignorance est un test bien supérieur pour juger de l’équité que le voile d’opulence. Il correspond au caractère universel de l’équité sans se perdre dans les particularités de l’intérêt personnel. Si vous deviez recréer le monde à nouveau, sans savoir qui vous finirez par être, quelle sorte de dés voudriez-vous jeter ?

Quelles implications ?

La question de l’équité a de nombreuses implications pour nos discours politiques, et aux élections présidentielles de novembre, B. Obama et M. Romney incarneront chacun l’une de ces deux théories.  Cette question affecte en effet la fiscalité, le système de santé, l’éducation, la protection sociale, …

Au nom du voile d’opulence, nous nous demanderons ce que les plus fortunés sont prêts à supporter. Au nom du voile d’ignorance, nous nous demanderons ce que chacun de nous serait enclin à assumer si nous-mêmes ou ceux que nous aimons sont destinés à naître dans des milieux défavorisés ou seront, malgré tous leurs efforts, affligés de malchance. La société est l’endroit où l’on corrige les injustices de l’univers, de sorte que l’on vive au mieux malgré les infortunes qui sont au delà de notre pouvoir. Il ne s’agit pas de se faire offrir tout ce dont nous avons besoin, mais de nous laisser la chance de rechercher la liberté et le bonheur. Le voile d’ignorance nous aide à y parvenir. Le voile d’opulence nous écarte de ce but.

Benjamin Hale

L’argument principal de cet article a paru, dans une forme quelque peu différente, dans un blog du New York Times, le 12 août 2012 :

http://opinionator.blogs.nytimes.com/2012/08/12/the-veil-of-opulence/

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